Chapitre 2 : Pourquoi ?
Après le départ du jeune homme, Mme Xu était tellement fâchée qu’on aurait dit que son visage était couvert par une couche de givre. Elle voulut boire du thé pour humecter sa gorge sèche mais il se trouva que le contenu de sa tasse lui aussi était froid. Elle aurait bien jeté la tasse au sol pour décharger sa colère mais ne voulait pas que les domestiques, alertés par le bruit, ne devinent ses émotions. Mme Xu était de très mauvaise humeur.
Elle avait bien compris le message du jeune homme : « Peu importe que ma décision vous fâche, moi, je suis heureux de l’avoir prise. »
Mme Xu se remémora ses propres paroles : « Si vous espérez changer de vie en accédant à la maison d’un général ? Je suis désolée, mais c’est impossible. »
En fait, Cheng Changsheng s’était toujours montré d’une grande courtoisie. Mais celle-ci ne s’était manifestée cette fois que par deux phrases simples, suivies de son départ. Peut-être que cela faisait partie de son talent.
La vieille femme, dont le visage était lui-aussi très sombre, se rapprocha de Mme Xu, baissa la voix et dit :
– « Alors on le laisse partir comme ça ? Au départ, je pensais que ce garçon était simplement orgueilleux, mais à présent je le trouve vraiment odieux. Si son intention n’était que d’obtenir dédommagement, il ne se serait pas montré aussi prudent. A ce sujet, il n’a pas osé apporter la vraie lettre de mariage. En fait, jusqu’à maintenant, personne n’a vraiment vu la lettre dont il a parlé. »
Mme Xu comprit ce que sous entendait la vieille femme, elle resta un moment l’air songeur et dit :
– « En tant qu’homme sage, il devrait savoir que pour obtenir le maximum, il ne faut jamais dévoiler son jeu à l’adversaire dès le début. »
Chen Changsheng ne comprenait pas ce qui s’était produit ce jour-là. De toute évidence, il venait pour annuler cet engagement, comment en était-on arrivé à une telle situation ?
Dans son esprit, il existait plusieurs moyens d’annuler ce mariage, pourquoi Mme Xu, qui semblait-être une dame intelligente, avait-elle opté pour le plus stupide ?
Beaucoup de choses restaient incompréhensibles, et il ne voulait plus y réfléchir. Mais en se remémorant les paroles acides de Mme Xu, il ne put s’empêcher d’imaginer la jeune demoiselle. A quoi ressemblait-t-elle ? Était-elle belle ? Si cette demoiselle avait grandi dans cette maison, elle ne devait pas être particulièrement gentille ni agréable.
La résidence du général était immense, plus grande même que le village de Xining. Si les domestiques ne lui avaient montré le chemin, il se serait égaré.
Chen Changsheng fut déjà loin dans la forêt silencieuse lorsqu’il se rendit compte qu’il était perdu. Il se souvint tout à coups des histoires racontées dans les livres, où le pauvre gendre était secrètement assassiné par le beau-père dans la forêt. Cela l’inquiéta, mais ce n’était pas le moment d’avoir une pensée aussi ridicule.
A ce moment, le jeune homme sentit un regard peser sur lui. Se retournant, il aperçut au bout d’une allée de gravier une jeune fille qui se tenait debout derrière l’arche voûtée. C’est alors qu’il réalisa qu’il ne s’était pas perdu, mais avait délibérément été dirigé à cet endroit.
La jeune fille, qui devait avoir treize ou quatorze ans, était magnifiquement vêtue. Le moindre de ses bijoux valait plus cher que le saint-crépin qu’il portait sur son dos. Elle était belle. En grandissant, cette jeune fille serait parmi les plus jolies femme. Ses yeux noirs roulaient malicieusement, elle était très mignonne.
Elle le regarda de la tête aux pieds, son regard était extraordinairement audacieux et brûlant.
Chen Changsheng fut quelque peu surpris : s’agissait-il bien de Mlle Xu ?
Depuis son enfance, il n’avait jamais cessé de lire et acquit une grande patience, aussi laissa-t-il cette jeune fille le dévisager sans lui poser de question.
Ce fut elle qui, finalement, prit la parole.
