Lorsqu’Edith revint au château, le Duc Calvin l’attendait dans la salle principale.
– « Vous ne comptez rester que trois jours à la Cité de la Nuit Éternelle ? Si je ne me trompe, votre mission risque de prendre quelques temps. Pourquoi ne pas vous attarder un peu ? »
– « Père, vous m’espionnez à présent ? » Demanda Edith, dubitative.
– « M’auriez-vous répondu franchement si je vous avais posé la question ? » Répondit le Duc en lui lançant un regard furieux. « Si j’ai appris quelque chose de vous, c’est qu’il vaut mieux chercher la réponse soi-même que de l’attendre. »
La Perle de la Région du Nord éclata de rire :
– « Ravie de constater vos progrès! Désormais, lorsque je rentrerai à la Cité Sans Hiver, je n’aurai plus trop à m’inquiéter pour vous. »
– « Vous n’avez pas répondu à ma question », grommela le Duc. « Je ne pourrai pas vous en empêcher, mais pourquoi tenez-vous à emmener Lance ? Il préférerait épouser une sorcière plutôt que vous. Et je ne comprends vraiment pas pourquoi vous avez décidé d’emmener le fils de Gerald à la Cité Sans Hiver! »
– « J’ai l’impression que vous m’en voulez de ne pas pouvoir devenir Reine », dit sa fille en lui jetant un regard en coin. « À moins que vous soyez simplement préoccupé par le fait que mon futur enfant ne devienne jamais héritier du trône ? Je me souviens encore de ce que vous m’avez dit lorsque Timothy est arrivé dans la région du Nord et je sais aussi ce que vous avez suggéré à Sa Majesté. »
– « C’était uniquement pour votre bien. Tenez-vous vraiment à voir une humble femme de chambre mener son fils au pouvoir ? » Répondit Calvin qui s’était radouci.
Edith soupira intérieurement. Certes, son père était attentionné et se souciait d’elle, mais il n’était guère avisé et plutôt étroit d’esprit.
Heureusement pour lui, les autres nobles de la Région du Nord ne valaient guère mieux, la plupart n’étant même pas capables de gérer leurs propres domaines. La jeune femme approuvait totalement la décision du Roi d’abolir le système aristocratique car si elle était à sa place, elle non plus n’aurait pas toléré de voir gaspiller ainsi ses richesses.
Même si elle pouvait comprendre les pensées conventionnelles d’un aristocrate traditionnel, elle qui aimait utiliser les mots comme des épées pour blesser les gens et parfois même se torturer elle-même, ne trouvait rien de réconfortant à dire à son père dans l’immédiat.
– « Une humble servante ? Vous vous trompez, mon père. Ce n’est pas par hasard si Gérald Wimbledon l’aimait », dit-elle avec intérêt. « La seule chose qui manque à cette jeune femme est le statut car si elle était née dans une famille noble, elle vous serait bien supérieure, à vous comme à mes deux cadets. Honnêtement, vous devriez être reconnaissant à vos ancêtres car sans votre titre, jamais vous n’auriez acquis ce que vous possédez aujourd’hui. Vous ne vivriez guère mieux que les simples commerçants de la rue. »
Comme elle s’y attendait, son père semblait maintenant très amer.
