Alors qu’il précédait ses ministres dans le souterrain qui menait à la salle de la Troisième Ville Frontalière, Roland entendit un cri hystérique.
– « Qu’est-ce que c’est ? » Demanda Wendy, surprise.
– « Les lamentations de Kabradhabi », répondit Phyllis qui ouvrait la voie. « Il s’est effondré en apprenant la défaite d’Ursrook. Non seulement il a perdu son sang-froid, mais il a également tenté à plusieurs reprises de se suicider. Il nous a fallu un certain temps pour le calmer. »
– « J’ai soudain eu l’impression qu’il vaudrait mieux le garder en vie », dit froidement Tilly.
– « Il doit vivre », dit Phyllis avec conviction. « Cette lettre cryptée écrite par Ursrook est une excellente opportunité pour nous de mieux connaître notre ennemi et, pourquoi pas, de découvrir comment il se fait qu’ils maîtrisent notre langue. L’Union aurait souhaité le faire mais n’en a jamais eu l’occasion. »
– « Je n’aurais jamais cru que Kabradhabhi accepterait de coopérer », fit remarquer Rossignol.
– « Ce n’est pas le cas. C’est un peu compliqué à expliquer, mais vous verrez lorsque vous le rencontrerez. »
Roland et son groupe s’arrêtèrent devant un stand d’interrogatoire. Le Diable Supérieur, qui avait pris l’apparence d’un Guerrier du Châtiment Divin était attaché à un poteau en métal, un tube inséré dans son abdomen. Ses paupières avaient été étirées de force et devant lui se trouvait une feuille de papier couverte de caractères étrangers.
– « Voilà donc la lettre cryptée qu’Assia a reconstituée ? » S’enquit Wendy.
– « Oui. Si Maggie ne l’avait pas aperçue dans les airs, nous l’aurions probablement manquée », répondit Ayesha.
Elle était un peu pâle, semblait fatiguée et ses yeux étaient marqués par l’insomnie.
Une fois la guerre terminée, Roland avait immédiatement envoyé l’Équipe de Détectives de la Cité Sans Hiver sur le front pour aider l’armée à recueillir des informations difficiles à obtenir par des moyens ordinaires. Il était convaincu que cette lettre, qui s’était accidentellement échappée, serait bien plus fiable que les informations recueillies auprès des Diables.
Le pouvoir magique d’Assia étant limité, ils avaient initialement prévu une reconstitution de la bataille entre l’unité d’embuscade et les Diables et de la manière dont le Tueur de Magie avait trompé Sylvie et organisé sa contre-embuscade.
Mais les résultats étaient bien au-delà des espérances du Roi.
Il ne s’attendait pas à voir Ursrook, perché sur le squelette géant, écrire cette lettre sous les rayons dorés du soleil couchant, scène très particulière qu’Assia avait fidèlement reconstitué.
Comme Kabradhabi hurlait et se tortillait, tentant désespérément de détourner les yeux, Ayesha fit un signe de tête à Brise qui tapa du pied et aussitôt, le Diable Supérieur se tut.
– « Je vois », dit Rossignol qui commençait à comprendre. « Vous avez demandé à Brise de le manipuler pour qu’il lise la lettre. »
– « Après cela, nous demanderons à Dame Camilla de le canaliser pour voir comment il réagit à la lecture de ce document », intervint Céline. « Même s’il s’efforce de dissimuler ses réelles impressions, nous pouvons percevoir ses réactions spontanées en modifiant constamment le contenu de la lettre. Pour tout dire, c’est Sa Majesté qui nous en a suggéré l’idée. »
– « Moi ?! » S’exclama Roland, perplexe.
– « Dans votre manuel de biologie intermédiaire, vous avez mentionné qu’un chien salive lorsqu’on lui présente de la nourriture. Ce type de réponse conditionnée s’applique à toutes les créatures, y compris les Diables.
« Nous avons donc reconstitué l’information dans sa tête et déchiffré le contenu de la lettre en utilisant une approche similaire. Grâce à l’aide de Dame Camilla, nous avons pu obtenir les renseignements assez rapidement », conclut Céline en agitant avec reconnaissance son principal tentacule à l’adresse de Camilla.
– « J’espérais juste… pouvoir aider Dame Tilly », répondit cette dernière, un peu gênée, en se mordant la lèvre.