– « Un moine taoïste peut se marier ? »
Chen Changsheng remarqua que la jeune fille observait son chignon de taoïste. Il expliqua :
– « Je ne suis pas un moine taoïste. Même si j’en porte la robe et le chignon, ça ne signifie pas que je le sois, c’est uniquement par habitude. »
La jeune fille s’avança et demanda d’un ton sérieux :
– « Vous êtes un garçon ordinaire ? ».
Pris de court, Chen Changsheng la regarda d’abord avec étonnement puis il comprit ce qu’elle voulait savoir et répondit :
– « En effet. Je ne pratique pas le Taoïsme. »
La jeune fille ne pouvait deviner que son interlocuteur voulait dire par là qu’il n’avait pas encore commencé la pratique, et non qu’il ne pouvait pratiquer.
Elle le regarda droit dans les yeux et demanda gravement :
– « Etes-vous vraiment engagé avec notre demoiselle ? ».
Entendant ces mots, Chen Changsheng sut que cette jeune fille n’était pas Mlle Xu. Il se détendit, mais se sentit un peu déçu sans pouvoir se l’expliquer.
– « Et vous êtes? »
– « Je m’appelle Shuanger, je suis la camériste de Mlle Xu. »
Chen Changsheng n’aurait jamais imaginé qu’une camériste puisse être aussi magnifiquement vêtue. Cela lui donnait une idée plus claire de la position de cette camériste mais aussi de Mlle Xu dans cette maison.
– « En effet, je suis engagé au mariage avec votre maîtresse. »
– « Ne parlez plus jamais de cela », répondit Shuanger gravement.
– « Pourquoi ? », demanda Chen Changsheng.
Shuanger le dévisagea, l’air quelque peu fâché et lui dit :
– « Vous n’êtes qu’un homme ordinaire, comment pourriez-vous épouser ma jeune maîtresse ? » Il vaudrait mieux pour vous que vous rendiez la lettre de mariage au plus vite, faute de quoi vous risquez de vous attirer des ennuis. »
– « Pourquoi ? »
Encore cette question.
Shuanger regarda le jeune homme dans les yeux et se sentit brusquement prise d’une certaine sympathie. Elle lui dit :
– « Si vous voulez rester en vie, ne mentionnez cet engagement de mariage à personne, sinon, nul ne pourra vous sauver. »
Shuanger s’inquiétait sincèrement pour ce jeune garçon : il n’épouserait jamais la fille du Général, cependant, en tant que connaissance de Mlle Xu, il devait rester en vie. Elle ne pensait pas un instant que ses paroles pourraient être perçues comme une menace.
Chen Changsheng ne disait plus rien. Le général Xu avait-il l’intention de le tuer ? Il avait lu quelques histoires similaires dans les livres, mais à présent, sous le règne de la Sainte Reine, qui osait faire cela au sein de la capitale ?
– « Si le général Xu envisageait de me tuer, Mme Xu ne m’aurait pas laissé partir. Si je ne me trompe pas, la vieille dame devrait être forte, car peu de serviteurs ayant vu mon visage, il aurait mieux valu me tuer directement dans le salon et ensevelir mon corps sous terre pour servir d’engrais aux fleurs. Personne ne s’en serait jamais aperçu. Mais puisque je suis encore ici, juste devant vous, je pense que je suis sauf », dit-il.
Shuanger eut un petit rire :
– « D’innombrables paires d’yeux surveillent la maison du général. Ici vous êtes en sécurité, mais si vous osez répéter ces paroles hors de la maison, combien de temps pourrez-vous rester en vie ? »
Chen Changsheng réfléchit :
– « Je ne comprends pas. »
Shuanger poursuivit :
– « Si les gens apprennent que vous avez un engagement de mariage avec Mlle Xu, que vont penser ceux de l’Institut Changsheng ? Et la famille Qiushan ? S’ils souhaitent vous tuer, personne dans la Capitale ne pourra les arrêter. »
– « L’Institut Changsheng ? La famille Qiushan ? De qui s’agit-il ? »
Shuanger le regarda comme s’il était stupide :
– « Vous n’êtes pas au courant ? »
Un peu perplexe, Chen Changsheng demanda :
– « Que devrais-je savoir ? »
Ce jeune homme, qui venait du petit village Xining, ignorait certaines choses que tout le monde ici savait. Par exemple que la dynastie des Zhou régnait en ce moment, la Sainte Reine ayant une profonde confiance en le général Xu, dont le père avait été le premier ministre de la dynastie précédente, mais à présent, sa position à la cour dépendait de sa fille.
