– « Nous savons trop peu ? » Céline laissa tomber ses tentacules, l’air un peu affligée. « Vous avez raison car lorsque je faisais partie de la Société de Recherches, plus les choses avançaient et plus je me sentais ignorante. Le livre que vous m’avez rapporté du monde de rêves m’a littéralement éblouie. Il y a beaucoup plus incroyable que cette pierre. »
– « Et quoi donc ? »
– « Nous », répondit Céline avec un léger sourire. « D’après ce livre, tout comme les arbres, nous sommes composés d’éléments comme le carbone, l’azote ou l’hydrogène entre autres. Cependant, nous pouvons rire, pleurer et penser. Voilà qui est bien plus impressionnant que le fait d’émettre de la lumière. »
– « J’ai lu ce livre moi aussi, mais je n’arrive toujours pas à y croire », intervint Rossignol en soupirant. « Même si j’ai peine à l’admettre, notre peau ne diffère guère de l’écorce des arbres. »
– « C’est probablement ce que Sa Majesté appelle la beauté des structures », dit Céline en regardant Roland qui demeurait silencieux.
– « Votre Majesté ? »
– « Un souci ? »
– « Que disiez-vous Céline ? » Demanda soudain le Roi en émergeant de ses pensées.
– « Que nous sommes bien plus merveilleux que ces dalles luminescentes. »
– « C’est vrai… » murmura Roland qui commençait à réaliser quelque chose. « Ces fameuses dalles de pierre ne sont pas des monuments mais des gens qui ont été tués. »
Céline en fut surprise :
– « Seriez-vous en train de dire que… »
– « Que ces dalles sont en fait des corps », reprit Roland avec un frisson.
Il s’agissait en fait d’une forme de vie à base de silicium, totalement différente de celles formées de carbone. Frappé par cette pensée, il eut tôt fait de trouver une explication à ces dalles luminescentes et compris le sens des peintures murales retrouvées dans le temple.
Tout d’abord, pourquoi cette multitude de motifs sur ces dalles, y compris sur la face intérieure ? Anna elle-même n’aurait pas pu les graver aussi profondément en aussi peu de temps et à en croire les deux explorateurs, toutes les dalles avaient été gravées exactement de la même manière.
Cependant, s’il regardait cette question sous un angle différent, considérant ces “pierres” comme des créatures, cela pouvait expliquer beaucoup de choses.
Ces gravures étaient certainement des veines. Sous la pression sanguine, les oxydes de silicium avaient généré un effet piézoélectrique et ces signaux, en s’entrelaçant, fini par former des pensées. Dans le même temps, les courants électriques étaient devenus de la lumière permettant à ces créatures de communiquer.
Roland se remémora le géant et l’immense bassin de sang représenté dans les peintures murales.
Or le pétrole est plus stable que l’eau.
Peut-être l’ennemi de ces morts avait-il une bonne raison d’adorer les armes radioactives.
Suffisamment puissant, leur rayonnement pouvait perturber l’électricité et provoquer la défaillance des “dispositifs électroniques”.
Il lui sembla soudain voir se dérouler la guerre : deux civilisations totalement différentes se disputant les reliques dans la Région de l’Extrême Sud, le sang du parti vaincu avait formé la rivière souterraine et le Marais Pestilentiel. Leurs corps ne s’étant pas décomposés, ils étaient restés sous terre durant des milliers d’années sous forme de dalles. Quant au peuple vainqueur, il avait disparu sans laisser la moindre trace à l’exception du Cube Magique trouvé sur le Mont Cage.
Chose incroyable, Roland pouvait reconstituer cette partie de l’histoire pourtant lointaine grâce à ces seules peintures murales qui avaient survécu au gel et aux vents.
