– « Je ne vous donne que le cadre de base du projet. À vous de trouver un moyen de mettre en œuvre cette politique sous la supervision de Barov Mons et de vous coordonner avec l’ensemble des départements. »

– « À vos ordres », répondit Barov, la main sur le cœur.

Roland eut un signe de tête satisfait. Après des années d’expérience, le Directeur avait appris à obéir à ses ordres, aussi déraisonnables puissent-ils lui paraître, sans remettre en cause son autorité.

Les relations étroites entre chaque département du Bureau Administratif allaient lui fournir les ressources nécessaires à un projet de cette envergure.

Roland demanda alors à Rossignol de fixer un tissu blanc sur le tableau.

– « Écoutez-moi bien à présent », dit-il. « Voyons d’abord la migration au sein du Royaume de Graycastle… »

À la vue de ce qui figurait sur la toile, la foule poussa une exclamation.

On pouvait y lire, en textes illustrés d’images et de façon claire et concises les principales caractéristiques de cette politique. Cette présentation brute et primitive d’un PowerPoint avait été créée par Soraya.

Ancien élève ingénieur, Roland était persuadé que la création de diapositives était l’une des compétences de base pour négocier avec les employeurs, les images étant évidemment plus attrayantes qu’un long discours.

La structure de la population à Graycastle reflétait bien la répartition de la main-d’œuvre à cette époque spécifique. Les hauts aristocrates, une fois devenus Seigneurs, construisaient leurs propres villes et distribuaient leurs terres à leurs subordonnés. Avec l’augmentation de la population et l’accumulation de richesses, les grandes villes avaient de plus en plus de mal à subvenir à leurs besoins et bon nombre d’habitants se voyaient contraints de se déplacer vers les villages environnants pour continuer à soutenir ces villes.

En conséquence, ces grandes villes cessaient de se développer, créant un énorme écart de revenus entre les nobles et le peuple. Si, au premier abord, elles semblaient prospères et animées, elles étaient beaucoup moins peuplées que les petites bourgades et les villages qui les soutenaient.

D’après Roland, la principale cause de ce phénomène était la faible productivité qui maintenait les gens du peuple liés à leurs terres. Jusqu’à la fin de leurs jours, ils n’avaient d’autre choix que de travailler péniblement dans leurs champs pour soutenir le mode de vie extravagant des nobles et ne pouvaient garder que très peu pour eux-mêmes.

Au cours des années précédentes, lors des recrutements de réfugiés, le Bureau Administratif avait prêté une attention toute particulière à l’évolution de la démographie locale et procédé à une estimation approximative. Ils en avaient déduit que la population de Graycastle devait être comprise entre deux et quatre millions. Les guerres menées par le second Prince et la Princesse Garcia ainsi que la peste propagée par l’Église avaient, en effet, causé une perte de 500 000 à 600 000 personnes et laissé à l’état de ruines la Cité de l’Aigle, au Sud, et Valencia à l’Est. Néanmoins, il restait encore beaucoup de gens dispersés au sein du Royaume, très peu ayant choisi de s’installer dans la Région de l’Ouest.

Désormais, Roland était bien déterminé à les faire venir de force.

Selon toute prévision, les Dorés II allaient, d’ici un mois, leur permettre de faire une importante récolte de blé. Parallèlement, le Port des Eaux Claires cultivant largement le coton à haut rendement, ils pourraient, sous peu, proposer du tissu à tous les habitants du Royaume.

Les grandes villes n’avaient donc plus besoin de main-d’œuvre pour subvenir à leurs besoins, une seule personne pouvant désormais produire entre dix et vingt fois plus.

En outre, sur le plan administratif, Roland avait unifié Graycastle et le pouvoir autrefois détenu par les Seigneurs locaux était entre les mains du gouvernement central. Les Seigneurs étaient donc tenus d’obéir aux ordres émanant d’organismes administratifs secondaires.

L’occasion était donc toute trouvée de mettre en œuvre sa nouvelle politique de migration.

Cette fameuse égalité migratoire, qui donnait à chaque citoyen ainsi qu’aux membres de leur famille les mêmes droits serait un moyen efficace de réduire les conflits que la politique de migration obligatoire était susceptible de susciter.

Par exemple, un migrant qui, auparavant, possédait deux acres de terre se verrait attribuer la même parcelle par le Bureau Administratif lors de son arrivée à la Cité Sans Hiver. Cette stratégie permettrait non seulement d’accélérer le développement des plaines désertiques du Nord-Ouest mais également de résoudre efficacement le manque de main-d’œuvre dans la Capitale.

