– « Ce sont les derniers rails d’acier pour aujourd’hui », annonça Chloris en passant la tête par la cime des arbres. « Merci beaucoup! »
– « Aucun problème! » Répondit gaiement Molly. « Venez ici, Momota! » Appela-t-elle en sifflant.
Aussitôt, une boule bleue apparut dans les airs et se mit à grossir jusqu’à atteindre la hauteur des arbres. Elle étendit ses deux bras, prit les rails posés sur le sol et les avala. Cependant, les rails étaient trop longs, les deux extrémités sortaient de la boule, comme si elles la perforaient de part en part.
– « Momota ? La dernière fois pourtant, vous l’avez appelé Momoka. »
– « Vraiment ? » Fit Molly en penchant la tête. « Au fond, c’est sans importance, l’essentiel étant que je prononce son nom à haute voix. N’est-ce pas ainsi que vous démontrez votre pouvoir ? »
– « Eh bien… » Chloris réfléchit un moment et demanda : « Est-ce que Lune Mystérieuse vous a dit de faire cela ? »
– « Comment avez-vous su ? » Demanda Molly surprise. « Elle m’a également demandé de rejoindre le Groupe de Détectives. »
Depuis la sortie de “La Princesse Louve“, de nombreux spectateurs avaient été impressionnés par la scène où Loélia se changeait en loup et se jetait courageusement sur son ennemi pour sauver sa sœur. Encouragées par le Groupe de Détectives, les jeunes sorcières de la Cité Sans Hiver s’étaient mises à crier leurs slogans à voix haute à chaque fois qu’elles exerçaient leurs capacités. Peu à peu, c’était devenu la nouvelle tendance. Molly, qui pensait que Chloris limitait ses activités à la Forêt aux Secrets, fut surprise de constater qu’elle était au courant. La dernière fois qu’elle l’avait vue en ville, c’était pour le couronnement du Roi.
– « Je… Non, rien », fit Chloris en toussant pour éluder la question. Elle regarda en direction de la Cité Sans Hiver et dit : « Je dois partir, ils viennent de livrer de nouvelles fournitures. »
Molly, qui aurait bien voulu savoir comment elle se tenait informée, réprima sa curiosité et lui adressa un au-revoir de la main.
Dans la seconde qui suivit, Chloris prit l’apparence d’un esprit et disparut dans l’épaisse forêt.
Molly avait appris qu’elle pouvait, en un clin d’œil, traverser cette forêt dont elle savait pratiquement tout. Grâce au pouvoir magique de milliers d’arbres, elle pouvait manipuler les plantes et ainsi fournir en permanence des matériaux de construction au front. Le Serviteur Magique, lui, était beaucoup plus lent.
Elle, qui commençait à comprendre le pouvoir de l’évolution, se demanda quand elle serait aussi puissante que Chloris.
Depuis quatre ou cinq mois qu’elle vivait à la Cité Sans Hiver, Molly avait appris les bases de la lecture et de l’écriture et était persuadée qu’elle évoluerait lorsqu’elle aurait fini de lire les “Principes de la Nature”.
Molly grimpa sur son Serviteur Magique et lui ordonna de quitter la forêt.
Elle n’était pas plutôt sortie des bois qu’elle aperçut un chantier de construction où des hommes s’affairaient.
– « Un, deux, trois, allez-y! »
– « Un peu à gauche! »
– « Doucement, doucement! »
Des milliers d’ouvriers réparaient la Station Tour n° 0, située au Nord-Est de la voie ferrée, première station sur la route menant aux ruines de Taquila et dernière de la voie forestière. À chaque coin se trouvait un bunker, tous quatre reliés par des tranchées et des parapets, ne formant qu’une seule unité. Les ouvriers portaient tous des tenues différentes, certains étant même torse nu. Si Molly ne connaissait pas les projets du Roi, elle aurait eu bien du mal de croire que ce qu’elle voyait ait un quelconque rapport avec la guerre qui s’annonçait.
– « Hé, n’est-ce pas là Mlle Molly ? Merci d’être venue nous aider! »
– « Nous allons encore devoir vous importuner aujourd’hui. L’unité du train est inondée. »
– « Mlle Molly, nous avons fait basculer une machine à vapeur. Pourriez-vous, s’il vous plaît, la redresser ? »
Tandis qu’elle descendait lentement vers la voie ferrée, se frayant un chemin à travers la foule, nombreux étaient ceux qui s’arrêtaient pour la saluer ou lui demander de l’aide. Elle n’était là que depuis une semaine et déjà, beaucoup la connaissaient.
