L’automne avait débuté depuis trois jours lorsque l’escadre de la Chambre de Commerce de Margaret accosta sur le quai de Border Town.
Cette fois, la flotte avait retrouvé son échelle d’antan : dix voiliers alignés, solidement amarrés au bord de la jetée.
– « Très honorable Prince, nous voici à nouveau réunis », dit en le saluant Gammon, un marchand originaire de la Baie du Croissant de Lune. « D’après Miss Margaret, le premier navire à vapeur est terminé. »
« C’est exact », acquiesça Roland en riant, « Cependant, afin d’assurer la qualité des marchandises, il faut encore faire un essai de trois à quatre jours en mer afin de tester sa fiabilité et la puissance du système. »
– « J’ai vraiment hâte de le voir en action », dit Margaret en frappant joyeusement dans ses mains. « C’est à peu près le temps qu’il faudra pour décharger les navires, aussi nous resterons ici et attendrons. Puis-je solliciter la permission de vous accompagner durant les tests maritimes pour observer ? »
– « Bien sûr. Après tout, il s’agir d’un navire entièrement nouveau. Sa maniabilité est totalement différente de tous les voiliers que vous avez pu voir par le passé, aussi je devrai de toute façon vous montrer comment l’utiliser. Cependant, d’après le calendrier, ce sera pour demain. » Roland leur fit signe de le suivre et ajouta : « Pour le moment, le plus important est de vous détendre. Vous devez être fatigués, avez-vous déjeuné ? Un somptueux banquet vous attend dans la grande salle du château. »
– « Chaque fois que nous venons vous rendre visite, vous nous faites profiter d’un délicieux repas », dit Margaret en cachant son sourire, puis elle avoua : « J’ai vraiment faim et mon estomac crie famine. Ces gâteaux de blé et ces morceaux de viande séchée sont aussi durs que les pierres et très difficiles à avaler. »
À cette époque, il n’existait pas encore de technologie fiable pour la conservation des aliments. Par conséquent, lorsque l’on parlait de ײnourriture séchéeײ, celle-ci était en effet très sèche et très dure. Inévitablement, Roland pensait aux aliments en conserve. Lorsque l’industrie légère serait entièrement développée, fabriquer toutes sortes de conserves, délicieuses et pratiques, qui conviendraient parfaitement aux marchands voyageant par terre et par mer sur de longues distances serait une excellente idée.
Le festin tirant sur sa fin, Hogg tapota son ventre avec un sourire satisfait et dit :
– « Je n’ai pas pu m’empêcher d’avaler d’un trait ce bol de soupe aux champignons. J’ai, goûté des fruits de mer, ils avaient aussi la saveur du poulet cuit et des côtes de porc. À votre cour, le chef est vraiment excellent! »
– « Je préfère de loin le dessert que vous avez servi à la fin du dîner. Vous appelez cela de la crème glacée… est-ce exact ? » Dit Margaret. « Je devine que vous l’avez préparée avec du lait et du miel puis congelée en utilisant du salpêtre pour obtenir cette glace cristalline. »
« Il faut également y ajouter du beurre et du blanc d’œuf. Sinon, vous n’obtiendrez pas cette texture douce et cireuse », ajouta Roland, « Quelle quantité de salpêtre m’apportez-vous cette fois ? »
– « Un seul vaisseau, encore une fois », répondit la femme d’affaires en secouant la tête. « L’Association des Alchimistes continue de l’acheter. Le Premier Ministre a même envoyé la patrouille pour aider à piller les champs de salpêtre. Même si ces gens portent le puissant nom de sages, je ne vois aucune différence entre eux et une bande de voleurs. Ce navire de salpêtre provient encore une fois de Redwater City. »
– « Donc, ce mois-ci, les produits sont, pour la plupart, des pierres à laver ? »
– « Tout à fait », répondit Hogg en vidant d’un trait sa coupe de liqueur blanche. Il s’en reversa une seconde et ajouta : « Il y en a peut-être un peu trop cette fois, mais je me souviens bien que vous m’avez demandé lors de notre dernière visite de m’en procurer autant qu’il était possible. En plus des pierres à laver, nous vous apportons également les meilleurs lingots de fer et de plomb. Ces derniers temps, à part vous, très peu de villes et de villages ont besoin de ce genre de choses », soupira-t-il. « Le commerce minier va de mal en pis. »
« Ce sont les conséquences de la guerre civile », se dit Roland, « le pouvoir d’achat diminue progressivement dans toutes les régions du pays. Si cela continue encore deux ou trois ans, le prix de la nourriture va considérablement augmentera et des gens mourront de faim un peu partout. »
– « Oh, c’est vrai! Que s’est-il passé récemment sur le Territoire de l’Ouest ? » Demanda soudain Margaret.
– « Oui, qu’est-il arrivé ? »
– « Alors que notre flotte approchait de Border Town, nous avons rencontré beaucoup de… eh bien… » Elle s’arrêta un instant pour choisir ses mots : « beaucoup de cadavres flottants. Ils portaient des loques et étaient en décomposition. Il en flottait tellement qu’ils recouvraient tout le chenal de la rivière, d’un côté à l’autre. On voyait également flotter à la surface de l’eau des planches brisées et des cordes. On aurait dit qu’un navire avait heurté un récif et coulé. Cependant, il n’y a pas de récif dans la rivière, alors j’ai pensé… »
– « Eh bien, c’était là ce qui reste de la flotte avec laquelle Timothy a tenté d’envahir le Territoire de l’Ouest », répondit Roland avec un regard d’indignation. Il entreprit de raconter ce qui s’était passé une semaine auparavant. « Ils ont reçu le châtiment qu’ils méritaient. »
Afin d’éviter de bloquer le canal aux navires et de propager une peste contagieuse, après avoir fait nettoyer le champ de bataille, il avait fait venir de Border Town Anna et Lily. L’une avait pour tâche de brûler tout ce qui restait des navires tandis que l’autre était chargée d’assainir l’eau. Mais puisque Margaret avait vu des cadavres flotter, elle ne devait pas être loin lorsque la bataille s’était produite puisqu’elle était passée sur les lieux très peu de temps après la fin des combats.
