« Vraiment ? Je comprends », dit Roland, le cœur serré, en apprenant les nouvelles du front. Il y eut un moment de silence après quoi il reprit : « Et vous ? Comment va votre blessure ? » 

À nouveau, un lourd silence s’établit et quelques minutes s’écoulèrent : « Ce n’est pas votre faute », reprit-il. « Vous ne pouviez pas prévoir que les choses se dérouleraient ainsi. Mais puisque le Tueur de Magie est mort, prenez un bon repos. »

Lorsqu’il eut raccroché, Roland se laissa tomber sur une chaise et soupira.

Comme si elle avait pressenti quelque chose, Rossignol s’approcha du bureau :

– « Était-ce Chloris ? »

– « Oui », répondit Roland en fermant les yeux. « La guerre est finie. La Première Armée s’est emparée de Taquila sans trop de pertes et a découvert, dans la mine de Pierre du Châtiment Divin, la base d’une tour à moitié achevée. Bien que l’embuscade ait échoué, nous avons la certitude que le Tueur de Magie a été tué. C’est la seule bonne nouvelle car… Cendres et Elena n’ont pas survécu. »

Atterrée, Rossignol se détourna.

« J’ai appris par Foudre que vers la fin du combat, Cendres était devenue Transcendante et s’était sacrifiée pour tuer le Diable. La bataille terminée, il ne restait plus rien d’elle à l’exception de son épée fondue », poursuivit doucement Roland.

Sitôt qu’il avait vu le siège par le biais de l’instrument fantôme, Roland savait que l’embuscade échouerait. À en juger par la formation des Diables, ceux-ci attendaient délibérément que les sorcières passent à l’action. Malheureusement, son aperçu du champ de bataille était limité par l’écran et après que l’Unité Spéciale ait fui vers l’Ouest, il avait perdu la trace des sorcières. En proie à une anxiété dévorante, il faisait les cent pas dans la pièce tandis que le pire des scenarii se dessinait dans sa tête.

Mais le résultat fut bien meilleur qu’il ne l’avait pensé.

Ceci dit, les pertes lui causaient une sensation d’oppression, d’autant que c’était lui qui avait approuvé ce plan.

– « Si Cendres était orgueilleuse et imbue d’elle-même, jamais elle n’a pris de décision téméraire… », souligna Rossignol en posant doucement la main sur le dos de Roland. « Même chose pour Elena. À mon avis, elles savaient que cela finirait par arriver aussi, ne vous culpabilisez pas. Je ne fais que vous retournez ce que vous avez dit à Chloris. »

Roland hocha lentement la tête. Il ne comprenait toujours pas comment les Diables avaient pu anticiper leur plan et pourquoi le fait d’éliminer les sorcières avait pris le pas sur le contrôle de Taquila. C’était pourtant ce qui s’était passé. En tant que chef de file de Graycastle et du Front Unifié, il ne pouvait se permettre de montrer son découragement, aussi douloureuse que puisse être la situation car s’il laissait ses émotions le submerger, comment pourrait-il soutenir Tilly ? Il ne savait pas comment l’affronter…

D’après Chloris, elle et Cendres étaient beaucoup plus proches qu’il ne le pensait. Bien qu’elle ne se fût pas laissée abattre par les nouvelles, accourant immédiatement au secours des blessées, les étincelles dans ses yeux s’étaient aussitôt dissipées lorsqu’elle avait appris la mort de Cendres. À en croire Foudres, elle avait perdu tout son rayonnement. Elle n’avait pas manqué de rapporter au Roi les dernières paroles de Cendres dans l’espoir qu’ainsi, il pourrait apaiser le chagrin de Tilly.

Mais comme il n’avait jamais été très doué pour réconforter les gens, il décida d’y aller doucement.

L’après-midi même, le Goéland arrivait à la Cité Sans Hiver.

Toutes les sorcières ayant subi des blessures mineures avaient été rapatriées tandis que les plus grièvement blessées attendaient toujours le secours de Naela.

Roland et les membres de l’Association vinrent les accueillir à l’aéroport.

Anna, Ayesha, Molly et Phyllis, aussi descendues de la passerelle, vinrent embrasser Sophia, Rossignol, Sharon et les employées de l’Association des Sorcières parmi lesquelles Bella, Lapin Gris et Perle. En cet instant, sorcières de combat et auxiliaires, survivantes de Taquila et nouvelles éveillées, sorcières ou gens ordinaires, tous étaient égaux.

