Nefolwyrth
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Chapitre 46 – La volte-face d’Ellébore
Chapitre 45 – Le procès de Klervi Menu Chapitre 47 – Un fantôme chez les Vespère

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Dehors, la lune peinait à éclairer les pierres sombres des rues et des murs de Faillegard. Quelques torches brûlaient de chaque côté de la longue route qui se faisait la diagonale de cette forteresse.

Au bout de celle-ci, dans le Fort-Aniline, se tenait en pleine nuit le procès d’une jeune fille qu’on ne soupçonnait plus, mais qui s’asseyait encore au banc des accusés, et ce, par conviction. C’était une aubaine pour sa représentante au banc des greffiers qui, par caprice peut-être, voulait se tenir ici et être la voix qui révélerait enfin toute la vérité sur le drame survenu plus tôt dans la soirée.

La juge relevait son maillet, sans quitter des yeux l’homme qui se tenait à la barre des témoins.

Melanéa : « Monsieur Stellio d’Orvande. Reconnaissez-vous avoir menti à la Cour ? »

La question était rhétorique, en ce que son premier témoignage était manifestement erroné. Il n’essayait pas de le cacher, et s’inclina brièvement pour montrer sa repentance. Son frère était assis sur un simple tabouret, et entouré lui aussi de gardes, comme s’il était le second accusé de cet affaire.

Stellio : « Oui, c’est tout à fait exact. J’en suis profondément navré, et suis prêt à accepter la sentence que j’encours, en ce que j’ai maquillé la scène du crime pour brouiller les pistes menant à mon frère à son insu. C’était une décision bien mal avisée, et je porterai la honte d’avoir souillé la dignité de monsieur de Romarthin jusqu’à la fin de mes jours. »

L’homme avait la tête sur les épaules, ça ne faisait aucun doute. Malgré ses actions que j’avais fini par deviner, je le considérais comme quelqu’un de fiable.

Monsieur Vulliek attira l’attention avec les mouvements bien trop amples par lesquels il signifiait son amertume.

Steran : « La réalité est bien cruelle, mon cher. J’aimerais moi aussi croire à l’innocence de votre frère, et pourtant, je suis bien forcé de reconnaître qu’il est au moins impliqué. Mais je n’oublie pas que l’accusée nous cache encore quelque chose, et je le découvrirai tôt ou tard. Ceci étant dit, je n’oublierai pas non plus la clémence dont vous avez fait preuve, mademoiselle de Port-Vespère. »

Cette dernière n’accordait pas beaucoup de crédits aux mises en garde de l’inquisiteur.

Steran : « J’ajoute que mademoiselle Ystyr a entièrement raison, et que je serai d’avis d’explorer au maximum tous ces mystères au plus tôt. J’invite ceux qui sont las à se reposer dans leurs chambres, mais jusqu’à décision de notre comtesse, chacun est suspect, et personne ne pourra quitter le Fort-Aniline avant que toute la lumière soit faite sur cette triste disparition. »

Malgré le mécontentement silencieux de certains, personne ne se leva. En l’état actuel des choses, tous étaient prêts à en entendre plus maintenant que nous nous étions rapprochés de cette tant recherchée vérité.

Steran : « Bien, maintenant que c’est dit, monsieur d’Orvande… Accepteriez-vous de témoigner à nouveau ? De nous dire ce que vous avez réellement entendu au moment du meurtre ? …Et ce que vous avez fait après celui-ci. »

Monsieur Vulliek peinait à parler ainsi à quelqu’un avec qui il avait œuvré maintes fois. Mais celui-ci avait déjà avoué ses torts, et aux yeux de la loi, il était déjà condamnable.

Stellio : « Bien entendu. Tout d’abord, je me dois de préciser que tout ce que j’ai raconté plus tôt est vrai. Et ce, jusqu’à ce que j’entende de l’agitation dans le porte-manteau. Contrairement à ce que je vous ai dit, quand ces bruits se sont calmés, plutôt que de me concentrer sur ce que j’avais à faire, je tendais l’oreille, espérant entendre la porte se rouvrir. Ce silence se poursuivait, et j’avais un mauvais pressentiment. Pourquoi personne ne sortait après tout ce chahut ? La porte ne se rouvrait toujours pas après quelques minutes, et j’ai décidé de m’interrompre dans mes lettres, et d’aller moi-même voir ce qu’il en était. »

Cette introduction rappela une fois de plus au baron ce qu’il avait vécu, et sa voix se fit plus grave, plus sombre à mesure qu’il continuait.

Stellio : « J’ai ouvert la porte après avoir pris soin de toquer. Avant même que je ne puisse entrer, il était sous mes yeux… Le corps du baron voisin de ma propre baronnie, avec qui j’avais dîné il y a une heure de cela. Je n’oublierai jamais cette vision, et je pense que l’image est à jamais gravée en moi. Je revois distinctement cette mare de sang autour de lui, le pauvre homme sur son dos y baignait. Sa main droite atteignait presque sa canne. J’ai dû avancer malgré moi, et c’est en pénétrant dans la pièce que je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un en face de lui… »

Nous avions nous aussi découvert le cadavre, et pourtant, ce que lui avait vu était bien pire. Pour plusieurs raisons, il peinait à poursuivre.

Steran : « Vous pouvez être honnête, monsieur d’Orvande. Un témoignage neutre et éclairé ne pourra que rendre service à votre frère. »

L’inquisiteur avait deviné l’une des raisons qui faisait hésiter le témoin. Son cadet lui signifia de la tête qu’il devait continuer.

Stellio : « Au pied d’un placard au miroir brisé se trouvait mon jeune frère, Félice. Il était adossé contre le bas du meuble, la tête baissée, inconscient. Les bris de glace luisaient sur son manteau noir. Je remarquai aussitôt le sang qui coulait de sa propre blessure aux flancs. »

Avec beaucoup de compassion, j’observais le baron d’Orvande qui reprit son souffle une nouvelle fois.

Stellio : « Ses mains étaient devant lui… Tachées de sang jusqu’aux manches… Tout comme les ciseaux de couture entre ses doigts. »

Les galeries réagirent vivement. S’il avait témoigné ainsi dès le début, le procès aurait bien évidemment tourné court.

Stellio : « J’aurais pu m’écrier de terreur et de stupéfaction, mais je ne l’ai pas fait. J’ai pris sur moi, et, en constatant que mon frère avait survécu, j’ai ressenti du soulagement… »

Monsieur d’Orvande se sentait honteux d’avoir ressenti de telles choses à pareil moment.

Stellio : « La situation parlait d’elle-même… Je suis arrivé trop tard. Et je ne pus me résoudre à appeler à l’aide. J’avais craint la mort de mon cadet si fort, et la peur de le perdre à nouveau aux mains d’un bourreau me poussa à agir. »

Le cadet dont il était question ne regardait plus son frère, il ne semblait pas le moins du monde reconnaissant.

Stellio : « Voilà pourquoi je lui ai ôté son manteau, dans la panique, et l’ai tout simplement reposé d’où il venait. Je n’ai pas plus réfléchi. J’ai déplacé Félice le temps de nettoyer, et de cacher tant bien que mal le corps du baron dans ce placard. J’ai planté l’arme du crime dans la plaie fatale avant de l’enfermer dedans. Finalement, comme vous l’avez deviné, j’ai caché le tout derrière le porte-manteau sur roulettes. »

Le poids de la culpabilité le forçait à s’accrocher plus fort encore à la barre.

Stellio : « Je n’avais pas de suite dans les idées… J’ai jeté tout le tissu qu’il m’a fallu pour éponger le sang dans les conduits d’air chaud. En revenant, mon frère reprenait conscience, et je l’ai amené avec moi dans la salle des rolliers pour clarifier la situation. »

Nous écoutions le dénouement de son récit dans un silence étouffant.

Stellio : « Quelques minutes après, mademoiselle de Port-Vespère est remontée… Et vous connaissez la suite. Je suis désolé de vous avoir laissé vous faire accuser sans rien dire… »

La demoiselle en question ne semblait pas lui en tenir rigueur. Cependant, sa mère le regardait froidement, décidée à ne plus jamais lui accorder sa confiance.

Melanéa : « Vous serez jugés bien assez tôt pour vos fautes, monsieur. Et ce ne sera pas pour me réjouir, je vous prie de me croire. »

Stellio : « Ce ne sera que justice, ma comtesse. Je nourris néanmoins l’espoir que mon frère ne soit pas condamné à la peine capitale. »

Melanéa : « Hélas, elle le guette, mais ce qui est pour l’instant scellé dans la mémoire de votre frère pourrait jouer en sa faveur. »

Ce genre de considération ne m’intéressait pas, et depuis le début de son témoignage, je ne faisais qu’interpréter ces nouveaux éléments. La vérité était encore loin d’être entière.

Des discussions embarrassées se firent entendre. Ces messes basses étaient pénibles à entendre pour le baron.

L’expression de monsieur Vulliek ne m’inspirait rien qui vaille. Il s’était montré relativement discret ces dernières minutes, mais à présent, il se tenait bien droit, comme pour se préparer à tenir un nouveau discours. Il n’avait jamais été impartial, et les dernières révélations n’arrangèrent pas les choses.

Steran : « Qui eût cru que cette affaire s’avérerait aussi complexe. Votre soif de savoir vous a hélas bien desservi, mademoiselle Ystyr. Vous vous en êtes rendus compte, vous aussi, n’est-ce pas ? Il y a une contradiction cruciale dans ce témoignage. Quelque chose qui jusque-là n’avait pas été clairement établi. »

De quoi parle t-il… ? Je n’aime pas ça !

Steran : « C’est un constat tout simple : si monsieur Félice d’Orvande est tombé inconscient lors d’une altercation avec la victime, cela signifie que la victime était en vie à ce moment-là. Et vous en conviendrez, un homme inconscient ne peut poignarder qui que ce soit ! »

Il pointait son index dans ma direction, dans une pose saugrenue qui mit l’emphase sur l’importance de ses propos.

Lucéard : « J-je rêve où il remet déjà en cause la culpabilité de monsieur d’Orvande ? »

Steran : « Mademoiselle de Faillegard, vous tous qui êtes réunis ici ! Ce témoignage change tout. Monsieur d’Orvande qui nous paraissait coupable jusque là n’a non seulement pas pu être l’auteur de ce meurtre, mais le témoignage de son frère nous laisse même penser qu’il est la seconde victime de cette tragédie ! »

Ma mâchoire se décrocha.

Ellébore : « Non ?? »

Steran : « Sinon, comment expliquer que monsieur de Romarthin soit sur son dos, poignardé dans la colonne vertébrale, tandis que l’arme du crime est entre les mains du jeune homme inconscient ? La victime ne serait-elle pas sur le ventre si tout s’était passé ainsi ? »

Nous étions tous abasourdis. Cette tentative désespérée d’innocenter le petit frère du baron d’Orvande semblait convaincre certains d’entre nous, pour qui cette conclusion était forcément accommodante.

Steran : « Face à cette scène, témoin, vous auriez dû comprendre. Quelqu’un a tué le baron avant de poignarder votre frère, puis l’a laissé inconscient, arme entre les mains. Leurs deux blessures étant basses, on peut facilement imaginer que leur agresseur était quelqu’un de petite taille. »

Je frappais sur le banc des greffiers, outrée par ce que je venais d’entendre.

Ellébore : « Vous êtes de retour avec ça ! Si l’accusée était coupable, pourquoi aurait-elle retardé son verdict pour le bien de monsieur d’Orvande ?! »

L’inquisiteur grimaçait. Ce rappel lui déplaisait, et pourtant, il s’était auto-persuadé que son raisonnement était le bon.

Je n’en pouvais plus d’entendre ce genre de théorie impliquant Klervi, mais je me fis rapidement une raison, monsieur Vulliek ne prenait plus aucune fierté à pointer la jeune fille du doigt.

Ses accusations sans fondement me révoltent, mais c’est comme ça ! Mon rôle n’est pas de me plaindre de ses théories. Mon rôle c’est de les réduire en miettes !

Ellébore : « Le premier constat sur lequel vous basez votre raisonnement est déjà facile à démentir : il est bien possible que monsieur d’Orvande se soit heurté au meuble et en soit tombé inconscient ! Devant le fait accompli, il a très bien pu prendre peur, et en reculant, trébucher sur un parchemin enroulé qui traînait au sol après l’altercation ! On en a d’ailleurs retrouvé un pendant notre enquête, et il était enfoncé en son centre, comme si on avait marché dessus ! Vu l’épaisseur du papier, il serait très aisé de glisser dessus si on y mettait les pieds ! »

Steran : « V-vous voulez dire un patron de couture ?! Mais nous n’avons rien trouvé de tel ! »

L’inquisiteur n’avait pas été briefé à ce sujet, et la juge intervint.

Melanéa : « En effet, monsieur Vulliek, j’ai par mégarde laissé un placard du fond ouvert, et nous y avons retrouvé le patron en question. Gardes, apportez-le donc ! »

-2-

La comtesse avait fait amener cette pièce à conviction qui prenait enfin du sens.

Monsieur Vulliek constata que le sang sur celui-ci pouvait sans l’ombre d’un doute prouver son lien avec notre affaire.

J’étais satisfaite de ma déduction, mais n’osais pas croiser le regard du suspect, qui lui s’était résigné à son sort depuis quelques minutes déjà.

Et pourtant, je savais au fond de moi que j’étais en train de soulever une autre incohérence, sur laquelle l’inquisiteur mit des mots.

Steran : « Beau travail, voici une pièce à conviction qui arrive à point nommé, mademoiselle. »

Il semblait bien trop réjoui de voir l’atout que je cachais dans ma manche.

Steran : « Monsieur d’Orvande, qu’en est-il de ce patron ? »

Le baron d’Orvande plissait les yeux pour essayer de stimuler sa mémoire, en vain.

Stellio : « Il ne me dit rien. Il y en avait bien un sur la table basse noire, il me semble. Mais pas par terre, j’en suis certain. »

L’inquisiteur se tournait vers moi, puis vers la juge.

Steran : « Et je ne vois pas pourquoi le témoin mentirait encore. Alors, comment interpréter ceci ? Si quelqu’un a bien marché sur ce patron pendant l’altercation, il aurait dû être par terre quand monsieur d’Orvande est arrivé sur les lieux du crime. Mais ce n’était pas le cas, et la seule explication est qu’une tierce personne a altéré la scène de crime juste après sa conclusion. Cette personne voulait bien évidemment rendre la scène plus lisible, et faire en sorte que nous accusions immédiatement monsieur Félice d’Orvande ici présent. Voilà pourquoi elle a aussi mis l’arme bien entre les mains du jeune homme. Et vous en conviendrez, c’est un peu gros. »

D’une certaine façon, je ne pouvais que reconnaître qu’il disait vrai. Mais sachant dans quelle direction il allait, je n’étais pas sereine.

Steran : « Et pourquoi quelqu’un aurait fait une telle chose ? C’est élémentaire. L’authentique scène de crime aurait certainement révélé qu’il y avait deux victimes. Et c’était bien le cas. Il y avait donc trois personnes dans cette pièce au moment du meurtre ! Et la troisième ne peut qu’être le coupable ! »

Il se servait de sa seule déduction solide pour enfoncer le clou dans la direction qu’il souhaitait.

Steran : « Tout ça pour en revenir à la même conclusion… Mais à un mystère encore plus grand. Mademoiselle de Port-Vespère… Êtes-vous fin prête à nous dire toute la vérité ? »

Ellébore : « Je vous prierai d’arrêter de l’impliquer! Tout le monde ici sait que l’accusée est innocente ! Nous continuons ce procès à sa demande, parce qu’elle est inquiète pour le suspect, n’avez-vous toujours pas compris ? »

Ce rappel était de mise, mais l’assistance n’était déjà plus sûre de rien.

Lucéard : « Il n’a pas l’air si redoutable que ça, cet inquisiteur, mais il arrive à faire passer ses théories bancales pour des vérités absolues, et c’est un talent redoutable pour un homme de sa profession. »

Mon assistant analysait notre adversaire, comme si c’était lui que nous devions combattre.

