Roland quitta aussitôt la Troisième Ville Frontalière pour l’usine de munitions.
Pour l’heure, Anna n’était pas à la Cité Sans Hiver mais les technologies existantes suffiraient certainement aux ouvriers pour fabriquer ces traceurs et s’il voulait en produire en masse, mieux valait compter sur ces gens plutôt que de tout miser sur son épouse.
À la vue du Roi pénétrant dans l’usine escorté par ses gardes, tout le personnel, à la fois enthousiaste et débordé, se mit à genoux. Devant leurs regards extatiques, Roland comprit soudain qu’il avait pris une décision irréfléchie et s’empressa de faire passer sa visite pour une tournée d’inspection.
Une fois les ouvriers retournés à leurs postes, Roland s’approcha du directeur :
– « Faites venir le meilleur contremaître », ordonna-t-il. « J’ai quelque chose à lui faire tester. »
– « Tout de suite, Votre Majesté! »
Le mécanisme du traceur était simple. En gros, il s’agissait d’une ogive de balle remplie d’activateurs luminescents, d’accélérateurs et de poudre à combustion lente, scellée avec un tuyau d’échappement et une feuille d’aluminium. Une fois la balle tirée, le gaz propulseur détacherait le film, enflammerait la poudre, générant ainsi une traînée lumineuse.
Dans la société moderne, cela n’aurait guère posé problème de fabriquer de tels traceurs. Il aurait suffi d’instaurer une nouvelle chaîne de production. Mais il n’en allait pas de même à la Cité Sans Hiver où le développement industriel n’en était encore qu’à ses balbutiements. Avant de commencer la production, il leur fallait d’abord créer les produits chimiques nécessaires aux activateurs luminescents, un mélange de nitrate de strontium, d’aluminium et de magnésium et de peroxyde de baryum. Or Roland savait très bien que pour l’heure, le Ministère de l’Industrie Chimique n’était pas en mesure de garantir un approvisionnement constant en mitrailleuses et en munitions, alors que dire des autres armes.
Très vite, un homme se présenta devant le Roi qui fut surpris de constater qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années. S’agenouillant à la façon des chevaliers, ce contremaître demanda :
– « Que puis-je faire pour vous, Votre Majesté ? »
Roland sut alors que la ville était vraiment industrialisée. La jeune génération, en effet, avait appris plus vite que ses aînés et était devenue la principale force de travail, ce qui n’était pas le cas avec l’artisanat traditionnel. Le développement technologique ayant réduit le fossé entre jeunes et moins jeunes, l’expérience, face aux nouveaux outils de production, n’était plus un atout.
La plupart des ouvriers affectés aux postes importants ayant entre vingt et trente ans, l’avenir de Graycastle s’annonçait radieux.
Roland acquiesça, satisfait de ce constat.
– « Je voudrais modifier quelque peu les balles. Écoutez-moi attentivement. »
Les fameuses dalles produisant une lumière éblouissante lors de leur déformation, il suffisait d’enflammer de la poudre : la force de poussée en ferait un projectile éclairant.
Le mécanisme s’apparentait à celui d’une poinçonneuse. Il fallait d’abord percer un trou en forme de calebasse au bas de l’ogive que l’on remplissait ensuite de morceaux de dalles finement découpés. Au moment du tir, ces particules seraient poussées dans le trou et comme, prisonnières de la balle, elles ne pouvaient pas retrouver leur forme d’origine, elles éclaireraient jusqu’à ce que toute l’électricité qu’elles contenaient soit épuisée.
Le jeune homme ayant écouté attentivement ces explications, il accepta aussitôt de travailler sur le projet.
Dès le lendemain, Roland trouva, sur son bureau, un rapport encourageant indiquant que l’expérience avait réussi : après plusieurs tentatives, ils étaient parvenus à produire plus de vingt traceurs dont la trajectoire lumineuse était visible aux yeux de tous.
Depuis des années, les soldats étaient handicapés par la mauvaise visibilité nocturne, et ce même avec l’aide de fusées éclairantes et ce problème risquait de s’aggraver lors de tirs depuis un avion. En effet, même par temps clair, les hommes n’auraient aucune idée de l’endroit où atterrissaient leurs balles. Ce traceur allait leur donner davantage de chances de remporter la Bataille de la Divine Volonté.
Leur centre de gravité se déplaçant à mesure que les activateurs lumineux diminuaient et qu’ils devenaient plus légers, les traceurs traditionnels finissaient par dévier de leur trajectoire. Avant qu’ils ne soient largement utilisés dans le cadre des guerres, un vieil adage disait même que si l’on voyait la cible touchée par un traceur, c’est qu’on l’avait manquée. Ces fragments de dalles, dont le poids n’était pas supposé changer au cours du processus, donneraient de bien meilleurs résultats. Il suffisait alors de créer des balles un peu plus longues afin que leur trajectoire soit la même que pour des balles ordinaires.