« Si, au départ, elle hésitait à me faire confiance, une fois sa décision prise, elle m’a donné tous les noms des personnes susceptibles de ruiner son avenir et celui de son fils. Quelle femme déterminée! En admettant que son fils arrive un jour au pouvoir, que craignez-vous donc qu’elle me fasse ? N’oubliez pas que j’ai dû la menacer pour qu’elle accepte de me suivre à la Cité Sans Hiver », dit Edith en riant. « Comment pourrait-elle me torturer pour évacuer sa colère ? Après tout, qui mieux qu’une femme sait comment en faire souffrir une autre ? »
– « C’est bon », dit Calvin, « je reconnais mes torts. Pourriez-vous vous taire à présent ? »
« Enfin! » Soupira sa fille. « Mais sachez que jamais il ne s’emparera du trône, car même si le Roi y consentait, jamais je ne le permettrai. » Elle lissa ses cheveux et s’approcha du Duc : « À présent, revenons à nos affaires. Si je veux rentrer le plus tôt possible, c’est pour ne pas manquer les prochains changements qui vont se produire à la Cité Sans Hiver, qui est en plein essor et aussi le centre du pouvoir. Deux semaines d’absence sont bien suffisantes et pour ma part, si Sa Majesté ne m’avait pas confié cette mission, jamais je ne serais revenue. Pour ce qui est de Lance, vous avez bien mauvaise mémoire car je vous avais demandé dans ma lettre de l’envoyer à la Cité Sans Hiver sitôt qu’il aurait atteint ses dix-huit ans. »
– « Mais si je vous l’envoie, la Région du Nord… »
– « Vous craignez de perdre votre successeur ? » Coupa Edith « Enfin, Père, les titres de noblesse ne sont plus désormais que purement honorifiques. Sans instruction pensez-vous que votre fils soit susceptible d’obtenir une bonne place à l’Hôtel de Ville ? Si je l’emmène, c’est pour assurer l’avenir de la famille Kant. La Cité Sans Hiver a beaucoup à nous apprendre et si nous ne voulons pas être éliminés du jeu, nous devons absolument en intégrer les nouvelles règles. »
Le Duc semblait toujours hésitant.
– « Le Roi n’a-t-il pas dit que de redoutables ennemis se cachaient dans le pays barbare ? Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passerait si ces créatures avaient raison de la Cité Sans Hiver ? »
– « C’est simple : si jamais cela se produit, nous serons tous condamnés et dans ce cas, il ne vous servira à rien d’avoir une douzaine de successeurs », répondit Edith en écartant les mains. « À mon avis, nous devrions remercier les Diables. »
– « Pardon ?! » S’écria Calvin, surpris.
– « J’ai l’impression que sans eux, Sa Majesté aurait bouleversé les Quatre Royaumes… », répondit sa fille, la bouche crispée. « S’il a, pour le moment, choisi de faire la paix avec les nobles, c’est pour se concentrer sur cette guerre mais un jour viendra où il apportera au monde entier des changements radicaux. Cela étant, les Diables nous font gagner du temps pour nous adapter à la tendance du développement. C’est notre seule chance, aussi devez-vous savoir ce qu’il convient de faire. »
Le Duc garda longuement le silence, après quoi il soupira.
– « Accorder un traitement préférentiel aux enseignants de la Cité Sans Hiver, instaurer davantage de classes d’enseignement primaire et envoyer davantage de gens étudier dans la Région de l’Ouest. Ah! Et écouter les conseils des fonctionnaires de l’Hôtel de Ville… comme vous l’avez mentionné maintes fois dans vos lettres. Vous voyez bien que ma mémoire n’est pas si mauvaise! »
– « C’est bien de vous en souvenir », dit Edith en tapotant l’épaule de son père. « À présent, je vais dormir un peu car j’ai beaucoup à faire cette nuit. »
– « Attendez… » Dit Calvin alors qu’elle s’apprêtait à monter à l’étage. « En ce qui concerne la serveuse… je veux dire Livia, je serais curieux de savoir ce que vous avez répondu à sa dernière question. »
– « Mieux vaut chercher la réponse par soi-même que de l’attendre », répondit sa fille avec un léger sourire. « Vous avez fait des progrès, continuez sur votre lancée. »
– « Hé, je disais cela pour parler. Mais… est-ce délibéré si vous gardez le silence ? » Soudain le Duc s’arrêta, bouche bée. Il venait de réaliser quelque chose : « Vous faites exprès pour me faire taire, n’est-ce pas ? Très bien très bien, je vous promets que je n’enverrai plus personne espionner vos conversations. Maintenant, voulez-vous m’expliquer, ma chère fille ? »
– « Oubliez ça, père. Ce n’est pas important. » Edith marqua un silence avant de murmurer : « J’espère seulement que c’est vrai, malheureusement… »
– « Malheureusement quoi ? »
Pour toute réponse, la Perle de la Région du Nord fit un signe de la main, monta les marches et disparut.