Le temps dans les Fjord était très étrange. La veille avait été une journée ensoleillée, sans nuages sous un ciel infiniment bleu. Mais ce jour-là, le ciel était sombre, le vent soufflait et le tonnerre grondait. On aurait dit qu’une forte tempête pluvieuse était imminente.
Cendres qui retenait ses cheveux pour éviter qu’ils ne s’emmêlent sous le vent, entra chez Tilly et aperçut un gros pigeon assis sur l’épaule de cette dernière.
– « Maggie ? »
– « Goo! ». Le pigeon leva la tête. Les yeux brillants, il ouvrit ses ailes et fila aussitôt vers la porte. D’une main, Cendres lui barra doucement le passage : « Reprenez votre forme humaine afin que nous puissions discuter. »
« Woo… Goo, » Les ailes battantes, Maggie atterrit sur le sol, se débarrassa de ses plumes et reprit sa véritable apparence. Elle ouvrit la bouche et demanda tristement : « Auriez-vous de l’aversion pour les pigeons ? »
– « J’ai toujours ressenti une impression trop étrange en entendant un oiseau parler », répondit Cendres en riant. Elle releva la jeune fille qui était assise sur le sol : « A quelle heure êtes-vous arrivée ? »
– « Il y a un instant. J’avais peur d’être prise dans la tempête, mon aile a bien failli finir brisée » Elle se tapota la poitrine : « Heureusement, j’ai réussi à rejoindre l’Ile Dormante avant que la pluie ne commence à tomber. »
– « Et vous avez volé jusqu’ici dans ces conditions ? » Cendres lui donna une petite tape sur le front : « Pourquoi ne vous êtes-vous pas changée en hirondelle, cela n’aurait-il pas été plus rapide ? »
« Oh… » Les yeux de Maggie s’élargirent comme si elle venait soudain de réaliser quelque chose : « j’ai oublié, goo. »
Tilly ne put s’empêcher de rire. Elle déposa la lettre qu’elle tenait en main et dit :
– « Je vous cause beaucoup de tracas. Je suis au courant de ce qui se passe dans cette région, aussi, dans l’immédiat, allez chercher Lotus ou Molly et amusez-vous. Je vais réfléchir à ma réponse et vous en informerai ultérieurement. »
– « Très bien, goo! » Maggie salua et quitta la pièce en sautillant.
Cendres attendit qu’elles soient seules dans la pièce, se dirigea vers Tilly et s’assit à côté d’elle sur le tapis tissé. Là, sur le sol devant elles, était étalée une carte. En y regardant de plus près, la jeune femme s’aperçut qu’elle représentait le terrain entourant Border Town.
– « Que vous veut Roland Wimbledon ? »
– « Voici sa lettre », répondit Tilly, « je dois avouer que les sorcières qu’il a choisies sont en effet… assez spéciales. »
Cendres acheva de lire la lettre qu’elle lui avait remise et ne put s’empêcher de froncer les sourcils.
– « Il a choisi Sylvie ? Ne craint-il pas d’exposer son identité ? »
– « Je l’ignore», répondit Tilly sans exprimer son opinion. « Peut-être le résumé que j’ai fait de leurs capacités était-il trop vague pour qu’il puisse mener une enquête approfondie ? Ou peut-être ne se soucie-t-il pas de nous révéler son identité et tente-t-il de nous montrer sa sincérité en coopérant ? Bien entendu, il y a encore une autre possibilité… »
– « Il est peut-être vraiment votre frère aîné », acheva Cendres, « pour cette raison, il ne se soucie pas du tout de la capacité de Sylvie. »
– « Mais cette possibilité est quasi nulle », répondit la Princesse en riant. « Qui mieux que moi connaît mon frère aîné ? S’il était réellement Roland Wimbledon, il n’aurait jamais choisi de s’opposer à l’Église pour protéger les sorcières. Depuis son plus jeune âge, ce qu’il a fait de mieux a toujours été de fuir, quels que soient les défis ou les difficultés auxquels il était confronté… Lorsque le roi l’a envoyé à Border Town, il n’a même pas cherché à discuter avec notre ײpèreײ ni même de protester, ne serait-ce que pour la forme. »
Cendres haussa un sourcil :
– « Bref, c’est une bonne chose pour nous qu’il ait choisi Sylvie. De cette façon, nous n’aurons pas besoin de chercher une excuse pour lui envoyer une sorcière supplémentaire. Mais pour les autres… ne me dites pas que vous avez vraiment l’intention d’accepter de les lui envoyer! »
– « Pourquoi pas ? »
– « Lotus est une des sorcières les plus talentueuses de l’Île Dormante. Si elle s’en va, qui va construire nos nouvelles maisons en terre ou restaurer les anciennes ? Si vous voulez créer quelque chose ou transformer la topographie, il serait extrêmement gênant de ne pas pouvoir bénéficier de sa capacité pour remodeler le terrain. Nous n’utilisons pour le moment que 30% des terres de l’île. De nombreux secteurs peuvent encore être transformés », dit-elle en levant un doigt.