Ellébore : « Hélas, il y a bien une incohérence dans ce que vous dites. Je suis d’accord que l’absence de ce patron est étrange, surtout que l’on sait qu’il a été remplacé par un propre. Si monsieur d’Orvande n’a pas pris cette initiative, alors il y a bien une tierce personne. Mais celle-ci n’aurait jamais pu deviner que le frère du baron serait amnésique ! Alors pourquoi… ? »

Ce constat soulevait une autre question.

Steran : « Qui aurait cru ce pauvre homme dans l’état où on l’a retrouvé ? Surtout s’il soutenait mordicus qu’une adolescente l’avait poignardé lui et le baron de Romarthin. »

Ellébore : « Vous, sûrement. Et beaucoup d’autres. Et pourtant, il y a bien quelqu’un qui a décidé de le laisser en vie, quitte à ce qu’il parle… »

Mais pour quelle raison ? Après avoir tué le baron, il ne lui restait qu’à achever l’autre homme… Sauf si…

Steran : « Je vois que vous réfléchissez intensément, mais laissez-moi vous apprendre quelque chose que je tiens d’expérience. Certaines personnes ne sont tout bonnement pas comme nous, elles sont totalement détachées des autres et ont une facilité toute particulière à manipuler leurs entourages. Ces gens ne ressentent rien, et nous sommes incapables de comprendre ce qui leur passe par la tête. »

Cette fois-ci c’en était trop. Je frappais sur la planche de bois de mes deux mains.

Ellébore : « Vous êtes en train de dire que l’accusée est ce genre de personne ?! Après avoir été aux premières loges de ce que vous lui avez fait endurer, vous affirmez encore qu’elle ne ressent rien ?! »

Mon assistant appuya sur mon épaule du bout du doigt pour attirer mon attention.

Lucéard : « Ellébore… T’énerver ne nous aidera pas à nous en sortir… »

Il essayait de me rappeler à l’ordre avec délicatesse, lui qui gardait la tête froide. Quand je me rendis compte m’être vraiment emportée, je me sentis honteuse. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas mise en rogne.

Néanmoins, j’avais provisoirement cloué le bec à monsieur Vulliek. Celui-ci n’était après tout pas insensible à l’attitude exemplaire de Klervi.

Ellébore : « Pardon, Lucéard… »

Le garçon répondit à mon regard attristé, et semblait culpabiliser, on ne pouvait pourtant pas dire qu’il y soit allé trop fort.

Mais ça m’énerve d’en revenir là… Et encore une fois, il serait mal avisé d’indiquer une nouvelle personne dans cette affaire, car je n’en ai aucune en tête. Après, bien sûr, il est toujours possible que le baron d’Orvande mente, et qu’il ait tout remis en place lui-même. Si c’est le cas, alors ce serait notre suspect numéro un, mais… Je n’en suis pas convaincue…

L’inquisiteur semblait confus d’être allé si loin. Il avait fugacement croisé le regard de Klervi. Elle était à bout de force, et l’altruisme dont elle avait fait preuve lui coûtait déjà cher.

Steran : « Je… Je suis prêt à reconnaître que certains éléments ne collent pas. Néanmoins, mademoiselle, comment expliquez-vous la blessure au flanc de monsieur d’Orvande ? »

Il tentait une approche plus douce. Une approche qui consistait à me faire dire les conclusions qu’il attendait, pour que je finisse par comprendre par moi-même qu’il avait raison.

Je réfléchissais intensément, ne voulant pas lui donner la satisfaction qu’il attendait.

Ellébore : « Maintenant que vous le dites… Peut-être qu’une éventuelle tierce personne a fait en sorte de faire porter le chapeau à monsieur d’Orvande. Néanmoins, l’altercation n’a probablement eu lieu qu’entre la victime et lui… »

Monsieur Vulliek écoutait avec intérêt.

Ellébore : « On peut même penser que tout se soit passé comme on l’avait imaginé avant que n’intervienne ce parchemin. Après tout, rien ne dit qu’une troisième personne a participé à cette lutte. »

Steran : « Et pourtant, monsieur d’Orvande n’a pas mentionné que la porte se soit rouverte avant que lui-même n’y aille. La troisième personne était forcément sur les lieux du crime puisqu’elle a eu le temps de maquiller certains détails avant l’arrivée du baron. »

Ellébore : « Cela ne signifie pas pour autant qu’elle se soit battue avec eux. »

Steran : « Quelqu’un aurait assisté à la mort du baron aux premières loges ? Ce serait un témoin de premier choix ! Alors pourquoi ne s’est-il pas manifesté ? »

J-j’en sais rien, moi !

Je me triturais les méninges pour trouver un sens à tout ça.

Selon lui, une personne serait entrée dans la pièce, et aurait fini par poignarder le baron et monsieur d’Orvande avec les ciseaux de couture. Les choses auraient-elles vraiment pu se passer ainsi… ? Quelque chose cloche, j’en suis sûre… Mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus !

Ellébore : « Hm, et si… Et si monsieur de Romarthin avait poignardé le suspect… ? Je ne vois pas d’autre explication logique. »

Steran : « Et moi, je ne vois pas en quoi c’est logique. La théorie d’une troisième personne est bien plus cohérente. D’autant plus qu’il m’est difficile d’imaginer monsieur de Romarthin une arme à la main ! Même en ne l’ayant vu qu’une soirée, vous n’avez pu que vous rendre compte de la bonté de ce gentilhomme. »

Il faisait les louanges de la victime comme s’il s’agissait déjà de ses funérailles.

Je n’ai jamais entendu autant de mauvaise foi en si peu de temps !

C’était bien pratique pour lui d’invoquer le caractère sacré du défunt pour que la balance penche à sa faveur.

Steran : « Mais ce n’est pas tout. Si vous dites vrai, et considérant qu’il n’y avait que les ciseaux, l’effusion de sang provoqué par une arme aussi courte aurait nécessairement sali au moins ses mains. Et contrairement à l’accusée, il n’aurait pas eu la possibilité de se les laver, voire de se changer entièrement. Et les mains de la victime étaient intactes. »

Ce… Ce n’est pas faux… …Attends… Intactes… ?

Lucéard me vit pousser un soupir, et se mit à réfléchir à quelque chose pour me remonter le moral.

Steran : « Conclusion : seule une tierce personne aurait pu faire le coup. Et vous me feriez de la peine à accuser notre bon baron d’Orvande, alors avant que vous ne disiez quoi que ce soit, je me dois de vous rappeler que la troisième personne a poignardé le petit frère de ce monsieur, et que s’il avait fait le coup, il aurait non seulement eu le temps de l’achever, mais n’aurait par dessus le marché pas fait tous ces efforts pour qu’il ne soit pas soupçonné. Si comme je le pense l’accusée n’a pas quitté la pièce après avoir ouvert la porte, alors elle attendait ses victimes de pied ferme. Elle demeura cachée jusqu’à leur arrivée, puis se cacha jusqu’au départ de monsieur d’Orvande. »

Félice : « Mais cette demoiselle… »

L’inquisiteur ignora le murmure à sa gauche. L’amnésique ne croyait qu’en sa culpabilité, et pris d’une soudaine migraine, il se tint la tête.

Steran : « Par conséquent, on est en droit de penser que vous aussi avez reçu un message vous invitant à vous rendre sur le toit, monsieur d’Orvande. Si nous retrouvons un papier identique à celui de la victime, nous aurons bien la preuve que vous étiez aussi visé, et donc, innocent. »

Monsieur Vulliek s’emballait, et demandait même à son assistant de fouiller la chambre du jeune homme amnésique.

Inviter deux personnes sur le toit… Pour les tuer ? Avec seulement des ciseaux ? Un vieil homme seul pourquoi pas, mais même avec l’effet de surprise, difficile de prendre le dessus sur deux personnes…

Lucéard murmurait, comme s’il n’accordait pas grande importance à son idée.

Lucéard : « Le « RVI » sur le message ensanglanté pourrait tout aussi bien être un « RVA » et ça expliquerait la présence de monsieur d’Orvande pour cette entrevue avec la victime. Mais quand même, que le rouge n’épargne que cet endroit, je commence à croire que Klervi est la plus malchanceuse de la famille. »

Sa déduction valait pourtant le coup, et je lui souris, déjà pour féliciter sa perspicacité, et aussi parce que son calme et la teneur de son discours me donnaient l’impression que tout finirait par s’arranger.

Il faut que je me concentre. Les choses ont certainement dû se passer comme ça. Il ne devait y avoir qu’eux deux. Ils voulaient sans doute discuter en privé… Mais pourquoi… ?

Steran : « Bien. Si comme moi, mademoiselle Ystyr, vous êtes prête à reconnaître que seule une troisième personne a pu être à l’origine de ce crime, je vous invite à partager avec nous vos suspicions. »

Et si je n’en ai pas, vous accuserez Klervi, n’est-ce pas ?

Je lui lançais un regard perçant, lui montrant une fois de plus que je n’appréciais pas ses méthodes.

Néanmoins, s’il y avait une troisième personne comme il le dit, elle n’a pas pu sortir selon monsieur d’Orvande…

Je me secouais la tête. On attendait une réponse de ma part, je ne devais pas m’égarer.

Visualisons tout ce que nous avons… Félice d’Orvande fait passer un message à monsieur de Romarthin. Nous savons qu’il l’invitait à le rejoindre, et le sommet de la tour sud-ouest est tout indiqué. Pourtant, ils se croisent dans le garde-manteau.

Melanéa : « Mademoiselle d’Azulith ? »

Ce silence devenait agaçant pour certains. Mes réflexions me forcèrent à ignorer ce qu’il y avait autour de moi.

Lucéard : Oh oh, cette fois-ci, elle va nous montrer de quel bois elle se chauffe…

Je regardais dans le vide, parfaitement immobile.

Pourquoi l’avoir invité ? Simplement pour parler ? Dans tous les cas, le sujet ne pouvait qu’être fâcheux puisque ça a tourné ainsi. Vu la longueur du mot, monsieur de Romarthin devait savoir d’avance pourquoi il voulait avoir cette entrevue. Mais il y est allé. Il ne pensait sans doute pas en mourir, mais quand même… Il aurait dû assurer ses arrières. À partir du moment où monsieur d’Orvande a empoigné les ciseaux, comment aurait-il pu lutter ? Pourtant, cette altercation ne s’est pas finie en un instant. Un porte-manteau a basculé, un patron est tombé d’une table basse… Peut-être que la victime lui faisait confiance… Mais si elle s’était méfiée, alors…

Steran : « Eh bien ? Répondez… ! »

Insista t-il, plus surpris qu’irrité.

Ellébore : « Je le reconnais, j’ignore pourquoi le patron n’était pas là où nous aurions dû le trouver. Et je peine à croire qu’une troisième personne ait souhaité ce dénouement. Si celle-ci était le coupable, je considère impensable qu’elle ait épargné monsieur d’Orvande. Ce dernier a pourtant été poignardé lui aussi, mais sa blessure est de toute évidence légère puisqu’il est ici. »

Un soigneur était justement en train de panser ses blessures à l’abri des regards indiscrets.

Ellébore : « Un coup par lame ne pouvait qu’avoir l’intention de le tuer, et si la personne qui a maquillé en premier la scène du crime a décidé de l’épargner, sa volonté ne concorde pas avec celle de la personne qui a porté le coup. »

Steran : « Je vois, c’est intéressant. Cependant, sur un coup de colère, l’accusée aurait très bien pu le poignarder, pour finalement décider après s’être calmée de le laisser en vie pour en faire un coupable parfait, et être certaine de ne pas être inquiétée par l’enquête. »

Ellébore : « Je souhaiterais vous poser une question. »

Ses propos n’avaient pas réussi à m’intimider, et l’assurance dont je faisais preuve en formulant ma requête lui fit comprendre que sa réponse importait peu.

Steran : « Oh, mais allez-y, je me ferai une joie de vous éclairer. »

Bien que ce fut inapproprié, à chaque fois que je devinais quelque chose d’important, le sourire me remontait aux lèvres.

Ellébore : « Monsieur de Romarthin était droitier, n’est-ce pas ? »

-3-

Mon assistant aimait le ton que je venais d’employer, et son regard s’illumina.

Steran : « Tout à fait exact. Mais qu’allait vous faire de cette information ? »

Ellébore : « Et sa jambe la plus faible était la gauche, je m’en suis aperçue. Une aubaine pour un droitier, puisqu’il n’a ainsi pas à tenir sa canne dans sa main dominante. »

L’inquisiteur commençait à réfléchir, il ne voyait pas où je voulais en venir, mais il était désormais certain que ce que j’avais en tête serait décisif pour la résolution de cette affaire.

Melanéa : « Qu’en est-il, mademoiselle ? »

La juge se fit la voix des galeries.

Ellébore : « Je voulais simplement m’assurer que, comme je l’ai vu pendant la soirée, monsieur de Romarthin tenait toujours sa canne en main gauche. Car, maintenant que j’y pense, quelque chose m’a perturbé quand monsieur d’Orvande a mentionné que la canne de la victime avait été retrouvée à sa droite. …Sachant qu’il était sur le dos. »

Steran : « Certes. Je m’en souviens aussi. Mais en quoi est-ce si significatif, il a pu la faire tomber à n’importe quel moment, et dans n’importe quelle position. »

C’est une possibilité, oui. Mais je peine à croire que ce soit une coïncidence. Et si mon raisonnement n’est pas bon, je n’ai vraiment plus rien à tenter, alors je vais espérer très fort, et bluffer encore plus fort !

Ellébore : « Pourriez-vous m’apporter la canne de la victime ? »

Un garde la posa devant moi, tout aussi curieux que le public qui tendait le cou pour apercevoir ce qui se tramait en bas.

Steran : « Vous allez nous dire qu’il y a quelque chose à tirer de cette canne ? J’en serai surpris. »

Moi aussi. Mais… Il y a peut-être en effet quelque chose à tirer.

Ellébore : « Quand nous avons découvert le corps juste après Klervi, rien ne m’a choqué concernant cette canne. Et pour cause, il n’y avait visiblement pas de quoi l’être. Elle a été épargnée par le sang de son propriétaire, et il n’y avait pas de sang au sol à ce moment-là. »

Steran : « Je veux bien vous croire. D’ailleurs, je suis en ce moment-même totalement désintéressé de cette pièce à conviction. »

Après l’avoir tâté à divers endroits, je rendis mon expertise.

Ellébore : « Le manche est un peu poisseux. »

L’inquisiteur soupirait. Il ne s’attendait plus à rien de sérieux, et me regardait tirer sur ce manche en bois.

Steran : « …Et donc… ? Je ne vois pas en quoi- »

* tshing *

Le son du métal attira son regard tétanisé. Je venais de révéler au bout de ma main la lame ensanglantée d’une épée.

Ellébore : « Hiii ! »

Je fus la première à m’écrier de stupeur, suivie par une partie de l’assistance.

Lucéard : « Ce n’est pas toi qui devrait être surprise, Ellébore… »

Le garçon à côté de moi était totalement indifférent à une telle vision.

Steran : « Je dois rêver… »

Les galeries se firent de plus en plus bruyantes.

Melanéa : « Mais alors… ? »

Ellébore : « La voilà la solution au problème de tout à l’heure. Une arme assez longue pour ne pas se salir les mains. Une arme qui permettait à monsieur de Romarthin de faire acte de présence au rendez-vous que lui a donné monsieur d’Orvande, sans craindre de finir dans un guet-apens. »

Ce dernier était le premier surpris.

Félice : « Irvald m’aurait blessé avec une canne-épée… ? »

Après avoir inspecté sa blessure comme si celle-ci pouvait lui apporter des réponses, sa tête le fit souffrir de nouveau, ce qui témoignait de la pertinence de ma thèse.

Ellébore : « Non seulement il semble que cette canne-épée ait baigné dans du sang, mais sa lame en est recouverte ! Êtes-vous enfin prêt à croire que la victime se soit défendue ?! »

Steran : « …Oh… »

L’inquisiteur se tenait lui aussi la tête, comme s’il venait d’être frappé par un de ses fameux élans de mélodrame.

Steran : « Ooooooh !! »

Son cri me fit sursauter. Il me donnait l’impression d’avoir eu une nouvelle révélation.