Le Général Xu Shiji n’avait qu’une fille, nommée Xu Yourong, qui était la réincarnation du Phénix. Celle-ci possédait du sang divin et un don incroyable. Elle était parvenue à régénérer sa moelle alors qu’elle était toute jeune. A douze ans, l’enfant s’était rendue sur la montagne de la Vierge Sainte pour étudier les livres sacrés. Visiblement, elle dépassait déjà le niveau supérieur de Zuozhaojing. La jeune fille était connue et appréciée de tous. On la considérait comme la prochaine Vierge Sainte de l’Eglise des Lumières.
Qu’il s’agisse de sa famille, de son sang ou de sa secte, tout était presque parfait. Elle avait naturellement beaucoup d’admirateurs. Même le petit Seigneur sanguinaire du démon était fou d’elle. Mais lorsqu’il était question de l’avenir de Xu Yourong, on évoquait souvent quelqu’un d’autre. Lui aussi était aussi très connu.
Il s’agissait de Monsieur Quishan.
La famille Quishan était la première famille du Sud. Parmi cette génération, il y avait un disciple génial, qu’on appelait Monsieur Quishan. On disait de lui qu’il était la réincarnation du Dragon. En ces temps-là, c’était le premier disciple de l’Institut Changsheng , le plus puissant des sept disciples du pays. Après plusieurs années de pratique avec les doyens les plus connus, à dix-huit ans à peine, il avait été choisi comme le candidat destiné à devenir le plus fort du Continent de l’Est pour le siècle à venir.
Phénix et Dragon, ou Xu Yourong et Qiushan, étaient les deux jeunes les plus brillants : personne ne pouvait les égaler.
Tout le monde savait que Monsieur Quishan était en adoration devant Mlle Xu. Il l’attendait tranquillement. Les disciples de l’Institut Changsheng, la famille Quishan et la dynastie des Zhou toute entière étaient d’avis qu’ils formaient un couple parfait. Mlle Moyan, qui vivait au palais royal, avait dit un jour que la Sainte Reine elle-même approuvait cette belle histoire.
Et voilà que tout à coup, un inconnu arrivait à la maison du général avec un engagement de mariage.
Il se disait fiancé à Xu Yourong.
Si la nouvelle venait à se savoir, probablement que tout le continent en serait étonné.
Le jardin était paisible. Quelques feuilles de bambou, soufflées par le vent, traversèrent l’arche.
– « A présent, vous savez tout »
Shuanger regarda Chen Changsheng et ajouta : « Vous êtes un homme ordinaire, il y a une voie lactée entre votre vie et celle de ma maîtresse que vous ne pourrez jamais franchir. Il vaut mieux pour vous que vous oubliez cette lettre de mariage. »
Chen Changsheng ne s’y attendait pas, il n’aurait jamais pensé que Mlle Xu était quelqu’un d’aussi exceptionnel. Le jeune homme réfléchit un moment et demanda :
– « Pourquoi Mme Xu ne m’en a-t-elle pas informé ? »
– « Parce que Madame craignait que vous n’exigiez d’avantage si vous connaissiez les faits », répondit Shuanger.
Il leva les yeux vers elle et demanda :
– « Dans ce cas, pourquoi m’en parler ? »
– « Parce que Mlle Xu a mentionné votre nom dans des lettres. Mlle Xu a bon cœur, même si elle ne vous épouse pas, elle ne veut pas vous voir mourir. De plus, je pense que vous êtes un homme intelligent : maintenant que vous savez tout cela, vous devriez vous connaitre suffisamment pour prendre la seule décision qui soit judicieuse », répondit Shanger.
– « Je comprends », dit Chen Changsheng.
Sur ces paroles, il se dirigea directement vers l’arche. Ses pas firent crisser les feuilles de bambou.
Shuanger resta stupéfaite.
Le jeune homme s’arrêta brusquement et se retourna.
Shuanger poussa un soupir et porta ses mains fines à sa poitrine, attendant sa décision.
Chen Changsheng la regarda et demanda :
– « Je m’en vais. Pourriez-vous m’indiquer la sortie ? »