– « Alors c’est pour ça », dit la commerçante avec un sourire. « Il semblerait que Timothy se soit heurté deux fois à un mur. »
– « Deux fois ? »
– « Il y a eu aussi le Port de Clearwater. Aux dernières nouvelles, les pillards qui ont attaqué les villes du Territoire de l’Est étaient en réalité des hommes de Garcia. Lorsqu’elle a eu fini de piller la région du Vent de la Mer et Valencia, au lieu de rentrer au port, La flotte des Voiles Noires a suivi les côtes en direction du Nord. Qui sait où elle comptait accoster… »
– « Le Nord… » demanda Roland, surpris, « Elle aurait quitté Graycastle ? »
– « Pour le moment, cela semble être le cas. Les troupes de Timothy se sont précipitées sur un Port de Clearwater évacué qui ressemblait plutôt à une ville fantôme », expliqua Margaret. « Son armée comprenait énormément de rats, c’est pourquoi ces ײsecretsײ sont aujourd’hui connus dans toutes les rues. Quoi qu’il en soit, vous êtes la seule épine qui lui reste dans le pied, aussi, à l’avenir, est-il parfaitement possible qu’il multiplie les tentatives d’envahir le Territoire de l’Ouest. »
– « Si jamais ne vous vouliez quitter Graycastle, la Baie du Croissant de Lune est prête à vous accueillir quel que soit le moment », déclara Marlan.
– « C’est vrai », approuva Gammon en se tapotant la poitrine, « l’île est assez grande pour contenir dix fois Border Town et nous sommes même prêts à vous approvisionner gratuitement, vous et votre peuple. »
« À condition que je vous donne les plans technologiques de la machine et du bateau à vapeur, n’est-ce pas ? » pensa Roland en roulant mentalement les yeux. « S’il m’était impossible de demeurer plus longtemps à Graycastle, la première personne à qui je demanderais de m’héberger serait Tilly. »
Il sourit cependant et répondit :
– « D’accord, si jamais cela se produit un jour. »
Il se tourna vers Margaret :
– « Au fait, vous m’avez commandé la dernière fois des ballons d’investigation. J’ai déjà réussi à en fabriquer deux. »
– « Si vite ? », s’écria cette dernière, agréablement surprise. « Voudriez-vous m’emmener les voir ? »
– « Bien sûr! Venez avec moi je vous prie », répondit Roland en se levant.
En arrivant dans l’arrière-cour du château, ils aperçurent un ballon à hydrogène déjà gonflé.
Celui-ci avait la forme d’une goutte d’eau qui s’élargissait vers le haut. Son diamètre au sommet était de cinq mètres et compte tenu de sa taille, ce prototype était en mesure de décoller avec un adulte à son bord. La poche à air et les cordes étaient recouvertes d’un camouflage semblable au ciel, aussi, si l’observateur portait lui aussi une tenue de camouflage, le risque d’être remarqué serait réduit à son strict minimum.
– « Il ne ressemble pas au ballon sur lequel nous sommes montés la dernière fois, n’est-ce pas ? », demanda Margaret en évaluant attentivement le nouveau produit.
– « C’est parce que celui-ci peut-être l’utilisé sans l’aide d’une sorcière. »
Roland s’éclaircit la voix et entreprit de lui expliquer comment utiliser le ballon d’investigation. « À l’extrémité de la poche à air se trouve une soupape mobile par laquelle le gaz peut entrer et sortir. C’est précisément le fait de le remplir de ce gaz alchimique qui permet au ballon de s’élever et de voler. La méthode de gonflage est très simple : une fois que le tuyau correspondant et le réservoir de gaz sont connectés, il suffit d’ouvrir la vanne aux deux extrémités. »
Ces explications terminées, Le Prince fit devant tous une démonstration du processus de dégonflage et gonflage du ballon.
– « Combien de bouteilles faut-il pour remplir un ballon ? » demanda Margaret qui avait vite compris le point clé.
– « Cinq ou six… », répondit Roland, embarrassé par la question. « Pas plus de sept en tous cas. »
La principale raison de cette variation résidait dans le fait que la densité de l’acide sulfurique dilué, indispensable pour produire de l’hydrogène à l’intérieur de la bouteille, était difficile à contrôler. C’aurait été un gaspillage de précieuses ressources humaines que de purifier d’abord l’acide sulfurique à 98% pour le diluer à nouveau par la suite.
– « Ce gaz alchimique est-il très cher ? »
– « Il l’est, en effet, plus difficile à conserver et assez dangereux… je veux dire, s’il est manipulé sans précaution », dit Roland en toussotant. « C’est pourquoi ces réservoirs ne doivent pas être conservés plus d’un an. Il ne faut ni les brûler, les renverser ou les démonter. Cela pourrait avoir de sérieuses conséquences ». Il s’interrompit un instant pour laisser venir les mots et poursuivit : « Ils coûtent peut-être un peu cher mais rassurez-vous, lors de l’achat du ballon, Border Town vous fournira gratuitement un premier lot de réservoirs. En outre, vous obtiendrez également un ensemble supplémentaire de vêtements de camouflage ײcielײ pour les enquêteurs. »