Après avoir bu toute l’eau fraîche que contenait le seau, Hogg avait retrouvé son apparence.

– « Votre Altesse Royale, je voudrais vous demander, lorsque nous avons franchi la porte… le tableau peint qui se trouve dans le hall… je ne pense pas qu’une personne moyenne puisse avoir peint ceci, n’est-ce pas ? Qu’il s’agisse du degré de réalisme ou de la vue aérienne. » Il baissa la voix et demanda : « Est-ce là l’œuvre d’une sorcière ? »

Roland regarda Margaret et vit qu’elle acquiesçait :

– « Rassurez-vous, Votre Altesse, Hogg est mon vieil ami depuis de nombreuses années. Il n’a aucune mauvaise intention envers les sorcières. »

– « Vous l’avez deviné, c’est bien une sorcière qui a réalisé ce tableau. »

Suite à la ballade en montgolfière jusqu’à la plage deux jours auparavant,  Roland avait tenu à garder le souvenir de la scène magnifique qu’ils avaient observée. De plus, la décoration de cette salle était vraiment grossière et trop simple. Il n’y avait pas de tableaux, aussi le Prince avait-il demandé à Soraya de transformer le mur qui se trouvait derrière le siège du Seigneur en une grande peinture murale. Avec ce mur décoré à l’arrière, le style de la salle était monté de plusieurs niveaux en un instant.

– « J’en étais sûr » soupira Hogg. « Même si le bruit court qu’elles sont les servantes du  diable, on peut en effet envier leurs étranges capacités. Les gens ordinaires ne peuvent ni voler dans les airs, ni dessiner d’incomparables et exquises peintures murales. »

– « Vous avez raison pour la seconde affirmation », répondit Roland en secoua la tête, « Mais les  gens ordinaires eux aussi peuvent voler, même sans la magie.  Ils peuvent même voler plus haut que l’Aigle et plus vite que le Martinet* »

– « Quel sens de l’humour! », s’exclama Hogg en riant. « Il faudrait pour cela que nous possédions des ailes et devenions plus légers qu’un oiseau. »

Margaret cependant parut surprise et demanda :

– « Vraiment ? »

« Bien sûr », répondit le Prince, sûr de lui. « Je peux même vous le prouver. 

Permettre à ces commerçants de découvrir et expérimenter ses différentes inventions non seulement favoriserait leur relation mais leur ouvrirait également une nouvelle voie commerciale. Comme pour tout le reste, des tasses aux liqueurs, qu’ils soient en mesure de les vendre ou non était une autre affaire.

Quoi qu’il en soit, la caravane resterait quelques jours en ville et après les habituels échanges commerciaux, la négociation serait finalisée. Généralement, ils passaient le reste du temps à boire et à se réjouir. De plus, Anna avait également très envie de voyager à nouveau en ballon. Cela lui donnerait l’occasion de se reposer un moment de son travail très prenant. Cette action remplirait donc plusieurs objectifs.

Peu de temps après, l’Observateur des Nuages était gonflé. Toutes les sorcières qui n’avaient pas pu voyager en ballon la fois précédentes s’étaient réunies. Lucia demanda timidement si sa petite sœur pouvait elle aussi monter pour voir, ce que Roland accepta aussitôt.

Le ballon et ses occupants s’élevaient lentement, Margaret, stupéfaite, se couvrit la bouche tandis que Hogg s’aggripait au bord de la nacelle, oscillant entre excitation et frayeur. Comme Bella était trop petite, il lui était impossible de voir le paysage de l’intérieur de la nacelle. Lucia n’eut donc pas de meilleure option que de la faire grimper sur ses épaules. Elle s’approcha avec précaution du navigateur et sauveteur, Foudre tournait continuellement autour du ballon, ne s’arrêtant que de temps en temps pour faire une grimace à Bella.

Le ballon à air chaud fit une nouvelle fois le tour de la côte sud et leur voyage en aéronef prit fin.

De retour au château, les jambes encore tremblantes, Hogg balbutia :

– « Je n’aurais jamais cru que regarder de haut depuis le ciel serait si effrayant. J’avais en permanence l’impression que j’allais tomber. »

– « Lorsque vous aurez volé plusieurs fois, tout ira bien », répondit Roland en riant. « On a toujours cette impression lorsque nos pieds quittent le sol pour la première fois. Il en est de même pour une personne qui n’est jamais sortie en mer. Elle se mettra à vomir en raison du mouvement de la houle. »

– « Vous disiez vrai », s’exclama Margaret, admirative. « Le paysage que j’ai vu aujourd’hui était inconcevable en effet. En regardant du ciel jusqu’au bord de la mer, on aurait dit un arc tout  bleu. »

– « Mais, Votre Altesse Royale, je ne crois pas me tromper ». Hogg but une gorgée de liqueur glacée : « Même si nous, personnes ordinaires, avons été en mesure de voler dans le ciel, c’était tout de même grâce à la capacité d’une sorcière. Sans elle, ce grand machin n’aurait jamais réussi à voler. »

– « Non, mon vieil ami », répondit Margaret avant même que Roland n’ait pu ouvrir la bouche. « Ne me dites pas que vous ne vous êtes aperçu de rien! Miss Anna n’a fait qu’envoyer sa flamme, rien de plus. J’ai interrogé Foudre à ce sujet. Elle m’a expliqué que l’Observateur des Nuages monterait tant que l’on enverrait de la chaleur dans la poche gonflable. Une flamme n’est pas le privilège d’une sorcière. Votre Altesse, n’ai-je pas raison ? »

Une fois de plus, elle venait de démontrer comment elle était parvenue, en tant que commerçante de l’océan des Fjords, à s’établir à la Cité du Roi. Sa perception des choses et son intelligence étaient toutes deux exceptionnelles.

