Lorsque Théo entra dans la taverne, son nez fut immédiatement agressé par une odeur suffocante et humide mélangée aux vapeurs d’alcool.
Sous le faible éclairage, il aperçut un groupe d’hommes torse nu et en sueur. Ils étaient assis autour de la table centrale, avalant l’une après l’autre des coupes de bière bon marché tout en riant et bavardant. Puis une serveuse à la tenue suggestive leur apporta une nouvelle tournée de bière.
Il parcourut un moment la pièce du regard et aperçut enfin ce pourquoi il était venu là. Un jeune homme était assis dans le coin le plus reculé de toute la taverne. Seul signe distinctif, une rose sauvage desséchée qu’il avait posée sur la table devant lui.
Theo se dirigea d’abord vers le comptoir et commanda une coupe de bière. Tout en dégustant lentement cette boisson à la saveur amère, il examina discrètement la pièce pour voir si d’autres yeux manifestaient de l’intérêt pour le petit homme. Il fut satisfait : si parfois des gens regardaient dans sa direction, la plupart le faisaient involontairement. Seul un homme assis à la table centrale surveillait constamment le coin, s’efforçant de se donner une contenance en buvant sa bière.
Un contractant, une autre pour surveiller. C’était la méthode typique utilisée par les ײratsײ des rues ombragées, c’était également celle que connaissait Theo.
– « Une autre coupe », cria-t-il au barman, « avec de la glace ».
– « Monsieur, pour une bière ײon the rocksײ, c’est double tarif » lui rappela ce dernier.
Theo lui lança un royal d’argent :
– « Plus il y aura de glace, mieux ça sera. »
Tenant à la main une coupe dont la mousse blanche débordait, il se dirigea vers le petit homme et posa sa bière sur la table de telle manière qu’elle balaya la rose sauvage. La bière froide se mit à couler le long des pétales. En voyant cela, le jeune homme leva la tête et lança à Theo un regard impatienté.
– « Une bonne bière est faite pour être bue et non renversée sur la table ! Quelle folie vous a frappé ? »
– « J’ai une proposition pour la Rose Sauvage », répondit Theo qui faisait face au petit homme. « Il y a longtemps que je vous cherche. »
– « Cela prouve que vous n’avez pas cherché là où il fallait », répondit son interlocuteur d’une voix rauque. « Cela étant, en tant que client… dites-moi tout de suite ce que vous attendez de moi! Voulez-vous des indices, des recherches, échanger des biens perdus ou voulez-vous vous débarrasser de biens volés ? »
– « Non, j’espère seulement que vous pourrez m’aider à répandre une rumeur. »
– « Cela ne rentre pas dans le domaine d’activité de la Rose Sauvage ». répondit-il en secouant la tête.
– « Ne tirez pas de conclusions trop hâtives. Si je vous dis que je vous règlerai avec des Royals d’or, cela devrait vous intéresser », dit Theo en agitant l’index. « Je ne suis pas un de ces jeunes profanes. Parfois, afin de s’assurer que la proie mordra à l’hameçon, il faut d’abord appâter, et les rumeurs sont le meilleur moyen d’y parvenir. Il n’y aura aucune preuve donc aucun moyen de vous faire prendre. C’est beaucoup plus sûr que de voler. »
– « Ça semble raisonnable », reconnut le petit homme avec un sourire, « Avez-vous mandaté quelqu’un d’autre hormis la Rose Sauvage ? »
– « Je suis convaincu que vous pouvez accomplir seul cette mission. Après tout, c’est petit par ici. Les autres n’ont pas un nom aussi élégant que le vôtre et ne sont pas aussi compétents. »
– « Le secteur d’activité est trop peu important, il est donc difficile de trouver de bonnes affaires. La concurrence au sein de Silver City est assez virulente ». Il reprit sa rose, la secoua et la remit dans sa poche « Dites-moi, quelle rumeur voulez-vous que nous nous propagions pour vous ? »
– « Quelques nouvelles à propos de sorcières », répondit Theo en riant. « Une organisation portant le nom d’Association de Coopération des Sorcières a réussi à trouver la Montagne Sacrée. Elles sont également parvenues à se débarrasser de la douleur durant la Morsure du Démon et à gagner la paix éternelle. »
– « Mon frère, cette nouvelle est… »
Le petit homme se lécha les babines : « Vraiment dépassée. Je recule rarement devant la possibilité d’arnaquer quelqu’un, mais vos commérages devraient être un peu crédibles. Laissez-moi deviner : si ce n’est pas pour tenter d’enlever une sorcière, on dirait que vous essayez de piéger l’Eglise, ce qui voudrait dire que vous voulez être envoyé à la potence par une équipe de Juges, c’est pourquoi je pencherais plutôt pour la première option… »
Il eut un sourire vulgaire. « Malheureusement, pour autant que je sache, la plupart des chasseurs de sorcières qui ont voulu en attraper sont morts. Même s’ils portaient tous une Pierre Du Châtiment Divin. Ces femmes ne sont pas stupides! »
– « Pourquoi pensez-vous que ce n’est pas crédible ? » demanda Théo, curieux.