« Il y a aussi Honey. Elle a le pouvoir d’ordonner au balbuzard pêcheur d’attraper du poisson pour nous toutes. Nous lui devons de pouvoir profiter chaque jour de soupes de poissons délicieuses et variées. Quant à Chandelle et Evelyne, cela ne nous poserait guère de problème de les envoyer. Si vous ne pouvez pas faire autrement que d’accepter sa demande, ne pourrions-nous pas échanger ces deux sorcières contre d’autres qui ne nous sont pas aussi utiles ? »
– « Qu’est-ce qui est utile, qu’est-ce qui ne l’est pas ? En les envoyant à Border Town, j’espère me faire un nouvel allié et abandonner nos sœurs », répondit gravement Tilly. « Quelles que soient leurs capacités, toutes ces sorcières sont devenues nos sœurs le jour où elles ont choisi de nous accompagner à l’Île Dormante. Si nous voulons faire de cette île un véritable foyer pour les sorcières, comment pourrions-nous nous permettre de filtrer le peu qu’elles sont en fonction de l’utilité de leurs capacités ? »
Ashes lui avait déjà vu ce genre d’expression lorsqu’elles séjournaient au palais. C’était l’expression que Princesse affichait à chaque fois qu’elle serait outragée. Devant ce constat, Cendres s’empressa de changer de ton :
– « Je suis désolée… Votre Majesté, j’ai simplement… »
Tilly soupira et répondit sans hâte :
– « De plus, il est difficile de mesurer la capacité de chacune selon une norme quelconque. Parmi plus de cent sorcières, Roland a sélectionné ces cinq, Chandelle et Evelyne incluses, elles dont vous disiez qu’elles étaient inutiles.
Etes-vous certaines qu’elles le soient ? Grâce à cet échange, nous serons peut-être en mesure de savoir s’il a choisi ces deux par hasard ou s’il a vu en elles quelque chose que nous n’avons pas su discerner ». Elle marqua une pause : « Quoi qu’il en soit, nous sommes déjà peu nombreuses. Chaque sorcière mérite que l’on se batte pour elle. Ce ne sont pas des outils à utiliser pour construire notre nouveau foyer. Nous sommes des compagnes, nous avons les mêmes vues, les mêmes objectifs. Ne dites jamais de telles choses. »
– « Bien Votre Majesté », répondit Cendres d’une voix douce.
À ce moment, la foudre transperça les nuages juste au-dessus de la mer. Comme s’il s’agissait d’un décret des Dieux, elle fut immédiatement suivie du roulement du tonnerre. Faisant écho aux explosions, la pluie se mit à tomber sur l’Île Dormante. Peu abondante au départ, elle devint très vite un déluge. Bientôt, le paysage fut recouvert de brouillard et de pluie, assombrissant même parfois jusqu’à leur conversation.
Cendres se leva et ferma la fenêtre pour empêcher la pluie de pénétrer dans la pièce. En se retournant, elle vit Tilly chanceler à deux reprises, le visage quelque peu blafard.
– « Vous êtes restée debout toute la nuit ? »
– « Eh bien » répondit Tilly en baillant, « tous les livres que nous avons ramenés des ruines ont été écrits dans la même langue. De plus, j’ai déjà trouvé des points communs. Si nous avons suffisamment de temps, je suis certaine de pouvoir tous les traduire. »
– « Ouais, si nous avons assez de temps… Maintenant que nous sommes débarrassées de cette casse-pied d’Eglise, vous aurez davantage de temps. Inutile d’étudier toute la nuit », répondit Cendres en fronçant les sourcils. « Cela pourrait avoir d’importantes répercussions sur votre corps. »
– « Rassurez-vous, je suis une sorcière. Mon corps ne s’effondrera pas si vite. » La Princesse prit une profonde inspiration : « De plus, j’ai une vague prémonition. Lorsque j’ai vu la scène dans les ruines, je me suis sentie mal, c’est pourquoi il nous faut déchiffrer au plus vite le contenu de ces livres… Ah, au fait, cette fois, lorsque les sorcières partiront pour Border Town, il faudra qu’elles emportent l’un de ces livres. »
– Si vous-même ne parvenez pas à le lire, les sorcières de l’association le pourront encore moins. »
– « Eh bien nous allons devoir prendre le risque », répondit Tilly. « J’ai entendu dire qu’elles avaient trouvé des ruines antiques dans la forêt orientale. En outre, à l’origine, l’Association de Coopération des Sorcières vient de la région du Vent de la Mer qui est située tout près de la forêt. Nous ne pouvons affirmer qu’aucune d’entre elle n’a jamais vu cette langue. Si nous parvenons à prouver que la langue est la même sur tous les documents, nous pourrons en déduire que toutes ces reliques proviennent des mêmes personnes. »
– « J’ai compris », convint Cendres.
– « En outre, je ne vous blâme pas pour les paroles que vous avez dites précédemment. Certaines d’entre elles étaient sensées, mais cela n’a rien à voir avec la signification de leurs capacités ». Tilly tendit la main pour arrêter Cendres qui s’apprêtait à répondre : « J’ai conclu un accord avec la Chambre de Commerce de la Caravane de la Baie du Croissant de Lune. Ils commenceront à faire migrer des gens ordinaires vers l’Île Dormante d’ici le printemps prochain. Si Lotus partait trop longtemps, cela affecterait la construction de l’île, aussi les ferais-je toutes rentrer avant l’arrivée de l’hiver.
En entendant les paroles de Tilly, Cendres répondit, soulagée :
– « Dans ce cas, tout devrait bien se passer. »
– « Mais afin d’éviter tout malentendu, j’emmènerai plusieurs sorcières de combat à Border Town et les aiderai à résister aux attaques des bêtes démoniaques durant les Mois des Démons », ajouta Tilly avec un sourire rusé, « Quand le moment sera venu, êtes-vous prête à m’accompagner ? »
Cendres resta un moment figée mais, impuissante, n’eut pas d’autre choix que de répondre : – « Bien sûr, Votre Majesté. »