Roland sourit et hocha la tête :

– « l’air chaud monte, tandis que l’air froid descend. C’est la raison pour laquelle on l’appelle ballon à air chaud. »

– « Vraiment, est-ce qu’un brasero procurerait suffisamment de chaleur ? » Demanda Hogg, incrédule.

 – « Non, car si vous voulez que le ballon puisse flotter dans le ciel, il faut lui apporter de la chaleur en permanence. En outre, le bois est très lourd. Vous ne pourriez en emporter une quantité illimitée. C’est pour cela qu’il faut résoudre le problème d’une manière spécifique. »

– « Pensez-vous pouvoir y arriver ? » Demanda Margaret, impatiente.

– « Eh bien… je devrais pouvoir ». Roland réfléchit un instant et poursuivit : « Mais il reste quelques problèmes à solutionner. »

– « Ce serait vraiment merveilleux », répondit aussitôt Margaret. « J’espère être en mesure de vous acheter quatre à cinq ballons. Je n’ai pas besoin qu’ils soient aussi grands. Du moment où ils peuvent transporter une personne, cela me suffira. »

– « Vous comptez les installer sur vos navires ? » Demanda Hogg.

– « Eh bien, la hauteur d’un mât est limitée mais un ballon à air chaud, lui, peut monter aussi haut que la corde reliée au panier est longue. De plus, s’il est relié au mât, il ne risque pas de dériver avec le vent. S’ils utilisent un ballon à air chaud comme point d’observation, les marins devraient être en mesure de détecter beaucoup plus tôt les navires pirates qui se trouvent à proximité. En ce qui concerne le commerce maritime, outre les tempêtes imprévisibles et les tsunamis, les pirates sont les plus grands fléaux pour nos flottes marchandes. »

« Mais je crains que le coût de construction soit quelque peu élevé ». Roland fit un rapide calcul mental : « J’estime que cela reviendra à mille Royals d’or.»

S’ils n’avaient pas recours à une sorcière pour chauffer l’air, le ballon à air chaud nécessiterait l’utilisation  du gaz comme combustible. Le carburant le plus facile à obtenir était le gaz de charbon. Malheureusement, les mines de charbon de Graycastle, situées dans la chaîne de Montagnes du Vent Glacé, étaient bien trop éloignée de Border Town. Compte tenu des conditions de transport, il serait impossible de le ramener. Il était beaucoup plus facile de transformer le ballon à air chaud en ballon à hydrogène, mais encore fallait-il résoudre le problème du réservoir de gaz.  S’il était impossible de l’utiliser sans obstruction, il n’aurait aucune valeur pratique.

– « Mille Royals d’or chacun, n’est-ce pas ? » Margaret fit à son tour une proposition : « Si vous réussissez à le réaliser, je peux garantir que toutes les caravanes des Fjords en achèteront au moins un ou deux. »

– « La Caravane de la Baie du Croissant de Lune n’est pas venue cette fois, sans quoi vous auriez eu votre première grosse commande. » Hogg prit sa tasse de liqueur et la vida d’un trait : « Pour ma part, je n’ai pas besoin d’un ballon comme celui-ci. Même s’ils semblent relever de la magie,  ils n’ont aucune utilité pour mes mines de Silver City. Par contre, j’ai besoin de mes machines à vapeur au plus vite. »

En apprenant que Margaret acceptait son prix, Roland se réjouit. C’était au-delà de ses espérances. Pour arriver à la somme de mille Royals d’or, il avait multiplié par cinq les coûts estimés de production. Il ne s’attendait pas à ce que son interlocutrice soit en mesure d’accepter ce prix, soit deux fois le coût d’une machine à vapeur.  Mais en y pensant, un navire maritime transportant toutes sortes de marchandises valait certainement beaucoup plus cher. S’ils pouvaient éviter d’être pillés par les pirates, sauver la flotte marchande et la vie de l’équipage, le marché resterait rentable pour les négociants océaniques.

En outre, les mille Royals d’or ne marqueraient pas la fin de l’accord. Qu’ils utilisent l’hydrogène ou le gaz de charbon, il s’agissait de consommables. Lorsque ceux-ci seraient épuisés, il leur faudrait certainement revenir à Border Town pour acquérir une recharge, ce qui serait source de revenu supplémentaire… Bien sûr, s’ils achetaient  les cartouches de gaz en grande quantité, il pourrait envisager de leur accorder une remise ou de les faire bénéficier d’un dégrèvement d’inflation. Il suffirait de prendre exemple sur les concessionnaires de voitures, la Compagnie Pétrolière Nationale Chinoise et la CPC.

Roland feignit d’hésiter un instant puis acquiesça :

– « Dans ce cas, je pense que nous venons de conclure un marché. »