– « Une organisation de sorcières serait aussi tape-à-l’œil que la lune en pleine nuit. Si c’était vrai, l’Eglise se serait sans aucun doute ruée dessus. Si j’étais une sorcière, je ne me rendrais jamais là-bas. Les nouvelles pourraient s’avérer fausses. Quant à se débarrasser de la Morsure du Démon, êtes-vous sérieux mon gars ? Les sorcières sont les envoyées du diable, elles-mêmes flaireront avec dédain qu’il s’agit d’un tas de mensonges. »
– « Alors divulguons cette déclaration », dit Théo qui n’était pas d’accord.
– « En fin de compte, le client a toujours le dernier mot », répondit le jeune homme en haussant les épaules : « Pour moi c’est sans importance, mais ne venez pas me dire que je ne vous ai pas prévenu. Il vous en coûtera vingt Royals d’or. »
– « En une fois ? »
– « Oui, la Rose sauvage ne prend pas de dépôts, rien que de l’argent. » Il étendit les bras : « ce business repose entièrement sur la sincérité. »
Theo soupira et sortit un petit sac d’argent de sa poche. Il le retourna et fit tomber dix-neuf Royals d’or sur la table. Puis il prit une seconde bourse à sa ceinture, déposa une centaine de Royals d’argent sur la table et poussa le tas devant le jeune homme. Ce dernier vérifia l’authenticité de l’une des pièces d’or et rafla le tout dans son sac.
– « Pensez-vous que ces informations arriveront à l’oreille des sorcières ? »
Du moment qu’il avait reçu son argent, le visage du petit homme devint bien plus amical :
– « La Rose Sauvage a accepté votre commission, il est quasi impossible que nous ne parvenions pas à effectuer un travail donné. Comme je l’ai déjà dit, la concurrence à Silver City est cruelle. Si nous avions un jour tenté de tromper nos clients ou si quelque chose leur était arrivé, notre réputation serait anéantie définitivement. Si vous n’avez pas l’intention de vous précipiter vers l’Ouest pour espérer que quelqu’un d’autre morde à l’hameçon, vous pouvez toujours rester ici quelques jours. Vous ne tarderez pas à constater que la nouvelle se répand partout.
Bien entendu, tant qu’ils voudront bien en parler. Je serai bref : je vous souhaite bonne chance pour votre chasse. Si jamais vous parvenez à en attraper une, ne l’amenez pas à l’Église. Vous pouvez gagner plus d’argent en la vendant aux aristocrates. Et si vous ne trouvez pas la bonne personne ou que vous ayez trop peur d’être démasqué par l’Église, vous pouvez toujours revenir vers nous, nous ne prendrons qu’une petite commission. »
Sur cette proposition, le jeune homme se leva, prit le sac et quitta la taverne. Il ne fallut pas longtemps avant que l’homme en charge de sa sécurité ne se lève et s’en aille à son tour. Theo resta encore quinze minutes, le temps de boire sa bière, puis rota et a quitta le pub.
« Voilà, j’ai terminé la mission que m’avait confiée Son Altesse », pensa-t-il.
La crête du Dragon Déchu, Redwater City, Silver City, il s’était rendu partout, cherchant les ײratsײ de rue locaux pour leur faire diffuser la nouvelle jusqu’au dernier recoin de la ville. Ces organisations secrètes existaient partout, la Cité du Roi ne faisait pas exception. Ces gens pouvaient atteindre les lieux souhaités et diffuser les nouvelles. Il n’aurait jamais pu faire appel à des moyens légaux. Leur succès dépendait uniquement de l’argent que le client avait offert.
La seule difficulté dans ce travail était de trouver le contractant. Il devait reconnaitre qu’ en tant qu’étranger, il avait eu bien du mal de gagner leur confiance. Il fallait utiliser une phrase codée afin qu’ils acceptent de lui parler, et pour connaître cette phrase, il devait payer au moins cinq Royals d’or.
Theo déplora intérieurement : « si je n’avais pas déjà eu des expériences similaires à la Cité du Roi, je crois bien que je n’aurais jamais pu quitter la Crête du Dragon Déchu. »
Alors qu’il rentrait à l’auberge, il se dit qu’il n’avait pas tout à fait raison.
« Quelqu’un me suit », remarqua-t-il.
Bien que l’homme en question fût très discret, en tant que garde du corps professionnel, Théo avait immédiatement senti sa présence. Il prit le poignard qu’il portait à la ceinture et, tournant au premier coin venu, entra dans une ruelle inconnue.
Était-il envoyé par la Rose Sauvage ? Intentionnellement, il avait retourné sa bourse à l’envers en payant les dix-neuf royals d’or afin d’éviter de se trouver confronté à l’avidité de son interlocuteur. En général, quelques centaines de Royals d’argent n’auraient pas suffi pour pousser ces gens à poursuivre un client avec lequel ils avaient conclu.
Il s’adossa contre le mur, et compta les pas qui approchaient. Au moment même où l’inconnu s’apprêtait à prendre l’allée, Théo se précipita furtivement de sa cachette et pressa la lame de son poignard contre son cou. »
– « Pas un geste! » souffla-t-il à voix basse.
Mais il n’aurait jamais imaginé que son adversaire se transformerait en brouillard et se volatiliserait.
Une sorcière!
Il voulut crier, mais un coup sévère l’atteignit derrière la nuque. Étourdi, Theo sentit ses forces l’abandonner et ne put faire autrement que de s’écrouler sur le sol.