Même si sa principale mission était de s’assurer que rien n’arrive au “Goéland”, la sorcière était toujours prête à aider, comme elle avait coutume de le faire sur l’Île Dormante.
Molly était heureuse de se sentir utile.
Sur l’île, seules les sorcières et un petit nombre d’habitants Fjords lui étaient reconnaissants pour son travail. Mais alors qu’à l’époque, elle ne pouvait rien faire d’autre que de charger et décharger des navires, dans cette ville où elle pouvait beaucoup plus, la jeune fille était devenue une célébrité. Elle en était heureuse et fière et tant que le Goéland restait au sol, elle était libre d’aller flâner sur le chantier de construction.
Au-delà de la station, le paysage changeait légèrement. Molly apercevait des nuages de fumée générés par les trains, monstres d’acier qui constituaient le principal moyen de transport et qui, infatigables, convoyaient en permanence du matériel jusqu’au front. Elle-même n’en transportait qu’une infime partie.
Malheureusement, selon la princesse Tilly, il n’était pas facile de construire des trains et comme ils n’en avaient que trois, ils avaient besoin du Goéland pour faciliter le transport entre la Cité Sans Hiver et le front. Quel que soit le déroulement de la guerre, ils devraient donc s’assurer que la logistique et la production à l’arrière ne soient pas interrompues.
Plus Molly approchait du bout de la voie ferrée, plus elle rencontrait de soldats en uniforme.
Après une semaine d’observation, la sorcière pouvait désormais distinguer les nouvelles recrues des anciens combattants. Les premiers la regardaient fréquemment durant les cours d’instruction tandis que les soldats chevronnés, eux, gardaient la tête baissée ou étaient trop concentrés sur le polissage de leurs armes pour faire attention à elle.
– « Regardez attentivement. Il existe différents types de Diables! » dit un instructeur en tapotant une image affichée sur un tableau. « Les plus courants sont les Diables Fous. Ils sont imposants, ont de gros bras et sont très doués pour le jet de lance. Par contre, à moins d’une extrême urgence, la succession de leurs tirs n’est guère rapide. »
L’assistance éclata de rire.
– « Silence! » Aboya l’instructeur. « J’espère vraiment que vous ne paniquerez pas en les voyant. Face à eux, le seul moyen de rester en vie est de tirer et de les finir avant qu’ils ne vous tuent. Fuir ou vous rendre ne servirait à rien dans cette situation, comprenez-vous ? »
– « Oui! », Répondirent en chœur les élèves.
– « Bien. Passons au suivant », dit l’instructeur en désignant une autre image. « Celui-ci, reconnaissable à ses yeux sur le front, est un Diable Terrifiant. Ils ne sont pas nombreux, mais beaucoup plus puissants que les Diables Fous et capable de vous paralyser d’un seul regard. Vous ne pourrez alors plus rien faire sinon attendre la mort. Cependant, il est possible de s’en protéger grâce à la Pierre du Châtiment Divin. Tous ceux qui seront sur le front recevront donc une pierre mais il est toujours possible que vous vous retrouviez face à l’un d’entre eux alors que vous ne la portez pas. »
– « Que faudra-t-il faire dans ce cas ? »
– « Prier votre grand-mère ou penser très forte à quelqu’un ou quelque chose que vos aimez plus que tout. Utilisez tous les moyens possibles pour surmonter votre peur! »
À ces mots, un soldat se tourna vers Molly qui lui fit un clin d’œil accompagné d’un sourire.
– « Hey, que regardez-vous », gronda l’instructeur. « Si vous ne voulez pas suivre les cours, retournez sur le chantier! »
Molly préférait les nouvelles recrues aux anciens combattants.
Elle sourit et exhorta le Serviteur Magique à poursuivre sa route.
Quelques centaines de mètres plus loin, elle atteignit l’extrémité du chemin de fer où travaillaient ouvriers, soldats et sorcières et aperçut parmi eux, en tenue de travail, une femme aux cheveux de lin.
C’était la Reine de Graycastle, Son Altesse Royale Anna Wimbledon.