– « Ces dalles luminescentes seraient donc des êtres vivants, tout comme nous ? » Dit Céline, pensive. « Pardonnez-moi, mais j’ai peine à le croire. Je ne peux pas imaginer que ces dalles aient une conscience et puissent se déplacer à volonté. Avez-vous la preuve de ce que vous avancez ? »
Calmement malgré l’effet de surprise, Roland secoua légèrement la tête et répondit :
– « Cette hypothèse n’engage que moi et je suis peut-être très loin de la vérité car du point de vue de l’évolution, il est presque impossible que de telles choses se produisent. »
L’environnement, en effet, était déterminant quant à l’apparition des différentes formes de vie. Si Diables et bêtes démoniaques étaient issus de la même biosphère, les créatures à base de silicium n’évoluant pas du tout de la même manière, il était peu probable qu’il puisse y avoir, dans le même environnement naturel, deux types de créatures fondamentalement différentes.
– « Mais selon vous, cela correspondrait à ce qui est décrit sur les peintures murales… », reprit Céline après un moment de silence. « Laissons tout cela de côté. Je suis persuadée qu’en poursuivant nos recherches, nous finirons bien par trouver la réponse. Ce n’est qu’ainsi que les êtres humains peuvent progresser. »
– « C’est plutôt convaincant… », intervint Rossignol avec une moue.
– « C’est aussi l’une des principales règles de la Société de Recherches », répondit Céline avec un sourire. « À propos, pensant que les dalles luminescentes pouvaient remplacer les Pierres de Lumière, j’ai fait quelques tests mais apparemment, cela ne fonctionne pas. »
– « Ah bon ? »
Roland fronça les sourcils. À la lecture du rapport, la première idée qui lui avait traversé l’esprit était justement d’utiliser ces dalles pour l’éclairage. En effet, la production d’électricité étant limitée, les ampoules étaient réservées aux usines et à quelques quartiers résidentiels à proximité. Il restait donc encore un long chemin à parcourir avant que le peuple puisse profiter des bienfaits de l’électricité. S’il avait pu utiliser ces dalles pour éclairer, la vie à la Cité Sans Hiver s’en serait trouvée facilitée.
– « Cela pourrait fonctionner, mais c’est extrêmement compliqué. Voyez un peu », reprit Céline en prenant deux échantillons, l’un aussi fin que du papier et l’autre de la taille d’un bloc de tofu, qu’elle découpa en petits morceaux. Puis elle les prit dans ses tentacules auxiliaires et y injecta deux jets de lumière : le fragment issu de la pierre fine était plus lumineux que l’autre. Peu de temps après, la lumière du premier s’estompa et finit par s’éteindre tandis que celle du moins lumineux perdurait encore trente secondes. « J’ai appliqué exactement la même quantité de force sur les deux fragments », commenta la sorcière.
Roland comprit aussitôt :
– « L’intensité de la lumière et sa durée sont donc liées à la taille et au degré de déformation de la pierre. »
– « Exactement », répondit Céline en tapotant son principal tentacule. « La lumière finit par s’éteindre et plus le fragment est petit, moins elle dure. Par ailleurs, il lui faut beaucoup de temps pour retrouver son énergie. Pour pouvoir éclairer tout le souterrain, il nous faudrait probablement des centaines de dalles et y mettre une tonne de fer qu’il faudrait ensuite ôter lorsque la lumière s’éteint. Vaste projet! »
Roland se dit qu’il pourrait peut-être utiliser une poulie de montage pour soulever ces lourdes charges, bien que le processus soit un peu compliqué. Les yeux fixés sur le fragment qui avait perdu son éclat, il s’égara dans ses pensées. Plus le fragment de pierre était petit, plus il se déformerait facilement. Il n’émettrait donc de la lumière que le temps d’un éclair…
« Un éclair ? » Une idée traversa soudain l’esprit de Roland et qui allait lui permettre de tirer le meilleur parti de ces dalles, même si cela devait prendre du temps.
Ce problème de longue date que rencontrait la Première Armée et qui, s’il n’était pas résolu à temps, ne ferait qu’entraver davantage leurs opérations, avait peut-être enfin trouvé sa solution.
Il allait pouvoir utiliser ces dalles pour fabriquer des traceurs indiquant aux soldats la direction du tir.