Le lendemain de leur retour au château de Border Town, Hache-de-Fer apporta au Prince les informations qu’il avait pu rassembler durant l’interrogatoire.
– « Ainsi, ces hommes n’étaient que les troupes d’avant- garde de Timothy ? » Demanda Roland en fronçant les sourcils.
– « C’est exact, Votre Altesse », répondit Hache-de-Fer en hochant la tête. « Comme vous l’avez déjà deviné, la tactique de combat de Timothy Wimbledon consiste à envoyer ses troupes de miliciens l’une après l’autre. Il a fait de même lorsqu’il a attaqué le Port de Clearwater de votre sœur Garcia. »
– « Son armée est-elle entièrement composée de roturiers ? »
– « Non, certains sont des criminels ou des rats, mais la plupart d’entre eux sont des réfugiés qui viennent de partout dans le pays et qui se sont fait enrôler », répondit-il : « Selon le chevalier ennemi, ces gens ont tous été mis à contribution. Ils se sont fait prendre à des promesses verbales et par la suite, ont été contraints d’avaler ces pilules. En conséquence, ils n’ont plus d’autre choix que de demeurer sous les ordres de Timothy, car ce n’est que de cette façon qu’ils obtiendront d’autres pilules pour soulager leur douleur et leur besoin. »
– « Mais ils ignorent qu’une fois qu’ils ont pris cette pilule, il n’y a aucun traitement possible. » Roland soupira : « En prendre davantage ne fait que retarder leur mort. »
« C’est vrai, Votre Altesse. Timothy n’a pas informé les gens sur les effets secondaires de cette drogue. Ces gens étaient persuadés que le ײnouveau Roiײ tiendrait ses promesses et, une fois la guerre terminée, les rémunèrerait et leur offrirait une nouvelle identité. »
– « Quelle est la cible de cette armée ? » Demanda Roland.
– « Border Town », répondit aussitôt Hache-de-Fer. « Ces hommes ont entendu le Chevalier Vincent, tombé au combat, dire qu’ils étaient persuadés que Border Town ne possédait pas de murailles. Timothy atteindrait ainsi plus facilement son objectif, qui est la guerre d’usure. Il s’attendait à ce qu’avec armée de mille miliciens drogués, il puisse faire environ trois mille victimes. Ce serait un coup dur pour Border Town, mais… »
– « Mais quoi ? »
– « Le chevalier Sznak a confessé que Timothy leur avait confié une autre mission. Ils devaient diviser la milice en plusieurs petits groupes avec l’intention d’attaquer Border Town par vagues. De cette façon, ils assureraient leur sécurité tout en observant votre schéma de riposte et votre efficacité au combat. Je pense… qu’à l’heure qu’il est, il a eu sa réponse puisque le Chevalier en Chef qui était censé commander cette offensive ne lui a jamais fait son rapport. »
« Cette fois encore, personne ne rentrera », dit le Prince avec nonchalance. « Étant donné que les troupes d’avant-gardes servaient de chair à canon, les deux chevaliers savaient-ils quoi que ce soit au sujet des plans concernant les troupes qui devaient suivre ? »
– « Peu de choses. Ils savaient seulement que celles-ci seraient beaucoup plus importantes que pour les deux précédentes attaques. »
En entendant cela, Roland serra les dents et se sentit soudain plein haine :
« Non seulement vous forcez les gens à travailler, mais voilà maintenant que vous me les envoyez vague après vague comme chair à canon ? Même si je parviens à vaincre mon ennemi sans essuyer aucune perte, cela restera une victoire tragique. Il m’importe bien plus de mettre un terme à cette guerre stupide que de résister à l’invasion de Timothy, sinon, lorsque j’aurai réussi à unifier Greycastle, combien de temps devrais-je attendre avant que la population prospère à nouveau ? »
« Durant les Mois des Démons, toutes les routes terrestres qui relient les villes du Territoire de l’Ouest seront bloquées par la neige. Même une importante force armée ne pourra plus faire un pas. Et s’ils tentaient d’arriver par la rivière, le processus serait long et coûteux. De plus, nous pourrions aisément les intercepter en cours de route », dit-il. « C’est pourquoi s’il a l’intention de lancer une nouvelle campagne avant la fin de l’année, il devra agir avant les premières neiges. Bien avant cela, il lui faudra ratisser parmi la population et enrôler tous ses miliciens avant même que l’hiver n’arrive. »
– « Vous avez l’intention de… »
Roland ferma les yeux et rassembla ses pensées :
– « Je veux retarder cette guerre. »
– « Vous comptez lui envoyer un messager ou une lettre diplomatique ? Il est peu probable que Timothy Wimbledon daigne se conformer à vos désirs », dit Hache-de-Fer à voix basse.
