Tôt le lendemain matin, Roland avait déjà rempli son bureau de divers objets de test.
Du solide au liquide, des minéraux aux lingots, de la matière inorganique à la matière organique : il ne manquait rien de ce dont il avait besoin.
– « Vous avez l’air plutôt euphorique », dit Rossignol. Elle s’accroupit, prit une petite boulette cuite à la vapeur dans une assiette et la lança dans sa bouche.
– « Bien sûr! Nous avons une nouvelle sorcière en ville, et pour ne rien gâcher, ses capacités sont incroyables. » Roland haussa les sourcils. « Au fait, je vous ai vue! Vous venez de manger en douce quelque chose qui était destiné aux tests. »
– « Il en reste encore quelques-unes », répondit Rossignol en s’essuyant la bouche. « Pensez-vous que la capacité de Lucia soit vraiment utile ? »
– « Très utile, qu’il s’agisse de décomposition ou de restauration. Elle pourrait apporter des améliorations significatives à la fonderie et à l’industrie manufacturière. »
Roland ajouta : « Associée à Anna, elles pourraient aisément améliorer largement la puissance des machines. Même si l’on ne peut encore les produire en série, à partir du moment où elles pourraient fabriquer plusieurs machines à la main, le niveau de production de la ville en serait significativement amélioré. »
Pour l’heure, les machines produites pour la Compagnie Industrielle de Graycastle par Anna fonctionnaient avec précision, mais elles étaient limitées par les défauts propres aux matériaux. Au cours du processus de production, les problèmes d’abrasion et de déformation deviendraient de plus en plus évidents. Par exemple, il était fréquent de voir un outil de coupe se briser en plusieurs morceaux. Si Anna ne fournissait pas régulièrement des pièces supplémentaires destinées à la maintenance, ces machines ne dureraient qu’un ou deux ans au maximum.
Mais si Lucia utilisait sa capacité sur les pièces, les matériaux deviendraient suffisamment précis, il serait possible d’utiliser du fer, de l’acier et même un alliage à haute résistance pour la fabrication des machines-outils. Non seulement cela augmenterait la durée de vie de l’outil mais son efficacité et sa norme de fabrication pourraient passer un stade au-dessus. Ainsi, des articles comme le revolver, qui pour l’heure ne pouvaient être fabriqués que par Anna, pourraient entrer dans le cadre d’une production de masse.
– « C’est vrai ? »
Rossignol se hissa sur la table : « J’ai l’impression qu’elle n’en est pas convaincue. »
– « C’est uniquement parce qu’elle n’a aucune idée de la valeur réelle de sa capacité. C’était pareil pour Lune Mystérieuse », expliqua Roland qui ne s’en inquiétait pas. « Lorsque Lucia aura fini d’étudier les fondements théoriques des sciences naturelles, elle ne pensera certainement plus de la même manière. »
Ne sachant que répondre à cela, Rossignol mit deux poissons séchés dans sa bouche.
Lucia, qui venait de terminer son petit-déjeuner, entra dans le bureau et le test officiel de ses capacités commença.
Le cœur plein d’attentes, Roland suivit de près la façon dont les éléments de test étaient transformés l’un après l’autre, cherchant à cerner les différences qui pouvaient exister entre eux. Par exemple, des matériaux comme les lingots de fer et le minerai de fer étaient tous deux réduits à l’état de granules d’un blanc argenté, mais en y regardant de plus près, il découvrit aussi que sur les bords se trouvaient différentes sortes de poudres.
Les raisins et la viande n’avaient subi aucune transformation tandis que les boulettes se transformaient en eau, en farine et en résidus de viande.
Lucia n’avait testé que la moitié des objets prévus lorsque soudain elle s’interrompit et dit, un peu embarrassée :
– « J’ai l’impression d’avoir… épuisé ma magie. »
Roland regarda Rossignol : cette dernière acquiesça d’un signe de tête.
– « Son corps ne stocke qu’une très petite quantité de magie. Celle-ci ressemble à un nuage de fumée flottant mais c’est la première fois que je vois une couleur comme la sienne »
– « Quel genre de couleur ? »
« …du gris », répondit Rossignol.
Roland retourna à son bureau et fit signe à Lucia d’approcher :
– « La capacité magique d’une sorcière augmente avec l’âge et l’entraînement. Vous n’êtes pas encore adulte, aussi, c’est déjà très bien d’avoir pu faire tout cela. »
Il attendit que la jeune fille se soit approchée de la table et lui tendit le parchemin qu’il avait préparé : « Puisque vous avez décidé de rester à Border Town , veuillez je vous prie signer ce contrat. »
Lorsque Lucia eut achevé sa lecture, elle ne put s’empêcher de prendre une grande bouffée d’air :
– « Un Royal d’Or par mois ? Votre Altesse peut… ma capacité n’a pas été complètement testée! »
– « Cela n’a rien à voir avec votre capacité ». Roland sourit et secoua la tête : « Aussi longtemps que vous serez membre de l’Association, ce contrat restera en vigueur. »
– « Même si la capacité s’avère inutile ? » Demanda-t-elle, incrédule.