Cependant, il ne serait guère plaisant de pousser les gens à quitter leurs villes natales pour venir s’installer dans une autre qui leur était totalement étrangère.

Pour convaincre les gens d’abandonner leur terre natale et de travailler dans une usine, il faudrait une raison plus forte que la simple explication de “l’émancipation”. Historiquement, la route empruntée était à jamais tachée du sang des manifestants peu coopératifs. Le gouvernement, en effet, avait la méchante habitude de dépouiller les villageois de leurs propriétés en les occupant ou les achetant illégalement et il était même déjà arrivé que certains pays édictent des lois contraignant ces réfugiés, alors au chômage, de travailler dans les usines en les menaçant de sanctions.

Bien que Roland ne voulût rien de tel et envisageât même de fournir une assistance sociale aux migrants, il était bien déterminé à restructurer la population.

Il savait ce qu’il faisait.

Le second point concernait le recrutement transfrontalier une stratégie fondamentalement identique à la migration obligatoire, seulement elle ciblait les résidents vivant au-delà de Graycastle.

Contrairement au Royaume de l’Aube qui avait survécu à la guerre, ceux de Wolfheart et de l’Hiver Éternel avaient tous deux perdu leur souverain après l’invasion de l’Église et, selon Hill, n’étaient pas encore totalement rétablis. Tous les Seigneurs, en effet, se réclamaient de descendance royale et nul ne semblait en mesure d’en persuader les autres.

Il était donc hors de question de mettre en place un gouvernement fantoche comme Roland l’avait fait pour le Royaume de l’Aube.

– « Voulez-vous dire qu’il va nous falloir envoyer l’armée ? » Lâcha Barov à la vue d’un nouvel affichage au tableau.

– « Parce que vous vous imaginez que les nobles nous laisseront emporter leurs biens sans bouger le petit doigt ? » Demanda Roland en sirotant son thé. « Ils se moquent bien des Diables ou de la Bataille de la Divine Volonté, tout ce qui leur importe étant le pouvoir, les richesses et l’acquisition davantage de terres. Il va de soi que nous tenterons d’abord de les convaincre mais à savoir s’ils nous écouteront ou non, c’est une autre affaire. »

– « Je saurai les faire céder, Votre Majesté », dit fermement Hache-De-Fer.

Le recrutement transfrontalier allait être bien plus rude que la migration interne obligatoire. Sans Dorés II pour garantir la production alimentaire, le transfert d’un grand nombre de gens du peuple dans d’autres villes ajouté au manque de nourriture entraînerait inévitablement l’effondrement de tout l’écosystème urbain. C’était une autre forme de guerre, mais les pertes seraient relativement minimes comparée à celles d’un combat agressif.

La Première Armée était donc leur meilleure garantie pour la mise en œuvre de ce plan.

Le Royaume de l’Éternel Hiver comptait environ trois millions d’âmes. Abstraction faite des personnes tuées lors des batailles contre l’Église, il allait pouvoir fournir à la Cité Sans Hiver 1 500 000 migrants. Certes la relocalisation pouvait prendre plusieurs années mais c’était le moyen le plus rapide d’accroître la population, ce qui expliquait pourquoi Roland avait demandé à Barov de doubler la population en un an, voire six mois.

– « Votre Majesté, avez-vous des exigences particulières concernant ces migrants ? » Demanda ce dernier. « Vous faut-il des ouvriers qualifiés, des agriculteurs ou encore des gens instruits ? »

Autrefois, Roland triait les migrants. Ses ressources étant limitées à l’époque, il n’avait pas la liberté de tous les accueillir.

Désormais, les choses étaient bien différentes.

– « Non », répondit le Roi en serrant le poing. « Je les veux tous. »

– « Je… je vois », balbutia Barov en épongeant son front trempé de sueur.

– « Dernier point mais non des moindres », reprit Roland en faisant signe à Rossignol d’afficher la dernière feuille, « le Bureau Administratif devra encourager les naissances par le biais de la propagande, des réductions d’impôts et autres gratifications. Certes, vous ne verrez pas immédiatement les résultats de cette campagne mais à l’avenir, cette politique sera la plus importante. » Il marqua une courte pause et conclut : « Sur ce point, j’espère pouvoir compter sur chacun et chacune d’entre vous pour montrer le bon exemple au peuple. »