Quoi encore… ? Je n’aime pas quand vous faites ça…

Steran : « Vous aviez raison, en effet… Et ça change tout ! »

Il s’exprimait comme s’il était à bout de souffle. Pour une fois, ce qu’il avait déduit ne semblait pas lui faire plaisir.

Steran : « Monsieur de Romarthin avait donc les moyens de se défendre. Nous ne sommes plus en mesure de savoir qui des deux était en position de légitime-défense, et pourtant… Une chose est sûre. Monsieur d’Orvande n’aurait jamais pu s’en sortir avec de vulgaires ciseaux ! »

H-hein ?

Lucéard : « Il n’a pas tort… Maintenant que l’on sait qu’il gardait une arme secrète, on peut se demander comment il a pu finir en tant que victime. »

Steran : « Voilà pourquoi, inconsciemment, il ne voulait pas voir l’accusée se faire condamner… »

Le brouhaha n’allait qu’en s’accentuant. Klervi écoutait attentivement la suite.

Steran : « Après s’être pris un coup d’épée, il a eu le malheur de se heurter le crâne et est tombé inconscient, à la merci de son agresseur, épée à la main ! Mais comme nous le savons tous, l’histoire ne s’est pas finie là ! Et la troisième personne qui se terrait dans cette pièce est sortie de l’ombre, et de toutes ses forces à planter les ciseaux dans le dos du baron ! Au prix de son innocence, l’accusée a sauvé la vie de monsieur d’Orvande… ! »

Ellébore : « Q-q-quoiiiiiii ?!! »

Ma mâchoire se décrocha.

Steran : « Voilà pourquoi elle aussi cherche à le défendre avec une telle ardeur ! Pour que ne soit pas vain son geste héroïque ! Mes amis, quelle tragédie ! Ces deux-là, je vous le dis, ne méritent aucun châtiment ! Ils sont les victimes d’un bien cruel destin ! »

Il n’y avait plus moyen de l’arrêter. Cette résolution poétique semblait lui ôter la raison, lui qui prônait jusqu’alors que monsieur de Romarthin ne ferait jamais de mal à une mouche.

La confusion régnait sur les sièges en hauteur. Certains étaient même attendris par cette conclusion, et dévisageaient Klervi, qui était plus que gênée par le nouveau rôle qu’on venait de lui attribuer.

Ellébore : « U-un instant ! »

T-touchant ou pas, Klervi n’a jamais tué personne, je ne peux pas les laisser dire ça !

Lucéard était perdu, et me regardait béatement.

Lucéard : « J’ai des sentiments conflictuels… »

Ellébore : « Lucéard, pas toi ! »

Des coups de maillet se firent entendre. La juge me donnait l’occasion de démystifier ce que venait d’inventer l’inquisiteur.

Ellébore : « Ce scénario est tout aussi impossible ! L’heure n’est pas aux conclusions hâtives. Nous n’avons toujours aucune idée de qui a attaqué qui, ni si c’était leur intention dès le début. Et Klervi n’a pas non plus assisté à ça, que vous le vouliez ou non ! »

Monsieur Vulliek réajustait sa cravate. Il ne voulait pas donner l’impression de s’être emballé pour rien.

Ellébore : « Cette canne-épée a été retrouvée dans son fourreau. Si votre version était vraie, l’accusée n’aurait eu aucun intérêt à la ranger, et à essuyer son manche. Après tout, cette preuve est extrêmement incriminante pour monsieur de Romarthin ! »

Steran : « Personne n’est parfait, hélas. Notre bien-aimé baron et l’accusée ne font pas exception. En réalisant que ce premier était mort à la suite de cet acte de bravoure, elle a pris peur, et a préféré que les preuves accusent celui qu’elle venait de sauver. »

C-comment peut-il dire ça ? Il n’arrête pas de se contredire depuis tout à l’heure…

Dès lors que la famille d’Orvande était impliquée dans cette affaire, l’inquisiteur ne se montrait plus aussi distant et professionnel qu’au début. Il tentait de donner un sens à ce crime qui serait pour lui facile à accepter. Il souhaitait au plus profond de lui que le suspect ne soit pas coupable. Il souhaitait aussi prouver à l’auditoire que Klervi cachait quelque chose tout ce temps, mais par sympathie, il préférait ne plus l’accuser d’un meurtre sauvage. Il était prêt à l’ériger en héroïne, et faire passer la victime comme le monstre à haïr qui manquait à cette affaire.

Steran : « Ne s’adonnait-elle pas à un jeu de cache-cache avec sa sœur ? Elle aurait très bien pu attendre patiemment dans la salle des manteaux jusqu’à ce que le drame ait lieu. »

Hélas, la fatigue commençait à jouer des deux côtés de la juge. Aussi surréaliste que soit sa théorie, elle expliquait les éléments incohérents que nous avions accumulés depuis le début.

Mais ça n’a pas pu se produire comme ça…

-4-

Steran : « Monsieur d’Orvande, avant de retourner à votre place, voulez-vous bien une dernière fois confirmer n’avoir entendu personne ouvrir la porte après ce que nous pensons être le moment du meurtre ? »

Le baron d’Orvande était toujours à la barre, et soupira sa réponse, peu convaincu, lui non plus, par la tournure de ce procès.

Stellio : « Oui. Si une troisième personne a modifié la scène du crime, elle ne pouvait qu’être dans la pièce quand j’y suis entré. »

Il faut que je réponde quelque chose. Aussi peu crédible que soit son histoire, si je ne propose rien d’autre, c’est fini… !

Steran : « Une fille de son gabarit aurait pu se cacher n’importe où. Pour toutes ces raisons, je demande à l’accusée de se présenter à la barre. »

Je suis certaine qu’il y a bien mieux à déduire de cette canne-épée…

Félice : « … »

Le jeune homme au regard mauvais fixait lui aussi Klervi, se demandant au fond de lui si sa bienfaitrice n’était pas en train de se faire condamner sous ses yeux.

Les quelques soutiens de monsieur Vulliek se firent plus bruyants. Une nouvelle occasion de couper court à ce procès leur rendit assez d’énergie pour se faire entendre.

Homme : « Si ce que vous dites est vrai, elle n’a aucune raison de nous le cacher plus longtemps. Elle a bien agi, et sa sanction sera bien plus légère. »

Femme : « Que tout ça soit la vérité ou non, si elle n’est pas prête à passer aux aveux, alors nous allons devoir nous en passer nous aussi ! »

Stellio d’Orvande laissa avec quelques réticences sa place à Klervi. Ainsi, son frère ne serait pas condamné, mais cela ne lui suffisait pas à accepter pleinement ce dénouement.

Je ne pense pas que le baron d’Orvande soit coupable… Mais je n’ai pas d’autre suspect… Si seulement je pouvais prouver qu’une troisième personne autre que Klervi était sur les lieux du crime.

Trois coups de maillet, et le calme revint.

Melanéa : « …Tout ça pour en revenir là… »

La juge ne savait plus quoi penser. Malgré sa déception, la pression sur ses épaules la poussait à espérer que Klervi avoue plus facilement son crime, maintenant qu’on lui octroyait des circonstances atténuantes.

Melanéa : « Mademoiselle de Port-Vespère, si vous voulez bien… »

Cette troisième personne a caché la canne-épée dans son fourreau, l’a nettoyé. Elle a aussi caché le patron, et l’a remplacé par un propre… Pourquoi ?

La jeune fille se relevait encore. Elle n’en pouvait plus.

Mon assistant se retenait de se faire remarquer. Malgré la colère qu’il ressentait à l’encontre de l’inquisiteur, il préférait me laisser contre-attaquer. Je n’avais pourtant rien pour réfuter sa thèse…

Klervi se tenait à la barre, face à la juge. Elle ne pouvait plus garder la tête haute, et ses cheveux sombres cachaient à peine la douleur sur son visage.

Elle s’était presque crue sortie d’affaire. Et ç’aurait été le cas si elle avait laissé le procès se finir.

La troisième personne était forcément impliquée puisqu’elle a maquillé la scène… C’est un proche de ces deux-là… Et probablement qu’il ou elle sait de quoi devaient parler ces deux messieurs.

Steran : « Il est temps, mademoiselle. Si tout ce que nous avons dit est vrai, je vous prie de bien vouloir confirmer. Vous n’avez plus à vous en faire. Nous connaissons enfin le contexte exact, et vous serez jugée avec la plus grande clémence. »

Monsieur Vulliek n’inspirait aucun soulagement à l’accusée. Déjà parce qu’elle n’avait aucune raison d’être sereine, mais aussi parce que l’homme qui lui demandait ses aveux était visiblement mal à l’aise. Il savait lui aussi que les choses n’avaient aucun sens pour l’instant, et que la présence de Klervi dans cette histoire n’était pas la solution que nous cherchions.

Klervi : « …J’aimerais que tout ça s’arrête… »

La voix larmoyante de la demoiselle que je représentais m’atteint. J’avais beau réfléchir aussi intensément que possible, je ne trouvais rien pour nous rapprocher de la vérité.

Klervi : « …Je n’ai rien fait de mal… »

Chacun de ses mots me brisait le cœur. Je regrettais d’avoir demandé à poursuivre l’audience. Sans ce caprice, elle n’aurait pas eu à se retrouver là de nouveau. Si je m’étais arrêtée à temps… Elle serait déjà libre.

Klervi : « Pourquoi tout cela m’arrive… ? »

Ce murmure de détresse n’atteint pas les derniers rangs. Personne n’osait plus demander à la juge d’accélérer les choses.

L’enfant relevait enfin son regard humide.

Klervi : « …J’aimerais me réveiller de ce cauchemar… »

Elle avait tenu bon si longtemps. Son courage et sa force morale m’avaient grandement inspirée. Mais elle aussi avait ses limites, et la pauvre princesse s’apprêtait à fondre en larmes d’une seconde à l’autre.

Steran : « C-cela ne prend pas… Dites-nous… Dites-nous la vérité… »

Il n’en menait pas large, lui non plus. Il osait à peine la regarder dans les yeux.

Klervi : « Je… »

???: « Cela suffit !! »

Une voix féminine mais puissante parvint à briser cette atmosphère suffocante.

Au côté de Klervi se tenait la plus proche de ses sœurs, à la surprise générale.

Aenor : « Elle est innocente ! »

Les paroles d’une enfant de 11 ans n’avaient pas de poids ici, et pourtant, l’autorité naturelle d’Aenor et la force de sa voix firent mouche.

Klervi se tournait vers sa cadette, ne comprenant pas ce qu’elle faisait à la barre.

Aenor attrapa la main de l’accusée, et la serra tendrement. La dictatrice miniature était aussi émue que sa sœur.

Aenor : « Je suis avec toi, Klervi. Je ne t’abandonnerai jamais. »

Steran : « Mademoiselle, veuillez regagner votre place. Je comprends vos sentiments, mais vous ne pouvez pas interférer dans un procès. »

La demoiselle qui dépassait à peine de la barre des témoins lançait un regard meurtrier à celui qui tourmentait Klervi depuis bien trop longtemps.

Aenor : « Et vous, vous ne pouvez pas inventer chaque fois de nouveaux scénarios pour y inclure ma sœur qui est parfaitement innocente. Vous n’avez toujours aucune idée de ce qui s’est passé sur la scène du crime, et vous continuez malgré tout de l’accuser. Je peux vous assurer que quand ce procès touchera à sa fin, vous serez condamné pour diffamation. »

Je restais ébahie par l’attitude de l’enfant. Je n’aurais jamais été aussi extrême qu’elle dans mes propos. Je devais me rendre à l’évidence : la famille royale pouvait se permettre ce genre de choses de temps en temps.

Monsieur Vulliek s’étonnait de se sentir intimidé par une si petite fille. Il reconnut même au fond de lui avoir quelque peu dépassé les bornes.

Avant qu’il ne demande aux gardes de l’escorter à l’extérieur, Aenor sortit de sa poche un mouchoir blanc couvert de sang à présent sec.

Aenor : « J’ai retrouvé ceci dans la chambre de la victime tout à l’heure. Je pense que cette pièce mériterait une expertise approfondie. Pour information, il s’agit du mouchoir de madame Eurydice de Romarthin. »

D’un ton sec, la princesse avoua devant tout l’auditoire s’être introduite dans la chambre de la victime.

???

Je lançais un regard à Lucéard, comme pour lui demander si j’étais en train de rêver ou non. Il n’avait pas l’air d’en savoir plus que moi.

J’étais tout simplement bluffée. Elle m’avait non seulement devancé moi, mais aussi toute l’équipe de monsieur Vulliek chargée de l’enquête. Ses méthodes étaient cependant discutables, et c’était sans doute pour ça qu’elle avait gardé cette pièce à conviction pour elle jusque-là.

Des voix se levaient autour de nous. La juge, l’inquisiteur, et toute l’audience avaient immédiatement deviné ce qu’elle venait de faire : c’était une accusation pure et dure.

Luaine : « Aenor, que fais-tu, enfin ?! »

Sa mère était furieuse. Ou du moins, c’est ce qu’elle voulait faire croire.

Monsieur Vulliek relativisa : ce n’était qu’une enfant après tout.

Steran : « En voilà des manières. Ce n’est pas bien de fouiller la chambre des gens, mademoiselle. Bien que je considère qu’il soit normal pour les enfants de faire quelques bêtises de temps à autre. »

Aenor était toujours prise de haut de la sorte et n’y faisait plus grand cas.

Aenor : « Il y a bien trop de sang sur ce mouchoir pour que ce soit anodin. J’exige un témoignage de sa propriétaire ! »

Lucéard : « Bien joué Aenor… ! »

Je n’avais jamais vu Lucéard aussi admiratif. Cette vision si rare me détendit quelque peu. Il se tourna vers moi.

Lucéard : « Elle te sert une suspecte sur un plateau ! »

Ellébore : « Oui, je n’en reviens pas… D’autant plus que j’étais justement en train de me dire que la troisième personne que nous cherchions ne pouvait qu’être une connaissance assez intime des deux premières ! »

Aenor me lança un regard intense. Je savais déjà ce que j’avais à faire.

Je frappais sur mon banc pour attirer l’attention.

Ellébore : « La fin ne justifie pas les moyens, et cette demoiselle ne devrait pas être en possession de ceci ! Cependant, garder une piste aussi importante aurait été de la rétention de preuve, ce qui est encore plus grave si je ne m’abuse ! Quoi qu’il en soit, je suis moi-même curieuse de savoir de quoi il en retourne. L’accusée et moi avons souhaité prolonger ce procès pour faire toute la lumière sur cette affaire, et un véritable témoignage de l’épouse de la victime me semble indispensable ! »

La juge ne savait pas quoi en penser. Les galeries semblaient mécontentes de l’attitude d’Aenor, et tout le monde ne souhaitait plus que terminer ce procès devenu calvaire.

Ellébore : « Mademoiselle de Faillegard, il y a encore certains éléments que nous n’avons pas pu expliqués ! »

Cet argument m’avait déjà permise d’avoir sa collaboration. Les quelques détails que nous avions pu découvrir tous les trois pendant mon enquête lui tenaient à cœur, et elle avait nourri l’espoir qu’ils servent.

Le maillet frappa un seul coup. Assez fort pour obtenir le silence général.

Melanéa : « Il est vrai qu’en ma qualité de juge, mais aussi en tant qu’hôte, et amie de la victime, je ne peux tolérer que le verdict soit rendu dans l’état actuel des choses. Tout est ambigu et si j’étais prête à accepter l’une des nombreuses théories qui ont été proposées ce soir, je n’arrive plus à m’en satisfaire. Je ne peux que croire qu’un témoignage de la plus proche personne de la victime pourrait au moins nous indiquer un éventuel mobile. Soit ! Madame de Romarthin, je vous prie de vous présenter à la barre ! »

C’est gagné !

Monsieur Vulliek ronchonnait. Il avait aussi la désagréable impression que le puzzle n’était pas entier.

Steran : « Mah… Soit, comme vous dites. Il y a bien deux ou trois questions que je souhaiterais lui poser. »

Aenor raccompagnait Klervi au banc des accusés, et relâcha sa poigne pour remonter jusqu’à sa place. Pourtant, Klervi ne la laissait pas partir. Elle resserrait encore ses doigts autour de ceux de sa sœur. Son regard était insistant.