– « Vous pouvez aussi l’interpréter comme ça », dit le Prince en écartant les mains. « Cependant, je crois que toute sorcière a un pouvoir destinée à un usage bien particulier. C’est simplement une question de savoir comment libérer ce pouvoir. Par conséquent, ne craignez pas d’être inutile. » Il marqua une pause : « Il y a autre chose : les autres sorcières vous ont certainement déjà parlé de la véritable raison de la morsure démoniaque. Aussi, afin d’être certaine de passer en douceur votre jour anniversaire d’Eveil, il vous faudra pratiquer tous les jours votre capacité. Après le dîner, Maître Scroll donnera des leçons dans le salon : il vous faudra également y assister. Bien que vous soyez déjà compétente en matière de lecture et d’écriture, il vous faudra tout de même étudier les mathématiques primaires et les fondements des sciences naturelles.
– « Oui, Votre Altesse », répondit Lucia en hochant vigoureusement la tête.
– « Vous avez une petite sœur, n’est-ce pas ? » Demanda Roland avec un sourire. « Lorsque vous assisterez aux cours, emmenez-la avec vous, en principe, elle est en âge de recevoir une éducation. »
Un peu surprise, Lucia leva les yeux pour s’assurer que Son Altesse ne plaisantait pas, puis elle s’inclina, toute joyeuse :
– « Ce sera comme vous le souhaitez »
Lucie ayant demandé à être excusée, Roland rangea le contrat signé dans le tiroir, puis examina attentivement la large gamme de produits de test posés sur le sol.
– « Quels sont les résultats ? » Demanda Rossignol, curieuse.
– « Impressionnant », dit-il en ramassant l’assiette où se trouvaient initialement les boulettes cuites à la vapeur : elle contenait à présent des morceaux de viande et de la farine.
« Par exemple ceci… Lorsqu’on pétrit la farine, le gluten forme une structure ramifiée, qui permet à la pâte obtenue de devenir ferme tout en restant flexible. Une fois cuite, en raison de la température élevée, la protéine de gluten sera dénaturée. Même si on la réduisait à nouveau en poudre, il serait impossible de lui redonner son aspect lisse bien particulier. En principe, cette transformation est irréversible, mais… » Roland prit une petite pincée de poudre dans la paume de sa main et sentit une sensation soyeuse, semblable à celle de la farine fraîchement moulue : « Elle a réussi à ramener le repas à son apparence originale. »
– « Eh bien, je mentirais si je disais que je comprends », dit Rossignol avec une moue. « Mais, en d’autres termes, pourrait-on résumer en disant que sa capacité consiste en la restauration d’un matériau à son état d’origine ? »
– « Pas exactement », déclara Roland en désignant le lingot de fer. « S’il ne s’agissait que d’une simple restauration, ce ligot aurait dû redevenir du minerai de fer. Mais en réalité, il a été décomposé en poudre de fer et autres impuretés. »
– « Donc pour résumer, quelle est sa véritable capacité ? » Demanda Rossignol, confuse.
– « Pour le moment, je n’ai pas encore tout compris, mais si je devais spéculer, je dirais que sa capacité a deux effets. Le résultat manifesté est corrélé à son niveau de connaissances et d’expérience. »
– « Connaissance et expérience ? »
– « En essence, il n’y a pas de différence significative entre la viande et le minerai de fer. Tous deux sont composés d’une infinité de particules, cependant, Lucia parvient à décomposer le minerai de fer à l’aide de sa capacité, mais pas la viande. Je crois que la raison de tout cela est qu’elle est incapable de comprendre la matière organique… ou, plus précisément la constitution de la vie en général », expliqua Roland.
Même s’il n’était pas certain que sa théorie soit absolument exacte, il n’avait aucun doute sur le fait que, dans l’immédiat, ce dont Lucia avait le plus besoin, c’était d’acquérir de nouvelles connaissances.
Trois jours plus tard, lorsque le second convoi transportant des réfugiés de la région de l’Est arriva à Border Town, tous les passagers présents sur le navire avaient déclaré la même maladie. Mais cette fois, c’était beaucoup plus grave : près de la moitié de la population était infectée. Après avoir interrogé certains patients, Roland apprit que les taches noires étaient apparues le lendemain de l’embarquement, ce qui signifiait qu’ils avaient été infectés par le parasite avant le départ, c’est pourquoi la période d’incubation avait été considérablement raccourcie.
Au même moment, Roland recevait également une lettre scellée en provenance de la Cité du Roi, portant le sceau de la Chambre de Commerce de Margaret.
À la lecture de cette missive, son front se plissa.
Lorsque la maladie démoniaque s’était propagée dans la Cité, l’Église avait déclaré que tout cela était une conspiration des sorcières. En outre, ils avaient informé le peuple qu’ils possédaient un remède appelé Saint Elixir, capable de repousser les esprits mauvais.
À l’extérieur de la ville, les malades se faisant de plus en plus nombreux, Théo avait décidé d’interrompre temporairement le transport des fugitifs.
Si ses calculs étaient exacts, la première flotte serait de retour à la Cité du Roi dans quatre jours, apportant avec eux la nouvelle que Border Town avait trouvé le moyen de guérir de la peste démoniaque. Cependant, le voyage durant plus d’une semaine, il serait malheureusement trop tard pour les personnes déjà infectées par la maladie.
De plus, la proclamation publique de l’Église avait une odeur de conspiration à l’œuvre.
Après avoir retourné le problème sous tous ses angles, le Prince prit la décision d’envoyer une petite troupe afin d’escorter Lily jusqu’à la Cité du Roi. S’il ne faisait rien, plus de la moitié de la population de la Cité et des réfugiés des régions de l’Est allaient mourir. Quant aux survivants, ils deviendraient pour finir des croyants dévoués à l’Église.
Roland devait tout faire pour empêcher l’émergence d’une telle situation.