– « Non, ce ne serait pas très utile », répondit calmement Roland. « En définitive, si je veux lui ôter de l’esprit l’idée de lancer une autre offensive, je vais d’abord devoir réduire ses chances de contraindre la population. Ensuite, je devrai lui faire comprendre qu’une guerre d’usure n’aurait aucun sens et implanter en lui la peur de ce qui se passerait s’il tentait d’envahir à nouveau le territoire de l’Ouest. À l’origine, j’avais l’intention de faire savoir à Barov que notre Territoire avait ouvert de nouvelles terres afin d’attirer les personnes vivant en dehors des villes, mais à présent, il me semble que cette mesure prendrait beaucoup trop de temps et serait, de surcroît, trop conservatrice. Si je veux rassembler ces gens avant que Timothy ne leur mette la main dessus, nous devrons agir de la même manière que lors du voyage à la Cité du Roi : en prenant l’initiative d’aller les recruter. Le secteur le plus important est le Territoire du Sud qui a souffert sous les flammes incessantes de la guerre, ensuite le nord du royaume. Je pense que je devrai envoyer la Première Armée si je veux réaliser ce plan. »
– « S’il ne s’agit que de recruter, je crois qu’une troupe de cinquante hommes suffirait », suggéra sans hésiter Hache-de-Fer. « Après tout, nous n’opérerons pas dans les environs de la ville. Nous n’aurons donc pas à redouter une éventuelle confrontation avec l’ennemi. »
– « Laissez-moi d’abord réfléchir à un plan. Je vous rappellerai sitôt que j’aurai terminé », répondit Roland en hochant la tête.
« Le plus gros de l’armée doit rester à Border Town à titre de mesure défensive. Par ailleurs, il faudra que la troupe que j’enverrai en mission soit de retour avant le début des Mois des Démons. De plus, je dois m’assurer que nous avons suffisamment d’argent et de nourriture : plus la politique sera active, plus elle attirera de monde, mais elle coûtera également plus cher. Le précédent programme était relativement rentable, mais comme aujourd’hui l’enjeu est important, il est encore plus indispensable d’étudier attentivement les moyens de le mettre en œuvre. »
– « En ce qui concerne le second point… qu’avez-vous décidé ? »
– « Nous devons d’abord faire en sorte que les nouvelles circulent en renvoyant les prisonniers à la Cité du Roi. Ainsi, Timothy sera informé du déroulement de la bataille. C’est une façon de lui faire savoir que ce genre de chose ne sert à rien et qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il ne s’avise pas de recommencer. »
– « Mais en agissant ainsi, nous révèlerons au grand jour notre guerre d’artillerie », intervint Hache-de-Fer, soucieux.
– « Nous n’avons jamais rien révélé qui ait de la valeur », répondit Roland, en frappant sur la table. « Même s’il était au courant de la longue portée de frappe et de l’incroyable puissance des canons il n’en connaîtra pas les principes aussi ne sera-t-il pas en mesure d’en construire pour son propre usage. »
Il pensait : « Tant que le niveau d’industrialisation restera celui de l’époque, il ne pourra pas faire face, même s’il était déjà informé. Les armes à feu sont largement supérieures aux armes blanches. Même avec une forte volonté, de bonnes tactiques et beaucoup de monde, il est quasi impossible de renverser la situation. »
– « De plus, ces hommes seront également chargés de lui remettre une lettre d’avertissement. »
– « Une lettre d’avertissement ? »
– « Tout à fait. Cette lettre sera un avis contenant la date et l’heure d’une attaque. J’ai l’intention d’attaquer la Cité du Roi au jour indiqué », dit calmement le Prince en insistant sur chaque mot.
Abasourdi, Hache-de-Fer, la bouche grande ouverte, regardait Roland. Puis, revenant à lui, le commandant de l’armée se mit solennellement et respectueusement au garde-à-vous, salua et dit :
– « Si vous me l’ordonnez, je donnerai ma vie pour la victoire! »
– « Détendez-vous, je n’ai pas l’intention de vous envoyer vous faire tuer », répondit Roland avec un sourire rassurant. « Mon plan ne requiert pas la participation de la Première Armée. Les sorcières s’en chargeront. »
« Comment amener Timothy à craindre le Territoire occidental ? Je pense que seule une attaque directe contre le palais serait en mesure de le secouer sur ses racines. Lorsqu’il se sera rendu compte qu’il n’est en sécurité nulle part, il renoncera certainement à envoyer ses troupes. »
Roland envisageait d’imiter le lâcher de tracts par avions des générations ultérieures. Cependant, au lieu de ça, le Prince avait l’intention d’envoyer à Timothy deux bombes : la fameuse attaque surprise d’une bombe lâchée depuis le ciel. Il y avait très peu de chances que celle-ci ne vienne à tuer le nouveau Roi mais si elle pouvait jouer un rôle dissuasif, la mission serait réussie.
Cependant, il serait très difficile de savoir si son adversaire renonçait à lancer une attaque à grande échelle pour cette seule raison.
Roland était clairement conscient du fait que les données concernant la Bataille du Trône avaient changé. Il avait pris de l’assurance et n’avait plus besoin de se déguiser ou de se cacher comme il l’avait fait lorsqu’il était arrivé dans ce monde. Il était maintenant temps pour lui de montrer de quoi il était capable. Pas à pas, le Prince grimpait sur la scène politique de Graycastle et les habitants du Royaume faisaient enfin attention à lui. Cela n’avait rien à voir avec un quelconque désir de se faire remarquer mais plutôt avec celui de vanter la puissance de son territoire.
Il ne lui servirait à rien de gagner un royaume en ruines et des champs couverts de cadavres. Roland espérait qu’avec cette déclaration, davantage de gens seraient motivés à se rendre sur le Territoire de l’Ouest et à rester à ses côtés.
Le soleil se couchait derrière les montagnes lorsque Roland ouvrit les fenêtres de son bureau. La brise du soir qui effleurait son visage n’était plus brûlante mais un peu fraîche.
L’automne approchait.