Lorsque Théo reprit conscience, il sentit une douleur lancinante au bas de son cou.

Fichtre, cette brute de femme l’avait frappé vraiment fort! Il ouvrit les yeux et tenta de bouger, mais s’aperçut que ses mains étaient ligotées derrière son dos et ses jambes attachées aux pieds de la chaise sur laquelle il était assis.

– « Il s’est réveillé », dit une voix de femme.

– « Quel est votre nom ? »

Quelqu’un se posta devant lui et lui releva le menton : « Je vous conseille de ne pas mentir, ou demain, vous ne serez plus qu’un cadavre flottant dans les douves. »

Theo dut cligner des yeux pour y voir plus clair. La femme qui se tenait devant lui portait un voile, et son corps était drapé dans une robe. Apparemment, elle ne voulait pas qu’il puisse la reconnaître.

– « Theo », répondit-il, tout en regardant discrètement autour de lui.

La pièce était étroite et l’environnement couvert de poussière et de morceaux de plâtre provenant d’une statue brisée. Si elle avait été entière un jour, il n’en restait plus que la moitié. La poussière et le plâtre accumulés avaient déjà commencé à brunir comme si elle était abandonnée depuis longtemps. Il n’y avait pas de fenêtres, et ne pouvait donc pas voir le ciel, aussi fut-il contraint de spéculer sur l’heure qu’il pouvait bien être. Seule une lampe à huile accrochée au mur éclairait la pièce.

– « De la Crête du Dragon Déchu à Silver City, c’est si loin! », poursuivit la femme d’une voix froide. « Pourquoi nous recherchez-vous ? »

– « Ce n’est pas moi mais l’Association de Coopération des Sorcières qui vous cherche. »

– « Qu’est-ce qu’une association ? »

– « C’est un groupe de sorcières, tout comme vous. Elles m’ont confié le soin de diffuser des informations à leur sujet. »

– « Absurde! », répondit la femme, « J’ignore d’où vous tenez leur nom, mais elles se trouvent à l’est, dans la région du Vent de la Mer. Pensiez-vous qu’en lançant des noms au hasard nous vous croirions ? »

La femme tira un couteau de sa ceinture et Théo s’aperçut qu’il s’agissait du sien. « Je vais vous donner une dernière chance, n’abusez pas de ma patience! »

– « J’ai dit la vérité! » dit-il d’une voix forte. Il allait continuer à crier, mais finalement, il se ravisa et expliqua d’un ton plus mesuré : « Au départ, elles avaient l’intention de traverser la Chaîne des Montagnes Infranchissables à la recherche de la Montagne Sacrée, mais comme elles ne sont pas parvenues à la trouver, elles ont dû s’installer à Border Town. Là, elles ont découvert que les symptômes accompagnant la Morsure du Démon avaient disparu. Quand elles s’en sont aperçues, elles ont bien sûr voulu sauver d’autres sorcières. Je vous jure que je n’ai pas menti! »

– « Dans ce cas, pourquoi vous auraient-elles envoyé ? »

– « Parce que je les ai aidées. Je les ai aidées lorsque l’une d’entre elles a été poursuivie par l’armée des Juges de l’Église. J’ai alors fait diversion à l’attention de ses poursuivants. Leur mentor s’appelle Cara, et il y a aussi Wendy et Scroll. Elles m’ont demandé de le faire! »

Après avoir entendu son explication, la femme masquée se retourna, remit la dague à sa ceinture et passa derrière lui. Theo entendit deux femmes chuchoter derrière son dos.

« Des novices », commenta-t-il en lui-même, « même si toutes deux se comportent comme des criminelles, il est évident qu’elles n’ont pas l’habitude de mener un interrogatoire. »

Au cours d’un interrogatoire, il est absolument tabou de poser des questions qui n’appellent qu’une seule réponse. S’il n’obtient pas cette réponse, le questionneur n’a que deux possibilités : tuer ou ne pas tuer. S’il décide de tuer, il perd toute possibilité ultérieure d’obtenir des informations et s’il ne tue pas, il perd son pouvoir menaçant quant à la peur de mourir de la personne interrogée. Cela nuirait gravement à la position de puissance de l’interrogateur et l’efficacité d’une prochaine menace serait considérablement réduite.

S’il avait été l’interrogateur, il aurait commencé par torturer au niveau des doigts : à chaque mensonge, il couperait un doigt. Donc, même s’il existait une erreur de jugement, cela deviendrait un gros problème. Sous cette atmosphère menaçante, le cœur de l’ennemi s’effondrerait rapidement. Mais sans formation professionnelle, il était très difficile de mener un tel mode de procès.

Si l’adversaire montrait un regard effrayé, l’interrogateur serait dans l’incertitude, c’est-à-dire qu’il ne saurait dire s’il avait menti ou non.

Cara, la Montagne Sacrée et l’Association de Coopération des Sorcières : c’étaient là des données fiables et authentiques, ce qui renforçait le pouvoir persuasif de l’information.