Aenor : « Désolée, tu sais que je préférerai rester avec toi. »

Klervi prit une inspiration, tentant de se calmer.

Klervi : « Aenor… Merci. »

Aenor fixait en retour sa sœur comme si celle-ci avait dit bien plus que ces deux mots. La complicité de celles-là ne semblaient pas avoir de limite. Dans une langue muette qu’elles étaient les seules à maîtriser, Aenor lui répondit.

Satisfaite, Klervi lâcha sa main, et la petite princesse remonta les marches menant aux galeries.

De mon côté, j’étais regonflée à bloc.

Tu m’as donné une précieuse chance, Aenor. Je te jure que je transformerai cette occasion en miracle, et je sauverai ta sœur ! Je ne me laisserai plus faire. Je ne me laisserai plus jamais faire !

Lucéard : « C’est moi où il fait chaud d’un coup ? J’ai l’impression qu’une marmite bouillonne à côté de moi. »

Il me montra ensuite un large sourire, me confirmant qu’il ressentait la même chose que moi.

Lucéard : « Allez, cette fois-ci, on y va tous les deux, à fond, et jusqu’au bout ! »

Ellébore : « Oui ! »

-5-

Le mouchoir était entre les mains de la juge. Elle fixait cette pièce à conviction insoupçonnée comme si la vérité s’y cachait.

En contrebas, une jeune femme aux cheveux bouclés blonds se tenait à la barre des témoins, toujours éplorée par la disparition de son mari. Elle avait troquée sa tenue de soirée d’un blanc parfait pour un ensemble noir plus simple, n’ayant que ça sur elle pour afficher son deuil.

Steran : « Madame… Je suis confus de vous infliger pareil devoir dans un moment aussi difficile. J’espère que vous comprendrez le bien-fondé de cette initiative, qui n’a pas pour but de vous lier à ce drame, mais qui sollicite votre aide, vous qui en savez plus que quiconque sur votre défunt mari, pour se rapprocher de la vérité qui ne cesse de nous échapper. Ce pourquoi je vous prierais de témoigner sur ce mouchoir afin de dissiper les quelques soupçons qui pèsent sur vous, puis, si vous le voulez bien, renseigner un éventuel mobile qui aurait pu pousser le coupable à agir. »

Eurydice : « C’est très aimable à vous, monsieur Vulliek. »

La veuve essuyait du bout de ses gants noirs les quelques larmes qui brouillaient sa vue.

Eurydice : « Ce mouchoir est en effet le mien, je l’ai prêté à mon mari dont le nez a saigné pendant notre trajet jusqu’ici. J’ignore pourquoi mademoiselle de Port-Vespère m’a suspecté pour une chose aussi triviale. Mais les enfants sont comme ça, n’est-ce pas ? »

Son délicat sourire semblait apaiser les galeries.

Eurydice : « Quant à un mobile, je n’en vois pas. Feu mon mari était aimé de tous dans notre baronnie, même au-delà. Si on pouvait lui reprocher une seule chose, c’était bien d’être parfois trop gentil. Sa compassion pouvait lui jouer des tours, mais jamais il ne se serait fait d’ennemis. Il ne s’énervait que quand on portait atteinte à sa réputation, et vous en conviendrez, c’est tout naturel pour un homme d’honneur. …Non… Il n’y avait vraiment pas de raison d’en vouloir à la vie de mon pauvre mari. »

Son émoi mettait toute l’assistance dans l’embarras, à l’exception d’Aenor, qui était exaspérée qu’elle fasse si peu cas de la pièce à conviction qu’elle avait rapporté.

Aenor : « Un saignement de nez ne déborderait pas du mouchoir comme c’est le cas ici ! Quiconque le verrait en déduirait qu’on a frotté quelque chose avec. Au moment où nous l’avons trouvé, monsieur Ceilio de Pluvistelle était en ma compagnie, et confirmera que le tissu était encore humide. Ce ne serait pas le cas si l’incident avait eu lieu il y a plusieurs heures ! »

L’inquisiteur s’amusait de l’intervention de la jeune fille.

Steran : « Eh bien, elle est de la même trempe que vous, mademoiselle Ystyr. »

J’aimerais bien être de la même trempe qu’elle…

La juge constatait en effet que la répartition du sang semblait indiquer autre chose qu’un saignement de nez.

La veuve ne prenait pas l’enfant au sérieux, et répondit directement à l’inquisiteur.

Eurydice : « Mais enfin, qu’aurais-je nettoyé ? »

Ellébore : « N’y a t-il vraiment que son sang sur ce mouchoir ? »

Pour éviter qu’elle n’en vienne à nous demander de nous justifier, je tentais une autre approche. De la façon dont je présentais la question, elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de se tromper.

Eurydice : « Eh bien… C’est mon mouchoir, il ne serait pas étonnant qu’on y retrouve des traces de mon sang aussi. Tenez, rien qu’aujourd’hui, je me suis coupée pendant le repas. »

Stellio : « C’est vrai… »

Je m’en souviens aussi.

Eurydice : « C’était d’ailleurs mon dernier repas avec mon tendre époux… »

Elle fixait sa main gauche avec nostalgie, comme si elle revoyait dans la noirceur de son gant ses précieux souvenirs. Elle s’attirait une fois de plus la compassion du public.

Alors c’est tout… ? Je ne pense pas. Depuis qu’elle a témoigné, monsieur Vulliek la regarde bizarrement. Lui qui prétend savoir quand quelqu’un cache quelque chose, j’espère que son intuition ne le trompe pas.

Lucéard : « Si Aenor a raison, à quel moment est intervenu ce mouchoir ? Sachant qu’on pourra le vérifier, elle n’a pas pu mentir concernant le propriétaire de ce sang. Peut-être s’agit-il du sang sur le manche de la canne-épée ? Non, il ne pouvait pas y en avoir autant dessus… »

La question est donc “où n’avons-nous pas retrouvé de sang ?”. Si madame de Romarthin est impliquée, et hélas, c’est probablement le cas, elle a dû s’en servir pour nettoyer quelque chose. Elle n’a pas l’air sereine. Il doit vraiment y avoir quelque chose d’important concernant ce mouchoir… Si seulement je pouvais prouver qu’elle était là au moment du crime…

Je posais une main devant moi, choisissant d’insister sur la question.

Ellébore : « Madame, n’aviez-vous pas- »

Un éclair me traversa l’esprit. Ma phrase n’aboutit pas et attisa l’incompréhension de ceux qui écoutaient.

Mais oui ! Il y a bien un moyen de prouver qu’une troisième personne était là au moment du meurtre ! Nous avons cette preuve avec nous depuis le tout début !

Eurydice : « … ? »

Steran : « Mais encore, mademoiselle ? »

Ellébore : « Hm… Heu. »

Lucéard soupirait. C’était la deuxième fois que je faisais le coup.

Ellébore : « Madame, pourriez-vous enlever vos gants, s’il vous plaît ? »

Je ne suis pas sûre de mon coup, mais s’être changé après le meurtre est extrêmement suspect. Elle a beau être en deuil, ça n’explique pas tout. Pendant le repas, elle s’est bien coupée. Mais puisque nous étions en train de manger, elle ne portait pas ses gants blancs, et ne les a donc pas déchirés. Si elle a changé sa tenue, c’est peut-être uniquement pour qu’ils s’accordent avec cette paire-là.

Eurydice : « Je ne comprends pas. Vous étiez là quand je me suis coupée, voulez-vous revoir la plaie en question ? »

Ellébore : « Je me suis dit que vous vous étiez peut-être coupée une fois de plus dans la soirée. »

Son visage se crispa l’espace d’une seconde, m’assurant que j’allais dans la bonne direction. Ce constat me donna la force de hausser la voix.

Ellébore : « Madame, je pense vous étiez la troisième personne sur la scène du crime. »

Ce n’est pas comme si je l’accusais du meurtre, donc je peux sans problème explorer cette théorie sans qu’on me tombe dessus.

L’inquisiteur se mettait des œillères quand il suspectait quelqu’un de mentir, et c’était le cas encore une fois, ce pourquoi il ne comptait pas m’opposer de résistance.

Steran : « Eh bien, nous vous écoutons, mademoiselle. »

La veuve ne semblait pas apprécier qu’on ne prenne pas sa défense.

Ellébore : « Le témoignage de monsieur d’Orvande a été capital en ce qu’il nous a donné la preuve que quelqu’un d’autre avait modifié la scène du crime, et que, sauf erreur de sa part, cette troisième personne était présente pendant le meurtre. Hélas, nous n’avons pas pu déterminer avec rigueur de qui il s’agissait jusque-là, mais il y a pourtant un moyen infaillible de s’en assurer. »

Steran : « Ah oui, rien que ça ? »

Il avait beau se montrer sarcastique, il était visiblement intéressé.

Ellébore : « La troisième personne a laissé quelque chose derrière elle, c’est certain. Quelque chose qu’elle seule possède. »

Plus j’y pense, et plus ça me paraît cohérent. Je tiens le bon bout !

Ellébore : « Je veux bien sûr parler de son sang ! »

L’inquisiteur était pressé d’entendre la suite, contrairement à la femme du défunt.

Ellébore : « Il y a deux endroits où nous avons retrouvé du sang dont nous ignorons toujours la provenance. Le premier est la poche du manteau que portait monsieur d’Orvande. Parmi les morceaux de verre, votre assistant a retrouvé une quantité infime de sang. La personne en question s’est coupée avec ces bris de miroir, ça ne fait aucun doute. Mais pourquoi avoir mis les mains dans les poches de ce manteau après le meurtre ? Je pense que la personne qui y a laissé son sang cherchait quelque chose dans cette poche. »

Eurydice : « Vous pensez que c’est moi ? »

La dame se mit sur la défensive, avec une certaine retenue.

Ellébore : « Je me suis dit que si vous aviez changé de gant, et incidemment de tenue, c’était pour cacher le fait que vos gants blancs se soient déchirés. Non pas quand vous vous êtes blessée à table, mais plus tard, dans le garde-manteau. »

Malgré mes efforts, elle ne se sentait pas menacée.

Eurydice : « Enfin, où allez-vous inventer tout ça, mon enfant ? »

Je n’arrivais pas à deviner les intentions derrière son sourire.

Ellébore : « Quelque chose vous empêche de nous montrer vos mains ? Quand l’assistant de monsieur Vulliek vérifiera le sang, il sera trop tard pour changer votre témoignage. »

Steran : « Il serait plus que temps qu’il arrive, à ce sujet… »

Après un soupir bien las, la veuve s’exécuta. Elle ôta son gant et révéla devant la Cour sa main gauche, pansée à deux endroits.

Oh ? Je m’attendais à ce qu’elle fasse plus de zèle…

Eurydice : « Vous avez raison, mademoiselle. Je n’aurais pas dû cacher cela. Je reconnais mes torts. »

Lucéard et moi nous regardions, incrédules. C’était presque trop beau pour être vrai.

Eurydice : « J’ai voulu faire ma propre enquête. Pendant que monsieur Vulliek m’interrogeait dans cette sorte d’atelier, je ne pouvais que détourner les yeux vers le corps de mon mari, et me demandai qui diable avait pu faire une telle chose… Voilà pourquoi, j’ai profité des quelques inattentions de l’inquisiteur pour inspecter moi-même ce que j’avais à portée de main. Et par malheur, en glissant mes mains dans une poche, je me suis ouvert le doigt, et j’y ai déchiré mon gant. J’ai préféré garder ça pour moi, mais j’ai très vite pris conscience que mon comportement était déplorable. »

La dame en noir s’interrompit, et porta un mouchoir blanc jusque sous ses paupières.

Eurydice : « Je vous prie de me pardonner… Si vous saviez à quel point je souhaite retrouver celui qui a fait subir ça à mon tendre époux ! »

Bien que Lucéard se montrait méfiant face à ce qu’il pensait être des larmes de crocodiles, je ne pouvais m’empêcher d’avoir de la peine pour cette dame. Et pourtant…

Désolée madame, mais ça ne prend pas. Vous êtes encore en train de mentir.

Steran : « J’aurai bien aimé que vous partagiez votre découverte avec moi, pourtant… Mais je comprends vos sentiments. »

Dit-il, avec une compassion feinte. Il sommait la veuve du regard d’arrêter de lui faire des cachotteries.

Ellébore : « …Cette fois-ci, je vous tiens, madame. »

Cette réponse sèche plut à l’inquisiteur qui n’attendait que ça.

Cette fois-ci, je suis presque certaine de voir la lumière au bout du tunnel!

-6-

Ellébore : « Vous reconnaissez vous être ouvert le doigt sur les lieux du meurtre, et c’est exactement ce que je voulais entendre. Car grâce à votre témoignage, une pièce à conviction que nous avons trouvé lors de mon enquête prend enfin tout son sens ! »

Eurydice : « …Comment ? »

La juge écarquilla les yeux, son attente touchait à son terme.

Steran : « De quoi s’agit-il ? Ne me dites pas qu’il y avait quelque chose en plus de ce patron ensanglanté ?! »

Lucéard sourit après avoir fait le lien.

Ellébore : « Et si. Comme je vous l’ai dit, il y avait deux endroits où le sang retrouvé n’avait pas encore été identifié. Le premier dans la poche de ce manteau, et nous savons désormais qu’il s’agit du sang de madame de Romarthin. Et le second, qui n’est qu’une trace de doigt infime laissée sur la porte du placard où nous avons retrouvé le patron. Et celle-ci vous appartient aussi, n’est-ce pas ?! »

Je pointais un index accusateur dans sa direction. La femme en deuil gardait malgré tout un visage calme, mais utilisait à présent son mouchoir pour essuyer le sueur qui coulait le long de ses tempes.

Eurydice : « En effet, on ne peut rien vous cacher, vous êtes douée. J’ai dû laisser une trace pendant mon investigation, mais je n’ai pas aperçu ce patron, monsieur, sinon, soyez sûr que je vous en aurais immédiatement parlé. »

Steran : « Hm… »

Monsieur Vulliek était sceptique.

Bien essayé, mais vous ne vous en sortirez pas !

Ellébore : « Permettez-moi d’en douter, madame. Il se trouve que la tache dont je vous parle est située dans l’intérieur de la porte du placard, tout en haut à gauche de celle-ci. Et je ne pense pas que vous ayez pu lever suffisamment le bras pour y laisser votre empreinte. Pour atteindre l’endroit où nous avons retrouvé cette trace de sang, je ne vois qu’une seule position dans laquelle vous auriez pu être. »

Je me tournais vers monsieur Vulliek.

Ellébore : « Le seul moyen était d’être soi-même dans le placard, et que la porte de celui-ci soit fermée ! Et si vous n’avez pas vu madame de Romarthin s’enfermer dans ce placard que vous pensiez verrouillé, j’en déduis qu’elle s’est coupée le doigt avant son interrogatoire, et qu’elle s’est cachée à l’intérieur de ce meuble juste après ! »

Le regard de tous ceux qui avaient écouté avait changé. La compassion dans les galeries venaient de se changer en méfiance. Je lus aussi dans les yeux de l’inquisiteur et de la suspecte, qu’ils savaient que la vérité venait d’être révélée.

Lucéard se tourna vers Klervi, discrètement.

Lucéard : « On dirait que c’est gagné, Klervi ! »

Celle-ci n’osait pas lui sourire en retour, mais hocha la tête, exténuée.

Ellébore : « Autrement dit, madame de Romarthin, vous avez mis vos mains dans les poches du manteau que portait monsieur d’Orvande après qu’il se soit assommé, vous avez rangé la canne-épée qui baignait dans le sang, avez essuyé son manche, et êtes allés vous cacher dans ce placard avec le patron ensanglanté avant l’arrivée du baron d’Orvande ! La troisième personne que nous cherchions n’était nulle autre que vous ! »

Le mouchoir qu’elle tenait en main fut comme soufflé par une bourrasque. Le brouhaha reprit sans plus attendre, et le marteau de la Justice s’emporta lui aussi.

Melanéa : « Madame, comment avez-vous pu ?! »

La juge ne remit pas en cause mon affirmation. Elle avait vu la tache de sang. Elle se souvenait de sa forme. Le seul sens qu’on pouvait lui donner impliquait qu’un adulte se soit ouvert la main gauche.