Tilly fut la dernière à descendre de l’avion.

Roland s’approcha d’elle. Il allait parler lorsque, levant les yeux, elle demanda :

– « Puis-je vous parler en privé, mon frère ? »

Il conduisit donc Tilly jusqu’à son bureau et ferma la porte derrière eux, ordonnant à Rossignol de quitter la pièce.

– « Bien, parle-moi… »

Roland ne put poursuivre. Le cœur serré, il se retourna pour accueillir Tilly qui se jetait dans ses bras.

– « Je vous en prie, ne me repoussez-pas », dit la Princesse d’une voix étranglée.

Sa voix se perdit dans un sanglot tandis que ses doigts s’enfonçaient profondément dans le dos de Roland.

C’était donc ça…

En tant que chef de file des Sortilèges de l’Île Dormante, Tilly ne pouvait se permettre de laisser libre cours à ses émotions. Ce n’était pas facile pour elle de retenir ses larmes alors qu’à l’intérieur, elle était dévorée de chagrin.

– « Laissez-vous aller », dit Roland en lui tapotant l’épaule. « Personne ne vous entendra. »

Tilly laissa libre cours à son chagrin. De plus en plus violents, ses sanglots finirent pas céder place à une plainte déchirante que jamais encore il n’avait entendue. Jamais encore Tilly n’avait été aussi triste, pas même lorsqu’enfant, elle était maltraitée par son frère. C’était une effusion de désespoir de la part d’une personne qui venait de perdre ce qui lui était le plus cher.

Roland ne savait que dire… En fait, aucune parole n’aurait pu la réconforter c’est pourquoi il resta là, simplement, à attendre qu’elle ait évacué sa douleur.

Pendant ce temps, sur la ligne de front, quelqu’un tira le rideau de la tente et Shavi entra, un bol de remède à la main.

– « Encore ? » Marmonna Andrea, les jambes enveloppées de gaze et les joues couvertes de pommade. Certes, elle n’était pas guérie mais cela l’apaisait. « Je ne peux pas le boire sans sucre. »

– « Voulez-vous que j’en demande aux médecins de terrain ? » Demanda timidement Shavi ?

– « Depuis quand ont-ils du sucre ? Nous ne sommes pas à la Cité Sans Hiver! Allons, aidez-moi à me relever. »

Une fois assise, Andrea prit le bol et avala son contenu d’un trait.

– « Naela est-elle toujours aussi occupée ? » Demanda-t-elle. « Combien de temps devrais-je attendre avant qu’elle ne vienne me soigner ? »

– « Je lui ai posé la question et elle m’a répondu trois ou quatre jours. Certaines Sorcières du Châtiment Divin sont dans un état pire que vous et… »

– « Et quoi ? »

– « Elle dit que si vos jambes sont en mauvais état, vos blessures ne sont pas mortelles. Ce remède devrait vous faire du bien. »

– « Je ne suis pas ce monstre tout en muscles! » Répondit Andrea en levant les yeux au ciel. « Comment pourrais-je me guérir seule ? »

À ces mots, Shavi faillit pleurer.

– « Désolé », marmonna Andrea en toussotant pour dissimuler son manque de tact. « N’en parlons plus. »

– « Non… » dit Shavi en secouant la tête. « C’est juste que vous venez de me rappeler Cendres, aussi je n’ai pas pu m’empêcher… »

– « Je lui ressemble ? Qu’est-ce que… » Andrea s’interrompit : elle avait failli oublier son statut de noble. « Bon, je suis un peu fatiguée à présent. Allez-vous reposer et pensez à dire à Foudre et Maggie de me rapporter un peu de miel la prochaine fois qu’elles iront patrouiller. Cela me simplifiera la vie. »

– « Compris. »

– « Merci. »

Shavi partie, Andrea réalisa qu’elle ne parvenait pas à retrouver son calme.

– « Vous preniez-vous pour la Reine de la Cité des Météores à vouloir sauver tout le monde ?  Vous avez même fini par devenir une Transcendant et par éliminer le Tueur de Magie. Vous avez eu une fin héroïque mais… »

Andrea se rallongea et enfouit son visage entre ses mains.

« …Bon sang, vous n’avez même pas pensé au fait qu’en vous en allant, jamais je ne pourrai vous surpasser… »