Peu de temps après, la femme masquée lui fit face à nouveau :

– « Quand sont-elles arrivées sur les terres de l’Ouest ? »

– « Deux ou trois mois avant les Mois des Démons. Et juste après la fin de l’hiver, elles sont revenues en ville, affirmant qu’elles avaient trouvé la Montagne Sacrée. »

– « Combien sont-elles ? »

– « Peut-être 40 ? Je n’en suis pas certain, car outre Cara, peu de sorcières ont accepté de se montrer » Theo décida d’ajouter une précision à l’information : « Cara, la sorcière aux Serpents, avez-vous entendu parler d’elle ? Elle a la capacité de convoquer des serpents magiques. L’un d’entre eux s’appelle ײnéantײ. Grâce à lui,  elle peut rapidement inhiber toutes les toxines. Je l’ai vu de mes yeux, c’était très puissant. »

– « Et vous ne craignez pas les sorcières ? »

La voix de la femme semblait un peu perplexe.

– « Pourquoi devrais-je en avoir peur ? Les sorcières sont très… belles, elles n’ont pas de griffes comme les bêtes démoniaques et, en outre, elles ne blessent pas les gens ordinaires. Si je les craignais, je ne serais jamais venu aussi loin pour diffuser l’information. »

– « Si quelqu’un se rendait à Border Town, comment pourrait-il les contacter ? »

– « Certaines d’entre elles peuvent naturellement voir la magie, aussi, s’il y a une sorcière dans les environs, elles la trouveront. »

– « Ombre, qu’en pensez-vous ? » demanda la femme masquée en regardant derrière Theo.

– « J’hésite », répondit la sorcière connue sous le nom d’Ombre. « Ne devrions-nous pas attendre notre sœur pour prendre une décision ? Elle saura certainement quoi faire. »

– « Entendu. »

La femme hocha la tête, prit une chaise propre et s’assit en face de Théo.

– « Qui est votre aînée ? »

– « Le guide », répondit la femme masquée dont l’attitude s’était beaucoup adoucie. Ses pensées et ses sentiments avaient sans doute beaucoup changé lorsqu’il avait affirmé n’avoir pas peur des sorcières. « Elle va nous emmener loin d’ici. »

– « Vous allez partir ? Où comptez-vous aller ? »

Son interlocutrice se contenta de hocher la tête sans répondre à sa question.

– « Vous n’êtes pas de Silver City, n’est-ce pas ? » poursuivit Théo : « Votre accent ne ressemble pas à celui du Roi. Silver City se trouvant près de la capitale, ses habitants sont fiers d’imiter l’accent du Roi. »

Elle hésita un instant :

– « Je… suis du Sud. »

« Des sorcières en provenance des quatre coins du Royaume se sont rassemblées ici, et bientôt elles seront conduites loin de cet endroit » Se dit Théo  «  Aucun doute possible, il s’agit d’une autre organisation. Elles attirent elles aussi d’autres membres, tout comme l’avait fait l’Association de Coopération des Sorcières. Mais enfin, où comptent-elles aller ? »

Au même moment, de l’extérieur, on entendit des bruits de pas.

– « Notre Sœur est de retour! » Cria joyeusement Ombre.

La porte s’ouvrit en grinçant et Théo retint son souffle.

– « Est-ce lui qui a utilisé les canaux souterrains pour diffuser des informations ? » La nouvelle arrivante avait une voix mature et posée. « Que lui avez-vous demandé ? »

– « Il semblerait qu’il ait dit la vérité. »  

La femme masquée expliqua comment elle avait perçu l’interrogatoire : « Il n’aurait pas été aussi clair dans ses explications s’il n’avait jamais été en contact avec l’Association de Coopération des Sorcières. »

– « Eh bien, il y a de ça. »

La sorcière se dirigea vers Théo et passa devant lui. Elle était très différente de la femme masquée. Son visage n’était pas dissimulé. Ses longs cheveux noirs atteignaient presque sa taille et elle semblait avoir environ vingt-cinq ans. De tout son être, ses yeux surtout attiraient l’attention. Contre toute attente, Theo s’aperçut qu’elle avait des iris dorés. Alors qu’elle se tenait debout sous ce faible éclairage, ses yeux resplendissaient comme des étoiles dans la nuit.

Théo était souvent aux côtés de Son Altesse, mais le physique de cette inconnue appartenait au sommet de toute catégorie. Elle avait une cicatrice visible près de son œil gauche, qui partait de son front et descendait sur sa joue. Cette cicatrice non seulement n’enlevait rien à sa beauté mais lui donnait une touche un peu sévère. Dès qu’il l’aperçut, Théo se dit que cette femme était un guerrier à part entière.

– « Si l’Association de Coopération des Sorcières avait effectivement trouvé la Montagne Sacrée, elles n’auraient jamais envoyé quelqu’un pour répandre une nouvelle pareille. » Elle secoua la tête, « Non seulement l’Eglise aurait eu vent de tout cela et ne tarderait pas à arriver, mais… non, elles devraient plutôt quitter Border Town au plus vite. Je crains qu’elles ne s’attirent de grandes calamités. »

– « Alors… que devons-nous faire ? » Demanda Ombre.

– « Le navire arrivera ce soir à minuit, et vous n’êtes pas les seules sorcières, aussi, vous devez partir », répondit-elle sans hésiter, « je vous escorterai jusqu’au bateau. Quant à… » La femme aux cheveux noirs regarda Théo qui était toujours attaché à la chaise.

« S’il vous plaît, donnez le bonjour à Tilly de ma part, dites-lui que je serai en retard de quelques jours et peut-être même que je pourrai ramener d’autres sorcières avec moi. »

– « Vous comptez l’accompagner à Border Town ? » demanda Ombre, surprise. « Mais si jamais c’était un canular… »

Elle eut un léger sourire et répondit, pleine de confiance :

– « Si c’était le cas, ce serait suicidaire »