J’entendais les voix de la famille royale derrière moi, ils étaient aussi satisfaits que je ne l’étais. Je n’avais certes que prouver sa présence, mais ça changeait tout. Si elle était la troisième personne au moment du meurtre, alors Klervi ne l’était pas. Et si monsieur Vulliek conservait sa théorie originale pour y inclure la suspecte, tout concordait enfin.

Enfin… Enfin… !

Néanmoins, ma joie redescendit progressivement. Madame de Romarthin donnait l’impression d’être dos au mur, mais la douleur dans son expression me fit douter. Ce n’était pas la réaction que j’attendais…

Eurydice : « Vous… Vous avez raison. Entièrement raison. »

Elle ne niait pas. Elle aurait pourtant pu prétendre que ces empreintes n’étaient pas à elle en espérant que l’assistant de l’inquisiteur ne vienne pas. Mais elle reconnut tout, sans pour autant donner l’impression qu’elle procédait à des aveux.

Eurydice : « …On m’a menacée de mort. On m’a assurée que je serai tuée si je racontais ça. Mais je ne peux plus faire comme si je ne savais rien… J’ai vu le meurtre qui a eu lieu tout à l’heure de mes propres yeux. »

Après un court silence, les galeries devinrent incontrôlables.

…Quoi… ?

La juge frappa une dizaine de fois de son maillet.

Melanéa : « Silence ! Silence où je serai contrainte de faire évacuer la salle ! »

Monsieur Vulliek fixait le témoin, abasourdi. Je l’étais tout autant.

Eurydice : « Ce n’était un secret pour personne ici… Monsieur Félice d’Orvande a toujours eu… Ces sentiments pour moi… »

Elle introduit un récit pénible à raconter.

Eurydice : « Il n’a jamais pu pardonner à mon mari. J’ignore cependant ce qui l’a poussé à lui donner rendez-vous ce soir. Mon époux m’a dit qu’il devait s’absenter, avant de remettre un mot dans sa poche. C’est à ce moment là que j’ai su. J’ai fait en sorte de le retarder le plus possible, et me suis présentée en première dans l’atelier. »

Lucéard me lançait un regard confus. C’était ce que nous attendions, et pourtant, nous redoutions que les choses se soient passées ainsi.

Eurydice : « J’avais quelques minutes pour le dissuader, mais il ne voulait rien entendre. Il avait déjà enfilé un manteau. Il avait compris que les frères Grimosa étaient déjà montés, et qu’il n’avait plus qu’ici pour agir. Il m’a menacé, et m’a contrainte à m’enfermer dans ce placard. Il m’a dit que si j’en sortais, il me tuerait aussi… »

Félice : « …Non… »

L’homme n’était pas sans ignorer ses sentiments, ni son caractère impulsif, parfois violent. Il secouait la tête de gauche à droite comme pour balayer toutes les horreurs qu’il entendait. Il paraissait plus terrifié encore que la femme qui racontait.

Eurydice : « J’ai à peine pu apercevoir par le trou de serrure ce qu’il s’est passé. Et vous aviez entièrement raison, mademoiselle. Après avoir tué mon mari sous mes yeux, monsieur d’Orvande s’est assommé contre le miroir… Quand j’ai entendu le verre se briser, j’ai compris, enfermée dans ce meuble, qu’il m’avait été donné une précieuse et unique chance de m’en sortir… Sans ce coup du sort, il m’aurait tué ensuite, j’en suis persuadée… »

Monsieur Vulliek blêmit. Il fixait béatement son ami assis à sa gauche.

Eurydice : « Voilà pourquoi j’ai barbouillé les mains du meurtrier de mon époux, et lui ai laissé les ciseaux entre les mains. J’ai dû profaner le corps de mon Irvald pour être sûre que son meurtrier soit condamné. S’il ne l’était pas, il ne reculerait devant rien pour me faire taire, j’en étais certaine… »

La juge cachait vainement son émoi derrière son maillet.

Eurydice : « J’ai entendu une porte s’ouvrir, et je me suis faufilée de plus belle dans ce placard. J’ai ententu toquer, et monsieur d’Orvande est entré. Après m’avoir offert cette chance, le sort s’est montré bien cruel. Il a réduit à néant tous mes efforts… Je ne voyais plus aucune chance de m’en sortir. Heureusement… Heureusement, dans un ultime caprice du destin, vous m’avez donné une dernière occasion de tout avouer… »

Félice : « Je… Je ne vous aurais jamais fait une chose pareille ! Vous savez très bien… ! »

L’homme se leva, pris d’un élan de rage, et fut immédiatement maîtrisé et menotté par les gardes autour de lui.

Eurydice : « J’ignore quelle folie vous a pris. Néanmoins, si vous nourrissez réellement des sentiments à mon égard, je vous en prie, ne mettez pas vos menaces à exécution… »

Félice : « …Je… »

Je ne parvenais pas à quitter le jeune homme des yeux. J’avais l’impression d’avoir lentement vu sa vie se briser au cours de ce procès.

Son frère aîné restait immobile, incapable d’empêcher quoi que ce soit. Félice d’Orvande n’avait plus rien à quoi s’accrocher. Toute intervention était inutile à présent…

C’était ça, la vérité pour laquelle je me suis battue tout ce temps… ?

Klervi : « … »

L’accusée regardait l’homme qui cessait petit à petit de se débattre. Personne ne tirait la moindre satisfaction d’un tel dénouement.

Félice : « AAAAAAAAAAAAAAAAAAHH !! »

Il finit par s’immobiliser de lui-même, puis se tint la tête. Une migraine terrible fit trembler tout son corps.

Les hommes en armure lui laissèrent le temps de reprendre son souffle. Il était livide. Après ce dernier cri de désespoir, le silence se fit de lui-même dans l’auditoire.

Il releva la tête, et croisa d’abord le regard de la juge. Dans ses pupilles s’effacèrent de bien terribles images.

Félice : « …Je m’en souviens… »

D’une voix faible et tremblotante, il partagea avec nous ses terribles réminiscences.

Félice : « Je me souviens vaguement de ce qu’il s’est passé… »

-7-

Nous n’osions plus rien penser, et écoutions attentivement ce qu’il allait avouer.

Félice : « J’ai donné rendez-vous au baron sur le toit. J’avais découvert son secret, pendant le repas. Il empoisonnait sa femme à petit feu, avec de la lavande noire… Ce poison incolore, inodore, indétectable, contre lequel nous avons lutté pendant plus de deux ans. »

Monsieur Vulliek et le baron d’Orvande frissonnèrent d’angoisse. La mention de l’extrait de lavande noire les mettait hors d’eux.

Félice : « Ce n’est qu’un fragment de mémoire, mais je me souviens avoir retrouvé un flacon sous la table. Quand je l’ai confronté avec ça, il m’a attaqué. Il a sorti une épée de sa canne, et m’a frappé. Mes souvenirs sont confus, mais… »

La douleur semblait avoir disparu.

Félice : « Je me souviens d’une dernière chose. J’entends un son aigu, comme si quelque chose en verre se heurtait au sol sans se briser… Irvald me regarde droit dans les yeux, alors qu’il tombe en arrière dans un gouffre sans fond… Il chute, lentement. C’est la vision que j’ai eu en me réveillant. J’en suis sûr maintenant… C’est moi qui l’ai tué. »

Plus un son.

Le silence était d’or, comme les aveux qu’espérait tout inquisiteur. Ce dernier était pourtant dévasté.

Steran : « Je n’en reviens pas… Lui de tous… C’était donc lui qui se cachait derrière tout ça… ? »

Le baron d’Orvande descendit et s’approchait prudemment de son frère.

Stellio : « C’était donc ça… »

Son petit frère était totalement résigné à présent et alla se rasseoir sans un mot, attendant son jugement.

Stellio : « Tu devrais garder la tête haute, Félice. Tu as vengé l’inspecteur Ferveuil. »

L’inquisiteur fit signe au baron d’en rester là.

Steran : « Nous nous doutions que quelqu’un d’important était derrière tout ça, mais n’allons pas trop vite en besogne. Pour l’instant, il n’y a qu’une chose à faire, mademoiselle de Faillegard. »

La juge hocha la tête, le drame survenu dans son comté était pire encore que ce qu’elle aurait pu imaginer.

Melanéa : « Mademoiselle Klervi Maëlle de Port-Vespère, je vous prie de vous présenter à la barre des témoins. »

L’épouse de la victime se retourna sans un mot, et alla paisiblement en direction des escaliers menant aux galeries.

La princesse avait encore le regard lourd. Lucéard la dévisageait avec cette même tristesse. Nous aurions dû nous y attendre, mais la fin d’une telle affaire ne pouvait qu’être terriblement amère.

Klervi : « … »

Melanéa : « En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare n- »

Ellébore : « Objection ! »

Ce cri enflammé brisa l’insoutenable morosité de cette salle d’audience.

Ellébore : « Il y a une contradiction dans le témoignage de monsieur d’Orvande ! »

Cette voix puissante et pleine de résolution était particulièrement incongrue.

Monsieur Vulliek qui se tenait la tête, accoudé sur son banc, la releva, stupéfait.

Steran : « Témoignage…? Quel témoignage ? Ce que nous venons d’entendre est un aveu, mademoiselle. C’est fini ! Vous avez eu gain de cause… Que voulez-vous de plus ? »

Ellébore : « Gain de cause ? Mais ça fait déjà un bon bout de temps que ma cause est de découvrir toute la vérité sur cette affaire, pour que justice soit faite ! Et vous excuserez mon scepticisme, mais il me semble que les déclarations d’une personne amnésique ne peuvent être considérées comme fiables. En particulier quand ce qu’elles affirment contredit une chose qui elle a bien eu lieu. »

Steran : « …De quoi parlez-vous ? »

Il n’osait plus y croire. Tout était bien trop accablant pour remettre en doute la culpabilité de monsieur d’Orvande, pourtant, une lueur brillait encore dans ses yeux.

Ellébore : « Monsieur d’Orvande, vous venez de témoigner que vous avez vu la victime tomber au sol, au moment où elle a été tuée, n’est-ce pas ? »

Le jeune homme ne prit ni la peine de répondre, ni de me regarder. Il considérait sa vie à son terme. Mais je pris son silence pour confirmation.

Ellébore : « Avez-vous oublié le résultat de l’enquête, monsieur d’Orvande ? La victime est morte d’un coup dans le dos. Si vous êtes vraiment son meurtrier, comment a-t-il pu vous regarder droit dans les yeux quand vous l’avez poignardé ? »

La juge qui s’apprêtait à m’interrompre revint sur sa décision et reposa son marteau.

Ellébore : « Vous ne l’avez certainement pas enlacé pour faire le coup, auquel cas nous aurions retrouvé votre sang sur le veston de la victime. Vous ne l’avez pas non plus poussé pour qu’il ne tombe sur les ciseaux posés bien droit entre deux dalles, nous savons que le plus gros de l’hémorragie n’a pas eu lieu à cet endroit là. Ce qui signifie que vous n’avez pas pu voir mourir monsieur de Romarthin à ce moment-là ! À part si vous êtes innocent, bien sûr ! »

Des voix éparses se firent entendre. Mon combat paraissait vain pour la plupart des personnes présentes. Même la famille royale n’approuvait plus unanimement cet entêtement.

Félice : « …J’en suis pourtant sûr. C’est la seule chose dont je suis certain… Il est mort à ce moment-là. »

La véhémence de ma plaidoirie le poussa à sortir de ce silence qu’il comptait préserver.

Ellébore : « Dans ce cas, je ne vois qu’une explication… »

Je poussais la réflexion quelques instants de plus. Lucéard me dévisageait, enchanté par mon attitude.

J’ai du mal à y croire, mais par élimination, je ne vois que cette possibilité.

Ellébore : « …Nous nous sommes trompés sur l’arme du crime depuis le tout début ! »

Steran : « Mademoiselle enfin… Il reconnaît le meurtre, s’il vous plaît, restez-en là. »

Ce caprice de ma part faisait souffrir aussi celui que j’essayais de défendre, mais même la compassion de monsieur Vulliek ne pouvait plus m’arrêter.

Cette histoire de gouffre ne peut pas qu’être une pure invention. J’ai beau voir la métaphore, ce n‘en est probablement pas une. Il doit s’agir d’une déformation de la réalité qu’il a vu à ce moment-là. Il a vu quelque chose de sombre. Un manteau… ? Non, quelque chose qui aurait pu le tuer…

Ellébore : « Ah ! »

Un éclat de voix m’échappa, de surprise.

Melanéa : « Qu’y a t-il encore, mademoiselle d’Azulith ? »

Sans un mot, je quittais précipitamment ma place au banc des greffiers, passa derrière Lucéard et devant Klervi pour rejoindre l’espace où avaient été entreposées les pièces à conviction à l’entrée de la salle.

L’inquisiteur un peu las de tout ce zèle n’appréciait pas mon attitude.

Steran : « Un représentant doit se tenir à sa place jusqu’à la fin du procès, mademoiselle. »

Il me vit tirer la table basse noire vers le centre de la pièce, au mépris de la procédure.

Steran : « Eh bien ? Où voulez-vous en venir ? »

Un fracas métallique le fit sursauter. Je venais de retourner la table à l’envers d’un mouvement sec.

Ellébore : « La voilà ! »

Steran : « Même si son pied était tordu, ça ne signifie pas- »

Il s’interrompit lui-même pour me rejoindre, pressentant ce que je venais de trouver.

Ellébore : « Il reste du sang ! »

Le détective s’empressa aussi de me rejoindre.

Le pied était assez fin et pointu pour avoir été fatal, et même si on n’y avait pas retrouvé de sang, il y en avait quelques traces à sa base, autour d’un petit trou dans le matériau où avait pu couler l’excédent.

Ellébore : « Ces ciseaux de couture n’étaient qu’un leurre depuis le début. La véritable arme du crime est le pied de cette table basse, qui a dû être retournée pendant l’altercation, ce pourquoi le patron a fini au sol ! C’est en tombant sur ça que monsieur de Romarthin est mort ! »

Monsieur Vulliek se releva, agacé.

Steran : « Oui, vous dites vrai ! Et quand bien même ! Cela ne change rien ! »

Ellébore : « Et pourtant si ! »

Affirmai-je en revenant à ma place, après avoir vu tout ce que je voulais vérifier.

Lucéard m’observait béatement. À ce moment précis, j’étais transcendée par une volonté qui me dépassait.

Ellébore : « Voilà ce qu’a nettoyé madame de Romarthin avec ce mouchoir : le pied de cette table. Elle a délibérément caché la véritable arme du crime, puis menti à la Cour. Pouvez-vous expliquer ça, madame ?! »

Le maillet de la Justice me donna raison.

Melanéa : « Mademoiselle d’Azulith dit vrai, votre comportement porte à confusion. Voulez-vous bien nous éclairer ? »

Le visage larmoyant, la veuve se félicitait de ne pas être remontée et prit la place de Klervi à la barre des témoins aussitôt.

Eurydice : « Je suis confuse, mademoiselle de Faillegard… Je n’ai pas été assez précise dans mon témoignage tout à l’heure, mais je n’ai pas cherché à mentir. Comme je vous l’ai dit, et je suis entièrement fautive, j’ai déplacé certaines choses pour être sûre que le coupable ait ce qu’il mérite. Et voyez-vous, la scène du crime telle qu’elle l’était me semblait bien ambiguë. Je regrette sincèrement d’avoir tant altéré la vérité ! Mais si j’ai fait toutes ces choses, c’est pour m’assurer que mon mari repose en paix ! »

Elle haussa le ton, espérant obtenir le soutien des galeries.

Melanéa : « Tout cela était-il vraiment nécessaire… ? »

Avec son intervention, cette femme avait réussi à faire redescendre la tension, encore une fois…

Monsieur Vulliek ne savait plus quoi penser. Il se grattait la tête. Toute cette fatigue l’avait rendu moins gesticulant qu’il ne l’avait été jusque-là.

Félice : « Pardonne-moi, Eurydice… »

Le jeune homme murmura, n’obtenant que l’air méprisant de la dame qu’il aimait.