Restait à savoir combien de ces dalles ils allaient pouvoir trouver dans la Région de l’Extrême Sud.
Une semaine plus tard, les deux explorateurs qui avaient découvert la grotte arrivaient au Port des Eaux Peu Profondes.
Ils furent reçus au salon où Roland leur demanda aussitôt ce qu’ils avaient découvert exactement dans ces ruines.
Leurs réponses corroboraient le rapport : Avant d’apercevoir le Scorpion Géant en Armure, ils avaient parcouru quelques centaines de mètres jusqu’à ce que le “mur de dalles” les arrête. Comme ils n’avaient aucune idée de ce qu’il y avait derrière, il était possible qu’ils n’aient découvert qu’une infime partie des dalles car à en croire les peintures murales, il aurait dû y avoir des tonnes de corps.
Par ailleurs, la description de Simbady selon laquelle l’environnement naturel de la grotte était très similaire à celui de l’Oasis du Ruisseau d’Argent, avec ses Fleurs de la Providence supposées disparues depuis longtemps, inquiétait Roland.
S’il était vrai que les vastes prairies s’étaient changées en désert après le départ de l’Émissaire des Trois Dieux, il en était certainement de même pour la grotte souterraine située sous le Cap Sans Fin.
Soit la légende n’était pas tout à fait exacte, soit il existait encore des secrets cachés.
Roland était impatient d’explorer le désert.
Cet entretien terminé, il eut une conversation privée avec Rex.
– « Votre combinaison de plongée est très intéressante. La découverte de ces vestiges fera partie intégrante de notre histoire », dit-il en sirotant son thé. « Pour être honnête, je suis surpris que vous ayez eu recours à la machine à vapeur et que vous ayez su l’adapter. La plupart des gens, en effet, ne savent pas l’utiliser sans les instructions de nos techniciens. À mon avis, vous êtes bien parti pour recevoir le titre d’Explorateur Honoraire à vie. »
– « Merci », balbutia Rex avec enthousiasme. « Il m’a fallu six mois pour bien comprendre le fonctionnement de cette machine. Si vous le souhaitez, je peux vous proposer un tarif réduit pour mes combinaisons de plongée… »
– « Vous vous méprenez », coupa Roland avec un sourire. « Je n’ai pas besoin de vos combinaisons étant donné que je peux en fabriquer de meilleures. »
Rex cligna des yeux, confus et visiblement surpris de cette réponse.
Il dut faire appel à toute son énergie pour trouver la force de sourire :
– « Votre Majesté… »
– « Que vous pensiez ou non que je me vante m’importe peu », l’interrompit une nouvelle fois Roland. « Je veux la Société des Métiers Extraordinaires. »
– « Je ne suis pas certain de vous suivre… »
– « Je sais très bien ce que vous entendez prouver et je peux vous aider », répondit Roland d’un ton catégorique. « Pour le moment, il n’existe que deux académies : l’Alchimie et l’Astrologie et à mon avis, votre travail se rapproche beaucoup de celui des Alchimistes qui créent des choses utiles à l’humanité. Pourquoi ne pas créer une Académie des Métiers Extraordinaires et une société pour développer cette industrie ? »
Le souffle coupé, Rex comprit immédiatement ce que sous entendaient ces paroles. Si cette proposition lui avait été faite par quelqu’un d’autre, il aurait aussitôt pensé que la personne en question se moquait de lui, car il ne voyait pas comment son groupe pourrait être comparé aux célèbres Académies d’Alchimie et d’Astrologie. Mais étant donné la puissance et la notoriété du Roi de Graycastle, il tiendrait peut-être sa promesse.
Il ravala avec peine sa salive et demanda d’un ton abrupt :
– « Et qu’attendez-vous de moi ? »
Si le Roi avait l’intention de promouvoir la notoriété de la Société des Métiers Extraordinaires, il devait certainement attendre de lui une participation.
– « Tout. »
– « Pardon ? »
Roland s’éclaircit la voix :
– « Plus exactement, je veux que vous travailliez pour moi, que vous vous installiez à la Cité Sans Hiver et deveniez citoyen de Graycastle. Je veux l’exclusivité de votre travail et le droit d’exploiter vos inventions. En retour, vous deviendrez riche et célèbre et bénéficierez de conditions optimales pour vos recherches. »
– « Je… »
Rex ne savait pas quoi dire. Malgré tout le mépris que le public manifestait pour son travail, il considérait chacune de ses inventions comme son bébé. La plupart des membres de la Société des Métiers Extraordinaires émettraient certainement des réticences à abandonner le fruit de leurs recherches à un tiers.
– « Je peux comprendre que vous ayez besoin de temps pour réfléchir », dit le Roi en se levant et en poussant vers lui un livre posé sur la table. « Reposez-vous et faites-moi connaître votre décision sous trois jours. »
Rex prit le livre :
– « Votre Majesté, c’est… »
– « Une récompense pour avoir découvert ces vestiges », répondit Roland avec un léger sourire.