C’était là toute la beauté des capacités des sorcières. Bien que chacune eût ses propres limites, elle était irremplaçable. Certaines aptitudes étaient si rares qu’il faudrait peut-être attendre plusieurs centaines d’années pour voir apparaître une sorcière possédant cette capacité. Peut-être existait-il, lors des deux précédentes Batailles de la Divine Volonté, des sorcières dotées de dons similaires à ceux de Camilla Dary mais malheureusement, elles n’avaient pas survécu pour attendre le jour où des humains captureraient un véritable Diable Supérieur.
C’était probablement la raison pour laquelle Ursrook souhaitait tant l’élimination des sorcières mais Cendres, Sylvie et leurs compagnes étaient-elles vraiment plus importantes à leurs yeux que Taquila ? Les Diables, en effet, avaient besoin de Pierres du Châtiment Divin pour ériger l’Obélisque. S’ils avaient saisi la Ville Sainte, la Brume Rouge se serait rapidement rependue sur la Chaîne des Montagnes Infranchissables, permettant aux bêtes démoniaques de les traverser et d’envahir l’intérieur des Quatre Royaumes. Il aurait alors été presque impossible aux humains de chasser les Diables des Plaines Fertiles.
L’État-major comme les antiques sorcières avaient toujours été persuadées que Taquila était la priorité absolue des Diables.
Pourquoi la réalité était-elle si différente de leurs prédictions ? La lettre leur donnerait peut-être des indices.
– « Dans ce cas, parlez-moi de ce que vous avez pu déchiffrer », dit doucement Roland.
La lettre ayant été décomposées en courtes phrases d’interprétation, certains paragraphes semblaient peu articulés. Néanmoins, il était possible d’en comprendre le contenu. Alors que Céline transmettait lentement les informations, Roland eut soudain le sentiment étrange que celle-ci lui murmurait :
– « Cher Seigneur des Cieux, le règlement final est imminent. Je suis pleinement préparé, à la fois vis-à-vis de l’ennemi et de moi-même. »
« Au cours du dernier mois, j’ai entendu l’invocation à de nombreuses reprises. C’est un signe tellement fort que je suis à peu près certain d’évoluer au cours de la bataille à venir…
« Vous serez sans doute sujet à critique suite à ce que je m’apprête à faire, mais je ne pense pas que cela affecte votre stratégie concernant le front occidental.
« Si je réussis, notre ennemi perdra son seul moyen de… et à nouveau, nous prendrons le contrôle de la bataille.
« …dix fois plus de troupes… et les êtres humains n’auront aucune chance…
« Néanmoins, je ne peux pas, pour le moment, vous garantir notre victoire. Si j’échoue…
« Il vous faudra, s’il vous plaît, traiter les humains comme des égaux et faire appel à toutes nos forces pour les anéantir. Si nécessaire, nous pourrions même devoir abandonner l’Abîme Insondable.
« …Si nous parvenons à récupérer leur fragment d’héritage, nous aurons encore un espoir d’écraser le Royaume Ciel-Mer.
« Enfin, transmettez mes salutations au Roi et au Seigneur Cauchemar.
La lettre terminée, Roland sentit une sueur froide lui parcourir le dos et comprit pourquoi
Phyllis avait l’air si inquiète.
Ursrook avait échoué à sa mission. Non seulement il n’était pas parvenu à anéantir l’unité d’embuscade, mais il s’était fait tuer, ce qui signifiait que les Diables allaient certainement passer au plan B.
Même s’il manquait des mots ici et là, Roland avait compris qu’Ursrook conseillait à ses semblables d’abandonner leur combat contre le Royaume Ciel-Mer et de concentrer tous leurs efforts sur l’éradication de la race humaine.
« Bon sang! » Pensa Roland, submergé par le sentiment qu’une chape de plomb lui tombait sur les épaules. C’était probablement la pire nouvelle qu’il ait apprise depuis le début de la guerre.
– « Nous allons certainement devoir ajourner notre plan de développement des Plaines Fertiles à présent », murmura Wendy.
– « Si les Diables sont fermement décidés à nous éradiquer, il serait trop dangereux de construire une zone résidentielle en dehors de la ligne de défense. »
– « Mais qu’en est-il de la brume rouge ? »
– « Il se pourrait que l’ennemi érige l’Obélisque à la Cité des Météores. »
– « Mais dans ce cas, elle ne pourra pas se répandre sur toutes les Plaines Fertiles. Nous pourrions encore avoir quatre cents ans de paix avant la prochaine Bataille de la Divine Volonté. Ce ne serait guère différent de ce que nous envisagions de faire précédemment. »
– « À la différence près que les Diables vont tout faire pour exterminer notre espèce. »
– « Non… », dit soudain Edith, interrompant ce débat. « Quelque chose ne va pas dans cette lettre… »