-8-

Melanéa : « Eh bien, pour tout ce que vous avez fait sur la scène du crime, monsieur d’Orvande, madame de Romarthin, vous serez jugés. Quant à vous, Félice d’Orvande, dès demain, à la première heure, vous comparaîtrez pour meurtre. »

Quoi, c’est tout ? Tous les éléments sont pourtant réunis… Elle n’a pas pu nous tromper sur l’arme du crime sans raison… Vu la situation actuelle, on devrait lui reconnaître la légitime-défense, ou même l’homicide involontaire. Mais elle ne voulait pas ça… Je suis sûre que monsieur d’Orvande ne l’a pas menacé. Alors pourquoi le faire condamner à tout prix… ?

Je me frottais la tête vigoureusement. Pendant ce temps, la juge résumait les faits, et confirmait avec l’inquisiteur que son récit tenait la route.

Réfléchis, Ellébore, réfléchis ! Le verdict va tomber d’une minute à l’autre ! Il doit y avoir quelque chose ! Un détail ! Je n’ai pas le sentiment que tout ait été expliqué !

Mon assistant n’arrêtait pas de me fixer, toujours dans l’expectative. Il finit par intervenir.

Lucéard : « Hm… Ellébore ? »

Ellébore : « O-oui ? »

Je me tournais vers lui, les yeux grands ouverts, tentant de dissimuler l’exténuante pression que je ressentais à cet instant.

Lucéard : « J’ai l’impression que tout n’a pas encore de sens. Je me suis dit que si tu visualisais tout depuis le début, en incluant chaque élément, tu y verrais plus clair. Maintenant qu’on en sait autant, quelque chose de nouveau va forcément apparaître ! Enfin, moi c’est un peu ce que j’essaye de faire depuis le début… »

Ellébore : « A-ah… ? »

Il avait forcément ressenti à quel point le stress me rongeait, et à la distance où il était, il pouvait voir mes doigts trembler. Je m’aperçus dans son sourire qu’il essayait de me montrer son soutien avant tout.

Oh, Lucéard… Quand tu n’es pas en train de faire des remarques cyniques, tu sais être mignon. Je n’oublierai pas de te remercier quand tout sera fini !

Lucéard : « Hm, par exemple, ce que je trouve étrange, c’est que monsieur d’Orvande ait mis son manteau. C’est bien la preuve qu’il comptait aller sur le toit, non ? Peut-être qu’il n’a vu que plus tard que mon oncle et son frère avaient pris leurs manteaux, à moins que ce ne soit monsieur de Romarthin qui le lui ai fait remarquer. Quoi qu’il en soit, le rendez-vous était bien là-haut. Et il n’allait sûrement pas monter pour le pousser dans le vide… Alors qu’est-ce qu’il avait en tête ? Et pourquoi le baron s’est énervé au point de sortir sa canne-épée ? »

Ellébore : « Eh, c’est plutôt bien vu, ça ! »

Mais je ne saurais pas dire si ça a une importance ou non… Aaah… Ça me ferait de la peine de ne rien pouvoir tirer de sa déduction…

Je me plongeais dans mon esprit, une fois de plus.

De ce que nous a dit monsieur d’Orvande, il comptait lui révéler être au courant pour le poison. Il aurait pu directement aller voir monsieur Vulliek pour le dénoncer. Mais il ne l’a pas fait… Peut-être ne voulait-il pas alarmer tout le monde pour quelque chose dont il n’était pas sûr. Après tout, il n’avait retrouvé qu’un flacon. Il devait avoir une idée derrière la tête pour lui faire cracher le morceau. Et finalement, il a réussi à le mettre en colère. Le baron de Romarthin a dégainé son arme. Plutôt qu’essayer de contre-attaquer, monsieur d’Orvande a dû retourner la table pour tenter de lui barrer la route. Il a quand même reçu un coup d’épée, et avec le recul induit par la douleur, il aurait fait tomber le porte-manteau. Nous avons retrouvé une tache poisseuse à ce niveau-là, après tout.

Je ne trouvais rien de particulier jusque-là, tout concordait avec les éléments à notre disposition.

Il a dû finir par pousser le baron par désespoir, qui est mort sur le coup en heurtant le pied de table. En réalisant ce qu’il avait fait, monsieur d’Orvande s’est reculé, a trébuché sur le patron et s’est heurté le crâne, brisant le miroir.

Toujours rien…

Après que le calme soit revenu, madame de Romarthin a pu sortir. Elle s’est sûrement empressée de maquiller la scène du crime, c’est à ce moment-là qu’elle a… Qu’elle a… Qu’elle a…

Je portais ma main à ma bouche pour contenir ma stupéfaction.

Bien sûr… Qu’elle change l’arme du crime passe encore compte tenu de ses intentions, mais ça… Elle n’avait qu’une seule raison de faire ça… !

Melanéa : « Bien, si sa représentante le veut bien, il est grand temps de permettre à cette innocente jeune fille d’être lavée de tout soupçon, et de pouvoir aller se coucher la première. »

Steran : « En effet… Mademoiselle de Port-Vespère, si vous le voulez bien… »

Ellébore : « Un instant ! »

Il avait beau être dépité par l’issue de ce procès, monsieur Vulliek semblait attendre ma réaction.

Steran : « Qu’y a-t-il ? Vous avez encore quelqu’un à innocenter ? »

Une partie de lui espérait que je réponde par la positive, hélas…

Ellébore : « Non, je n’ai rien de tel. Par contre, il y a bien autre chose que je peux prouver. Et c’est la culpabilité de madame de Romarthin ! »

L’heure est venue de faire volte-face !

Les voix du public s’élevaient, ne voulant plus entendre une seule autre de mes déductions.

Femme : « Ai-je bien entendu ? Êtes-vous en train de défendre ce criminel, mademoiselle d’Azulith ? Ne l’avez-vous pas entendu ?! Cet homme a tué le baron de Romarthin, et menacé sa femme ! Si vous continuez ainsi, vous vous rendez complice de ce meurtrier ! »

Homme : « C’est tout à fait exact ! Cela n’a que trop duré, que ce procès se finisse maintenant ! Mademoiselle de Port-Vespère est innocentée ! Qu’essayez-vous de faire ? Nous faire passer la nuit dans le donjon ?! »

Eurydice : « Mademoiselle de Faillegard, je vous en prie… Pour l’âme de mon mari, ne faites pas durer son tourment plus longtemps. Rendez votre verdict… »

Jouant encore les ingénues, la femme de la victime attisait davantage le désordre qui sévissait dans la Cour.

Léonce : « Comment osent-ils ?! »

Le cri de mon ami fut suivi par de violents coups de marteaux.

Melanéa : « Silence ! Silence ! Silence !! »

La juge nous montrait enfin toute l’étendue de son sens de l’autorité. Je me retrouvais moi-même la bouche cousue.

Melanéa : « J’ai bien compris votre souhait d’écourter ce procès. Je n’ai pas la mémoire si courte que vous le pensez. Je peux même vous rappeler quelque chose que vous avez omis. Si j’avais rendu mon verdict la première fois où vous m’y avez encouragé, mademoiselle de Port-Vespère serait à l’heure qu’il est dans une geôle du donjon, condamnée pour meurtre. Si nous n’avions pas laissé la parole à sa représentante, nous nous serions tous rendus complice de cette erreur judiciaire ! »

Elle conclut cette tirade impitoyable avec un sourire délicat qui m’était destiné.

Melanéa : « Je donne donc la parole à mademoiselle d’Azulith. »

…Mademoiselle de Faillegard…

Toutes les attentions qu’elle avait eu à mon égard depuis le début m’honoraient.

La veuve serrait les dents.

Eurydice : « M-monsieur l’inquisiteur, vous n’allez tout de même pas la laisser m’accuser… ? N’ai-je pas déjà assez souffert ce soir… ? »

Le visage dégoulinant de larmes forcées, madame de Romarthin se tourna vers le seul qui pouvait m’empêcher de parler.

Monsieur Vulliek croisait les bras, puis prit une dernière fois une redoutable pose dramatique, démontrant encore son don unique pour le théâtre.

Steran : « Croyez-moi madame, j’en suis tout bonnement incapable. »

Eurydice : « …C-comment ? »

Steran : « Je n’oserai jamais, ô grand jamais me mettre en travers de la route de quelqu’un qui recherche la vérité avec tant de hardiesse. J’ai beau avoir lutté contre elle, je suis tout à fait d’accord avec la juge : il serait totalement absurde de ne pas l’écouter après tout ce qu’elle a produit de brillant dans cette affaire. Sans sa participation, je me serais entêté à condamner une princesse au grand cœur. Je la remercie humblement pour ça, et l’invite à nous partager son raisonnement qui, je le sais d’avance, sera le bon. »

Eurydice : « Q-quoi ?! »

L’espace d’un instant les traits du visage de la femme se tendirent, révélant une expression haineuse.

Je me retrouvais bête. J’étais prête à me lancer dans ce dernier assaut, mais les mots de la juge et de l’inquisiteur me firent monter les larmes aux yeux.

Merci vous deux… Je ne vous décevrai pas !

Je me frottais les yeux, et retrouvais ma concentration.

-9-

Ellébore : « …Vous me paraissez bien pressée, madame. Je suis sûre qu’une femme en deuil de son mari a besoin de tranquillité pour se remettre d’une telle tragédie. Mais je doute que ce soit votre cas ! »

La dame attrapa la barre des témoins de son gant noir, et le serra, comme pour me menacer.

Ellébore : « Je pense que vous avez une autre raison de vouloir faire taire monsieur d’Orvande. Car je sais à présent ce que vous cherchiez dans sa poche ! »

Steran : « …Dans sa poche ? …Mais oui ! »

Ellébore : « En y réfléchissant, ça tombe sous le sens. Quand vous avez pu sortir de ce placard, vous vous êtes empressée de tout nettoyer, et de fouiller dans les vêtements de monsieur d’Orvande, avant de revenir vous cacher dans le meuble. Mais que pouvait-il transporter de si important à vos yeux ? Là aussi la réponse est claire : il s’agit du flacon de poison. Un flacon qu’il a ramassé après votre départ à table. Il a confronté monsieur de Romarthin avec ce flacon comme si c’était là une preuve incontestable de sa culpabilité. Votre mari, qui a perçu cela comme une atteinte à sa réputation, a dégainé son arme, et nous connaissons la suite ! »

Monsieur Vulliek était prêt à ajouter que ce n’était pas une preuve, mais en dévisageant madame de Romarthin, il se rendit compte qu’elle était prise de sueurs froides à la mention de ce flacon.

Ellébore : « Pourquoi teniez-vous à tout prix à le récupérer ? Pour que l’honneur de votre mari soit sauf ? Bien sûr que non. Ce ne devait être qu’un simple récipient en verre, et il n’y avait certainement ni écrit “poison” ni même un quelconque nom dessus. Alors pourquoi deviez-vous le récupérer ? Eh bien parce que c’est VOUS qui empoisonniez votre mari ! »

Melanéa : « P-pardon ?! »

La surprise générale s’illustrait parfaitement dans le vacillement incontrôlable des jambes de monsieur Evariste. Son frère s’approchait de lui, s’attendant à tout instant à ce qu’il tombe dans les pommes.

Eurydice : « C-c’est de la diffamation ! On n’accuse pas les gens impunément ! »

Sa rage prit le dessus sur sa tristesse. Et c’était tant mieux.

Ellébore : « Diffamation ? Loin de là ! Tout le monde ne fait que de parler de l’embonpoint perdu de votre défunt époux. Sa santé était plus fragile, et son vieillissement accéléré ! Ce n’était clairement pas lui qui vous empoisonnait mais plutôt l’inverse ! J’ai déjà entendu parler de ce genre de poison. Il s’administre à très petites doses, régulièrement, pendant plusieurs mois, pour qu’on ne se doute jamais de rien. Et qui était mieux placé que vous pour empoisonner votre mari ?! »

Face à ce constat accablant, la veuve n’eut d’autre choix que de hausser le ton.

Eurydice : « Ce ne sont que des conjectures ! P-pour quelle raison aurais-je fait une chose pareille ?! Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez ! »

Ellébore : « Il y a bien une preuve, si ! Et pour ça, il faut remercier quelqu’un qui n’est pas encore là ! »

Eurydice : « Hein ?! »

Ellébore : « L’assistant de monsieur Vulliek peut lier une trace de sang à son utilisateur. Je ne vous apprends rien, et c’est même pour ça que vous avez avoué si facilement où était votre sang. Vous étiez au courant qu’un pouvoir aussi pratique existait ! Comme je l’ai sous-entendu, on ne laisse aucun signe distinctif sur un flacon de poison pour des raisons évidentes. Mais si on retrouvait du sang dessus, ça changerait tout ! Surtout que tout le monde ici sait que vous vous êtes ouvert le doigt quand vous étiez à table ! »

Lucéard jubilait.

Lucéard : « Mais oui ! La seule raison pour laquelle vous deviez retrouver ce flacon est parce que c’est une preuve décisive que vous empoisonniez votre mari ! »

La dame était terrifiée, tout son maquillage coulait grossièrement le long de ses joues.

Eurydice : « Ne me dites pas que vous l’avez ?! Je n’ai pas réussi à le trouver !! »

Tu viens de te vendre !

J’entendis le banc de l’inquisition claquer sous le poids de la fureur de monsieur Vulliek.

Steran : « Madame ?! C’était vous, alors ?! C’était vous ?! »

Eurydice : « …J-je… »

Ellébore : « J’ignore moi aussi où il est, mais il est clair que vous essayez de faire exécuter monsieur d’Orvande ! Vous avez maquillé la scène du crime pour faire passer cette tragédie pour un homicide volontaire ! Mais il n’en est rien ! Non seulement monsieur d’Orvande n’a fait que se défendre, mais considérant l’arme du crime, l’homicide ne pouvait qu’être involontaire ! »

Melanéa : « …Et dans ce cas-là, le motif de condamnation n’est plus le même. Ni la sanction. »

Ellébore : « Et s’il venait à s’apercevoir s’être trompé sur l’identité de l’empoisonneur, s’il avait gardé le flacon quelque part, alors vous risquiez toujours d’être rattrapée par la justice ! Ce pourquoi il fallait absolument qu’il soit condamné à mort ! »

Malgré cette dernière attaque, la jeune veuve était revenue à son état normal. Ni triste, ni furieuse. Elle ne se sentait manifestement plus menacée.

Après quelques secondes, elle ressortit son mouchoir, et épongea le maquillage sous ses yeux, faisant mine de sangloter.

Eurydice : « Je n’y crois pas… Vous proférez de telles accusations, sans preuve… Et personne ne dit rien… Toute cette histoire est sordide et insultante envers mon défunt époux, envers notre amour… ! Si vous n’avez pas retrouvé de flacon, pourquoi continuer de japper comme vous le faites ? Quelle est cette histoire d’empoisonnement ? Je ne l’aurais jamais empoisonné, comme il ne m’aurait jamais empoisonné. Seul ce monstre a pu inventer pareille baliverne, par désespoir de cause, sans doute. Après tout, il n’y a pas de flacon, non ? »

Le pauvre monsieur d’Orvande était le premier à subir la violence de ces propos.

Félice : « …Eurydice… …Pourquoi ? »

L’inquisiteur s’indignait aussi qu’on parle de lui de la sorte, mais il ne pouvait rien faire pour lui venir en aide.

Steran : « Nous n’avons rien retrouvé de tel pendant l’enquête. Dans votre théorie, mademoiselle Ystyr, monsieur d’Orvande n’aurait jamais pu se présenter sans ce flacon. Et quand j’ai envoyé une équipe fouiller la chambre de notre pauvre amnésique, nous n’avons rien trouvé de tel non plus. »

V-vraiment… ?

Melanéa : « Aussi crédible que soit cette accusation, sans la preuve qui y donne tout son sens, nous ne pouvons donner suite à cette piste. De plus, cela relèverait d’une autre affaire pour tentative d’empoisonnement. Rien ne sert de prolonger ce procès davantage. »

Sa décision en ravit plus d’un.

Les deux coudes sur le bois, je me tenais la tête, me triturant les méninges en vain.

Pourquoi… Pourquoi ne l’a t-on pas retrouvé sur la scène du crime… ? Il doit bien être quelque part ! Je ne renoncerai pas ! Je le trouverai !

Klervi : « Ellébore ? »

Une voix douce et faible me sortit de mes réflexions qui tournaient en rond.

La demoiselle avait de lourdes cernes sous les yeux, et pourtant, dans un ultime effort, elle me montra pour la première fois son sourire.

Klervi : « Je crois en toi. »

Hein ?

La jeune fille qui m’évitait depuis le début de mon séjour venait de s’ouvrir à moi, au moment où je m’y attendais le moins.

Klervi : « Je ne savais plus quoi faire… Et tu t’es proposée pour me défendre. Tu m’as redonné espoir, puis tu m’as sauvé la vie. Je t’en remercie, du fond du cœur. »

Elle était particulièrement gênée de devoir dire tout ça. Son visage finit par être rouge écrevisse.

Klervi : « J-je suis sûre que tu vas y arriver… Tu es une véritable détective après tout… ! Le genre qui finit toujours par trouver la vérité ! »

Mes yeux se remplirent de larmes en quelques instants.

Lucéard : « Klervi a entièrement raison. Quand tu te bats pour quelqu’un, tu finis toujours par faire des merveilles ! J’ai aussi confiance en toi ! Je suis sûre que tu t’apprêtes à porter le coup de grâce ! »

Lucéard, toi aussi…

Je me retournais ensuite vers les galeries pour apercevoir le pouce levé de Léonce. Toute la famille royale a ses côtés en firent autant, aussi discrètement que possible.

Vous tous…

Steran : « Mademoiselle de Faillegard, si vous le voulez bien, avant de procéder au verdict, la représentante de l’accusée et moi souhaitons reconsidérer une dernière fois toutes les informations issues de ce procès. »

Melanéa : « Eh bien, faites. »

Le coup de marteau qui suivit résonna dans le silence parfait de l’auditoire.

Allez, c’est maintenant que tout se joue !

-10-

Je me plongeais au plus profond de mon esprit. Le monde autour de moi disparut entièrement dans l’obscurité la plus parfaite. J’étais seule au centre de toutes les informations glanées au fil de cette affaire. Seule, mais emplie des sentiments de tous ceux qui y participaient.

Monsieur d’Orvande a forcément fait réagir la victime avec ce flacon. N’y a t-il pas une preuve que ce flacon ait bien été dans la pièce à ce moment-là ? Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement !

Un souvenir me vint immédiatement en tête.

Mais oui ! Nous avons retrouvé une minuscule flaque ! Certainement du poison ! Le flacon a dû rouler au sol si on se fie aux souvenirs de monsieur d’Orvande ! Pourtant, il n’y avait rien par terre…

Je me concentrais de plus en plus profondément.

Madame de Romarthin ne l’a pas trouvé. Et elle a probablement cherché de fond en comble vu ce qu’implique cette pièce à conviction. Donc, a priori, les frères d’Orvande ne l’ont pas non plus trouvé. Et pourtant… Quelqu’un a bien dû récupérer ce flacon !

Tout autour de moi, les informations, sonores comme visuelles semblaient s’accélérer.

Je ne vois qu’une seule explication, aussi folle soit-elle… Il y avait une quatrième personne au moment de ce meurtre !

La lumière s’intensifiait de plus en plus.

Même pour moi c’est ridicule ! Et pourtant, par élimination, je ne vois que ça. Quelqu’un était là, et a pu récupérer le flacon en premier. Mais pourquoi ne pas avoir témoigné ? Cette personne n’est certainement pas un complice. Et puis, pourquoi ne pas avoir été mentionnée par Eurydice ? Ne l’a t-elle pas vu ? Cela voudrait dire que la personne en question s’était cachée avant que les trois autres n’arrivent ? N-non, mais alors, ça ne laisse que…

Son visage m’apparut au milieu de la lumière éblouissante.

La quatrième personne présente sur la scène du crime, celle qui a récupéré le flacon, n’est autre que Yuna ?!

J’étais bluffée par ma propre déduction.

C’est de la folie… Mais… Pourquoi ne l’aurions-nous pas retrouvé alors ? À force, tout a été passé au peigne fin dans ce garde-manteau !

La lumière vint emplir mes yeux une fois de plus.

…Sauf les placards qui étaient réellement fermés…

Ma mâchoire se décrochait en mon for intérieur.

Certes le placard à côté duquel nous avons trouvé les quelques gouttes était fermé, mais, elle n’a tout simplement pas pu se procurer les clés ! Et même si elle avait pu, elle est trop petite pour atteindre la poignée ! Et puis même, si elle avait réussi à entrer dedans, il serait ouvert, et on l’aurait retrouvée… Alors pourquoi… Pourquoi… ? Tout m’a mené à cette déduction mais… C’est totalement impossible ! Il n’y a vraiment aucune explication rationnelle pour aller plus loin !

Un tremblement se fit entendre tout autour de moi. Cet astre éblouissant m’enveloppa toute entière. Je fus entièrement absorbé par son éclat.

Dans un flash, j’assistai à des bribes de mes souvenirs, de plus en plus lointains, comme s’il s’agissait d’une grande rétrospective.

Lucéard : « Quand elle fait une promesse à quelqu’un, elle s’y tient de manière si stricte que ça crée parfois de drôles de situations. »

Lucéard : « J’espère qu’elle n’est pas en train d’attendre dans sa cachette qu’on la trouve, elle devrait déjà être couchée à cette heure. »

Rosaire : « Ah, hm… Il y avait peut-être un placard qui faisait un drôle de bruit ? »

Steran : « Vous avez ouvert ce placard dans l’espoir d’y trouver votre sœur ? »

Evariste : « La reine de l’évasion a encore frappé… »

Luaine : « Peux-tu garder un œil sur ta petite sœur ? Elle n’arrête pas de me fausser compagnie. Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais elle réussit toujours à s’échapper. »

Jagu : « C-comment elle a fait pour s’extirper de Jagu-Jagu encore ?! Les grilles étaient fermées ! »

Tout convergeait dans une seule direction. Un secret. Un secret qui n’avait rien à voir avec le meurtre était pourtant la clé de voûte de cette affaire.

Les couleurs de la réalité revinrent. J’étais là, immobile, le visage figé, abasourdie. Tout le monde me fixait, perplexe. Qu’avaient-ils pu voir pendant que j’étais profondément plongée dans mes réflexions ?

Quoi… ?

Mes lèvres bougèrent enfin.

Ellébore : « Noooooooooooon ?! »

Dans l’incompréhension la plus parfaite, le silence se poursuivit. Je tremblais.

Ellébore : « Je sais… Je sais où est le flacon ! »

La veuve à la barre des témoins serrait son poing devant elle, jusqu’à ce que le sang ne dégouline de son gant.

Eurydice : « Vous… Vous mentez ! Ne la laissez pas continuer, enfin ! »

Malgré sa rage bruyante, personne ne renchérit. Ce calme ambiant m’invitait à poursuivre ma déduction.

Ellébore : « Ce flacon n’a pu qu’être là au moment du crime, et il n’en est pas sorti. Il y est d’ailleurs encore ! La preuve décisive de cette tentative d’empoisonnement est dans le placard le plus proche de l’endroit où nous avons retrouvé des gouttelettes incolores au sol ! C’est aussi certainement dans celui-là que monsieur Grimosa a entendu du bruit ! »

La juge était choquée. Les gouttes en question prenaient enfin tout leur sens, mais c’était impensable.

Melanéa : « Ce placard est fermé à clé, personne n’a pu l’ouvrir ni avant, ni pendant, ni après le meurtre ! »

La véritable criminelle se mit à rire hystériquement.

Eurydice : « Haha, c’est ridicule ! Il n’y a jamais eu de flacon, je vous l’ai dit ! Je l’aurais retrouvé au sol si vous disiez vrai ! »

Je pointais fièrement mon index dans sa direction.

Ellébore : « Sauf si quelqu’un d’autre le récupérait avant vous ! »

Steran : « Quelqu’un d’autre ?! Mais il n’était que trois, et madame de Romarthin était la seule consciente ! »

Ellébore : « Il y avait une quatrième personne au moment du crime ! »

Ce cri fit sursauter l’assistance. Proposer une telle théorie était de la folie pure. Monsieur Evariste haletait comme s’il se sentait faiblir. Son frère se rapprochait, se préparant à le rattraper.

Ellébore : « Ce dernier témoin est en possession du flacon, et a aussi assisté au meurtre ! J’aimerais appeler mademoiselle Yuna de Port-Vespère à la barre des témoins ! »

Lucéard : « Yuna ?!! »

Klervi : « Ooh ?! »

Steran : « L’enfant introuvable ?! C-c’est impensable ! »

À la surprise de monsieur Evariste, ce fut l’oncle Rosaire qui tourna de l’œil et se retrouva entre ses bras tremblants.

Eurydice : « Haha ! J’en ai assez entendu ! Je rentre sur le champ ! Je l’aurais vu s’il y avait eu une gamine dans cette pièce ! Et elle n’a pas non plus pu entrer dans un placard verrouillé ! »

Ellébore : « Si la porte du placard où vous vous cachiez était fermée, et même si elle était entrouverte, vous n’avez pas pu voir ce qui se passait du côté de la pièce où mademoiselle de Port-Vespère a récupéré le flacon qui traînait au sol après qu’on ait frappé dedans ! Elle était dans votre angle mort ! »

Melanéa : « Mais, encore une fois, mademoiselle ! Tout ça est impossible si elle n’avait pas les clefs ! Et il n’y a pas que ça : elle se serait forcément manifestée après le meurtre, elle aurait cherché à nous prévenir ! »

Ellébore : « Pour ce dernier point, j’ai bien une réponse. Mademoiselle de Port-Vespère a dû attendre d’être en sécurité avant de sortir, mais elle s’est certainement endormie. »

Eurydice : « Votre histoire n’est que de la poudre aux yeux ! Rien de tout cela n’est vrai si elle n’a pas pu entrer dans votre stupide placard ! »

Je me tournais un bref instant vers Klervi, déterminée.

Ellébore : « Pardonne-moi, Klervi, je vais vendre la mèche. »

En retour, elle hocha la tête avec résolution, me confirmant que j’avais vu juste, aussi fou que ça puisse paraître.

Klervi : « Si j’avais su que c’était aussi important, je l’aurais fait moi-même. »

Je frappais une dernière fois sur ce qui me servait de table, j’y avais pris goût.

Ellébore : « Il y a une explication à tout cela ! Le mystère de ce flacon peut être résolu grâce à cette simple vérité ! Une vérité qui dépasse l’entendement ! Jusque là, je croyais que ce n’était rien de plus qu’un conte pour enfants, mais mademoiselle de Port-Vespère peut s’échapper de toute situation, disparaître de nos vues d’une seconde à l’autre. Ce pouvoir existe donc bel et bien ! Yuna de Port-Vespère est une PASSE-MURAILLE ! »

Pour cacher sa stupéfaction, la juge apporta précipitamment le maillet devant sa bouche, mais se frappa avec et tomba à la renverse.

Monsieur Vulliek faisait des pirouettes sans pouvoir s’arrêter, soufflé par l’assurance de cette dernière théorie invraisemblable.

Le père de la magicienne tourna de l’œil, et emporta le frère qu’il tenait entre ses bras dans sa chute, dans un grand fracas qui passa inaperçu au milieu du brouhaha qui explosa dans les galeries.

Je pointais du bout du doigt la fausse endeuillée.

Ellébore : « Il nous suffit de déverrouiller la porte de ce placard pour trouver ce flacon, qui prouvera que la seule criminelle dans cette salle n’est nulle autre que vous, madame Eurydice de Romarthin ! »

Eurydice : « Hyyyaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! »

Le gant de satin explosa, révélant la main ensanglantée de l’empoisonneuse.

Eurydice : « VOUS ! »

Avant qu’elle ne puisse s’éloigner de la barre des témoins, les gardes se jetèrent sur elle, considérant son hurlement comme un aveu.

Lucéard : « Tu l’as fait, Ellébore ! Tu l’as fait ! »

Mon ami exultait de joie, puis une étrange sensation le parcourut.

Lucéard : « Mais… Yuna est vraiment capable de passer à travers la matière ?! »

Ellébore : « J’ai simplement procédé par élimination, et il ne reste plus que ça. »

Léonce : « Woah, faut dire que ça en explique des choses ! »

On pouvait se parler comme on le voulait, puisque plus personne ne nous écoutait. Des discussions endiablées résonnèrent dans la salle d’audience pendant quelque minutes.

Jusqu’à ce que les portes de la pièce soient enfoncées par le détective et son équipe, qui revinrent, haletant, en compagnie de la dernière de la famille Vespère. Monsieur Vulliek aperçut entre ses mains le flacon sur lequel se trouvait une discrète tache rouge, et le fixa intensément.

Je n’oublierai jamais ce que je ressentis en la voyant entrer dans cette pièce. J’avais réussi.

-11-

Quelques coups de marteaux annoncèrent que la séance reprenait.

Steran : « Merci, mademoiselle. Bien. Chère témoin, n’hésitez pas à vous mettre à côté de la barre pour que nous puissions vous voir. »

Yuna hocha la tête, elle était mal réveillée, et ne demandait qu’à retourner se coucher.

Steran : « Voilà bien une question que je n’aime pas poser à une enfant… Néanmoins, avez-vous assisté au crime qui a eu lieu dans le garde-manteau ? »

La petite princesse avait l’air déçue. Elle regardait autour d’elle pour nous apercevoir. Elle lut dans nos yeux la révélation qui nous avait mené à venir la chercher dans sa cachette.

Yuna : « Alors… Tout le monde est au courant ? »

Luaine : « Nous en reparlerons au palais, jeune fille. »

Pendant combien d’années avait-elle réussi à cacher son don pour la magie ? Sa mère n’y avait vu que du feu.

Lucéard : « Quelque chose me dit qu’elle ne sera même pas punie après tout ce qui s’est passé… »

Yuna revint derrière la tribune de bois qui servait de barre aux témoins, et avant de commencer son témoignage, fit dépasser sa tête à travers celle-ci, ce qui ne manqua pas de nous surprendre tous.

Yuna : « Je pouvais regarder sous le meuble comme ça. Je n’ai pas tout vu, mais je sais ce qui s’est passé. »

Elle nous montra aussi qu’elle pouvait faire passer le flacon à travers le bois. Aussi longtemps qu’elle était en contact avec l’objet, ce miracle était possible.

Je l’observais avec une certaine tristesse. J’y avais pensé tout le long de ma réflexion : ma petite Yuna avait assisté à tout ça.

Je me rassurais en constatant qu’elle n’était visiblement pas traumatisée.

La demoiselle baillait. Elle n’avait pas compris qu’elle était supposée raconter la suite.

Monsieur Vulliek intervint. Il était toujours amer à l’idée que malgré tout, le responsable était toujours le féroce mais loyal Félice d’Orvande.

Steran : « Confirmez-vous que le suspect ici présent, Monsieur Félice d’Orvande, a poussé le baron, précipitant sa mort ? »

La personne dont il était question était immobile, la tête basse. Le jeune homme en avait trop entendu, trop vu, trop subi. Il n’accordait plus d’importance à son sort.

Yuna : « Euuuuuuh. Non. »

Le baron d’Orvande qui se tenait à côté de son frère eut un frisson en entendant la réponse de la princesse.

Ellébore : « …Comment ? »

Yuna : « Monsieur de Romarthin faisait peur à monsieur d’Orvande avec son épée, et, d’un coup, il a glissé sur le flacon qui venait de tomber. Juste après, monsieur d’Orvande aussi a glissé sur un parchemin enroulé. C’est tout. »

Félice : « … »

Je ramenais mes mains contre ma bouche, tant par surprise que par quiétude.

D’une certaine façon, ce qui s’était réellement passé était assez grotesque, sans qu’on puisse en rire. Mais ce dernier témoignage était une libération. J’osai la première y mettre des mots.

Ellébore : « Mais alors… Monsieur d’Orvande… Tout ça n’était qu’un accident. Vous êtes innocent ! »

L’homme se relevait lentement. Il n’était pas moins malheureux que l’instant d’avant, mais affronta le regard de la foule, brisé. Je compris dans l’intensité de son regard que toute sa mémoire lui était revenue.

Félice : « Je me souviens de tout… J’ai vraiment cru dur comme fer qu’il empoisonnait sa femme. En ayant retrouvé le flacon sous la table, je ne pouvais pas me l’expliquer autrement. Mais j’étais dans l’erreur. Je l’ai toujours été. Lui comme moi n’avions toujours été que les victimes de l’avidité d’Eurydice. »

C’était une vérité bien dure à avaler pour quelqu’un qui était toujours éperdument amoureux.

Félice : « Elle ne le convoitait que pour sa fortune et son statut. Quant à moi, je n’étais qu’une distraction pour elle, une roue de secours. Si j’avais compris ça plus tôt, la vie du baron aurait été sauve… »

Les larmes coulèrent enfin le long de son visage froid. Il avait compris une dernière chose.

Félice : « J’ai eu tort de placer ma confiance en elle. Je l’ai mise au courant pour le trafic de lavande noire. C’est parce qu’elle était dans la confidence que l’opération de monsieur Ferveuil a échoué, et qu’il en est mort… C’est vous qui êtes derrière le trafic, Eurydice. »

Toutes les personnes présentes se recueillaient par compassion pour le jeune homme qui avait tant perdu en une soirée. L’inquisiteur et le baron d’Orvande étaient furieux.

Un rire non contenu brisa ce silence.

Eurydice : « Tu n’as que toi à blâmer pour tout ce qu’il t’arrive. »

La femme menottée s’était avancée d’elle-même jusqu’à la barre des témoins.

Eurydice : « Ma famille ne laissera pas un procès aussi fallacieux être considéré comme légitime ! Osez me condamner, et vous en paierez le prix fort ! »

La veuve se sentait pousser des ailes et prenait de grands airs face à la juge, impassible.

Eurydice : « Si vous vous y connaissez ne serait-ce qu’un peu en diplomatie, mademoiselle de Faillegard, vous me relâcherez immédiatement ! »

Malgré l’agressivité de ces menaces, la juge souriait. Elle était bien trop en hauteur pour être atteinte par le venin de l’empoisonneuse.

Melanéa : « Il se trouve que je ne suis pas une grande experte en diplomatie, hélas. Pour être honnête, la puissance militaire et défensive de Faillegard me donne le luxe de ne pas m’y intéresser davantage. Et ce n’est pas votre petite baronnie stérile qui viendra à bout de la forteresse imprenable ! »

Madame de Romarthin était verte de rage.

Eurydice : « Ce n’est pas fini, croyez-moi ! »

Melanéa : « Ce procès-ci touche pourtant à sa fin. »

Coup de marteau.

Melanéa : « Avec l’appui de la famille royale, nous jugerons votre cas en bonne et due forme, n’ayez crainte. Mais pour l’instant, j’appelle une dernière fois mademoiselle Klervi de Port-Vespère à la barre ! »

D’un signe de main, elle fit signe aux gardes d’emmener la dame hystérique dans une autre pièce. Quand le calme revint, Klervi était face à la juge.

Melanéa : « Votre courage fait honneur à la plus haute noblesse de notre royaume, mademoiselle. Sans votre abnégation sans limite, la vérité nous aurait à jamais échappé. Voilà pourquoi c’est avec une immense fierté que je vous déclare NON COUPABLE ! »

Les trois derniers coups de marteau firent se lever toutes les galeries.

Melanéa : « La séance est levée ! »

Toute la famille de l’innocentée dévalèrent les marches pour la rejoindre. Les autres remercièrent chaleureusement la juge et l’inquisiteur pour leur travail, avant de repartir dans leurs chambres.

Les deux frères d’Orvande rejoignirent monsieur Vulliek à son poste.

Stellio : « Je suis navré, Félice. Je n’aurais jamais dû douter de toi. Je suis un bien piètre frère… »

Félice : « Tch. Tu peux t’excuser, ça change rien. Grâce à ta joyeuse idée de maquiller la scène du crime, tu vas faire du tort à toute notre baronnie. »

Stellio : « Hahaha… Je suis quand même heureux de te retrouver. »

Pendant que j’écoutais leur discussion, Léonce m’avait rejoint.

Léonce : « J’en reviens pas ! La fin était si intense que j’étais presque debout ! »

Lucéard : « Eh ! Tu n’es pas censé t’amuser autant dans un procès, tu sais ? Même si, je dois avouer que je ne regrette pas d’avoir été aux premières loges ! »

Ellébore : « Hé hé hé ! »

Je flanquais mes poignets contre mes hanches pour prendre une pose victorieuse.

Lucéard : « Blague à part ! Tu as été formidable ! J’ai du mal à croire qu’il puisse exister une autre personne capable d’une telle ingéniosité ! Tu as non seulement sauvé ma cousine, mais tu as fait encore bien plus que ça ! Sans toi, qui sait ce qui serait arrivé… ? »

Ellébore : « Je n’y serais pas arrivé sans ton soutien indéfectible, tu sais ? »

Affirmai-je, les joues rouges d’avoir tant été flattée.

Alors cette fois-ci c’est bien fini… ? J’ai du mal à réaliser…

Juste à côté de nous, tout le monde fit place à Yuna qui aurait pu, si ça se trouve, passer à travers eux sans qu’ils n’aient à s’écarter.

Elle était face à la princesse qui venait d’être innocentée. La fillette sanglotait.

Yuna : « Maman m’a dit… C’est à cause de notre secret que tu as eu tous ces soucis… Je suis désolée… ! »

Klervi s’approcha d’elle, émue. On ne la voyait pas tous les jours dans son rôle de grande sœur.

Klervi : « Ce n’est rien… Tu sais, ce qui me faisait le plus peur, c’est qu’il ne te soit arrivé quelque chose… ! »

La plus grande serra sa sœur entre ses bras de toutes ses forces. Ce fut Klervi qui fondit en larmes contre toute attente. Elle avait gardé toute cette émotion pour quand son calvaire serait enfin fini.

Et elle avait tenu bon. Elle n’avait jamais cessé de faire passer les autres avant elle, et s’était montrée plus forte que quiconque.

L’inquisiteur vint à ma rencontre, nous regardions tous les deux dans la même direction.

Steran : « Et dire que j’ai cru cette enfant capable de commettre un meurtre… Je me suis borné rien que pour cette innocente cachotterie. Et vous, vous aviez raison sur toute la ligne. Le Droit évolue dans la bonne direction. Faire justice comme ceux avant nous n’a pas de sens. Il faut que chacun l’améliore à chaque fois qu’il en a l’occasion. »

Nos regards se croisèrent.

Steran : « La Justice a besoin de certitudes. Je vous remercie, mademoiselle. Grâce à vous, je réalise enfin l’importance d’avoir quelqu’un à ses côtés lorsqu’on est accusé, qu’on soit coupable ou innocent. Personne ne devrait être laissé seul face à tous. »

Ellébore : « Hm oui ! Sûrement ! »

Pour être honnête, je n’ai même pas eu le temps de me poser ce genre de questions.

Ellébore : « Je ne vous en veux pas. Mais quand même, soyez un peu moins incisif de temps en temps ! »

Ma remarque l’amusa.

Steran : « C’est noté ! J’ai encore du pain sur planche, je vais devoir vous laisser. Mais mon flair me dit que nous serons amenés à nous revoir. Quelqu’un de votre trempe mettra toujours les pieds là où la vérité est enterrée… »

Ellébore : « Au revoir ! »

Je le saluai de façon bien moins élaborée que lui, mais la fatigue me gagnait rapidement, maintenant que la pression redescendait.

Il fut rapidement remplacé par les frères d’Orvande. L’aîné était serein.

Stellio : « Navré, mademoiselle. Je ne vous ai pas facilité la tâche, mais votre travail a été exemplaire ! »

Ellébore : « C-ce n’est rien, monsieur ! Vos témoignages ont été rudement utiles ! »

Félice : « Vous n’aviez pas à prendre ma défense. Même moi, je me pensais coupable. »

D’un ton sec, le cadet intervint. Il avait toujours l’air morne. Je fis une courte pause avant de le dévisager joyeusement.

Ellébore : « Vous savez, je n’aurais pas insisté autant pour qu’on vous innocente si vous n’étiez pas intervenu pour défendre l’accusée, quitte à vous mettre dans de beaux draps. C’était plus qu’admirable, même si, paradoxalement, c’est ce qui m’a permis de vous soupçonner… »

Mon grand sourire ne semblait pas l’affecter. Je savais pourtant bien que rien ne pouvait le réjouir après ce qu’il avait traversé.

Ellébore : « Pour madame de Romarthin… Hm, comment dire ? Je pense que c’est mieux ainsi. C’est peut-être indélicat de ma part, mais je pense que vous devriez vous faire une raison, monsieur, vous êtes beaucoup trop bien pour elle ! »

J’arrivais à peine à le faire souffler du nez.

Félice : « Que je me fasse une raison, hein… ? Il va bien falloir. Après tout, si je dois m’encombrer de ce genre de sentiment, autant que ce soit pour quelqu’un qui en vaille la peine. »

Ellébore : « Exact ! »

J’acquiesçai vivement de la tête, pour l’encourager dans cette direction.

Klervi se sentait un peu mieux, et nous rejoint. Néanmoins, elle avait peur de s’adresser à ces deux adultes et vint se cacher derrière moi, ce qui était une victoire personnelle que je célébrais en mon for intérieur.

Klervi : « M-merci beaucoup, monsieur d’Orvande ! »

Sa timidité maladive avait repris le dessus, et elle osait à peine aligner deux mots. Et pourtant, c’est sa gratitude qui sortit l’homme abattu de sa mélancolie.

Félice : « Merci à vous, ma princesse. »

Répondit-il, en s’agenouillant devant elle. Ces quelques mots avaient beaucoup d’importance pour les deux. Un lien indéfectible s’était créé ce soir-là.

Les frères d’Orvande tirèrent ainsi leurs révérences.

Klervi était toujours cramponnée à ma robe, les yeux encore humides d’avoir dû s’adresser droit dans les yeux à cet homme.

On dirait qu’elle m’a adoptée !

-12-

Il ne restait pratiquement plus que nous dans l’auditoire. Tous étaient attroupés autour de Yuna qui montrait ses pouvoirs encore et encore.

Talwin et Efflam restaient à l’écart et se tenaient la tête des deux mains, pour des raisons bien différentes.

Talwin : « Oh oh oh ! J’ai des idées… Tellement d’idées ! Ce pouvoir est une bénédiction ! »

Efflam : « ET MOI QUI CROYAIS ÊTRE LE PREMIER MAGE DE LA FAMILLE ! »

L’adulte parmi les princesses s’intéressait de près à la plus jeune.

Eira : « Dis-moi, que se passe-t-il si tu relâches ton pouvoir en pleine traversée ? Tu peux vraiment tout faire passer tant que ça touche ta peau ? »

Yuna : « Quand je décide que ça passe, ça passe ! »

Les choses étaient devenues si naturelles pour Yuna qu’elle était incapable de l’expliquer.

Luaine : « Ellébore ? »

La duchesse me faisait face, calmement. Quelques minutes après ce verdict, son visage luisait de sereines couleurs, comme si jamais l’une de ses filles ne s’était retrouvée sur la balance de la Justice. Cette force mentale était une formalité pour la fille du roi.

Je me tournais vers elle, la commissure des yeux encore rouges de toute cette émotion.

Ellébore : « M-madame ? »

J’osais croire que son sourire était franc. J’avais la crainte irrationnelle qu’elle me reproche les malheurs que j’avais infligés à Klervi lors de ce procès.

Luaine : « Inutile de te dire que tu es désormais de la famille. Et cela vaut pour toi aussi, Léonce. Comment oublier que tu as été le premier à nous causer du déshonneur en houspillant tous ceux qui s’en prenaient à ma tendre enfant ? Je ne t’en serai jamais assez reconnaissante. »

Après avoir fixé Léonce lors de cette parenthèse, elle revint à moi.

Luaine : « Je me suis à certains moments demandée s’il ne valait pas mieux que j’intervienne moi-même. Mais aurais-je pu faire mieux ? En définitive, je suis sûre que non, et je regrette d’avoir douté de tes capacités. L’affection que tu montres à l’égard des miens est si pure. Je suis heureuse de voir que c’est à travers ces sentiments que tu as réussi à rétablir la vérité. En sauvant Klervi, tu as aussi fait tomber le masque d’une menace qui planait sur mon duché depuis déjà trop longtemps. Et quelle adorable jeune fille. J’espère avoir le plaisir de te revoir à toutes les occasions. »

Madame Luaine lançait un regard chargé de sous-entendus à son neveu ici présent.

Lucéard : « Euh. Oui. »

Le dauphin s’avança à son tour.

Brynn : « Devoir me montrer sérieux dans un tel moment ne m’enchante pas, mais je me dois de te remercier au nom de toute la famille royale, Ellébore, en ce que ton succès a évité des conséquences d’une ampleur inimaginable à l’échelle du royaume entier. Bien sûr, ce qui compte avant tout est que Klervi soit hors de cause. »

Je ne trouvais pas de mot pour leur répondre. Je n’avais su être éloquente que quand il le fallait absolument.

Kana : « Merciii ! »

M’épargnant un discours lourd à assimiler, la princesse se jeta sur moi et me serra contre sa poitrine aussi fort qu’elle le pouvait. C’était peut-être tout aussi embarrassant, finalement.

Aenor fit signe à Kana de ficher le camp, et me fixa ensuite de son regard grave.

Aenor : « Talwin a la fâcheuse manie de m’appeler “La Briseuse de Destin”, tu sais ? Mais je suis prête à te céder ce titre sur le champ. Cela dit, tu n’as visiblement pas envie d’entendre les remerciements élogieux de chacun d’entre nous, aussi sincères soient-ils, et je me contenterai de te dire merci pour tout. »

La fillette voyait bien que j’étais vidée et ne demandais plus qu’à aller me coucher.

Aenor : « Dire que certains d’entre nous sont considérés comme des génies, et que nous avons tous été bernés par une gamine de 7 ans… »

Soupira-t-elle avant de se retourner. Sa présence d’esprit tombait à point nommé pour moi, néanmoins, elle s’était retenue de montrer toute l’étendue de ce qu’elle ressentait.

Ses airs sérieux la rendent définitivement plus chou encore ! Mais je ne sais jamais trop comment m’adresser à elle…

Je n’eus de toute façon pas à le faire, tous les autres s’étaient empressés de venir à ma rencontre pour vanter mes mérites.

Pendant ce temps, à quelques mètres de nous, les frères Grimosa se réveillèrent, encore vaseux et confus, sur le marbre des galeries.

Plus tard, dans les couloirs, je croisai à nouveau la juge sur mon chemin.

Melanéa : « Ma chère, vous tombez à point nommé. Je n’ai pas eu l’occasion de vous encenser moi-même. Vous avez été ravissante toute cette soirée, que ce soit dans la salle de réception, sur la scène du crime, ou dans l’auditoire. Quelle chance que vous m’ayez fait l’honneur d’être mon invitée aujourd’hui. Je me sens pitoyable de n’avoir été que la juge pressée par le temps et l’impatience des miens. Enfin, briller d’un tel éclat pendant toutes ces heures a dû vous épuiser. Je vous laisse retourner à votre chambre, mademoiselle. »

Elle me toisait une fois de plus. La robe de chambre que m’avait prêté Kana était somptueuse. De par sa nature, il était inconvenant de se montrer dans une telle tenue, mais celle-ci était faite précisément pour ce genre d’événement, et j’éprouvais presque de la fierté à ce qu’on me voit la porter.

Ellébore : « Merci énormément. Je ne pense cependant pas avoir été si exceptionnelle, mais vos mots sont un grand honneur pour moi. Cela dit, je vous dois ce succès. Vous m’avez laissé toutes les chances qu’il me fallait, vous m’avez tendu la main à chaque fois. Ce procès n’aurait jamais pu connaître un tel dévouement sans vous. Dans votre rôle de juge, vous avez été bien plus éblouissante que moi. »

Melanéa : « Allons, allons. Je vous prierai de contenir votre charmante modestie. C’est vous et vous seule le joyau de cette journée. »

Elle passait à côté de moi, et laissa glisser sa main pâle le long de ma joue. Son sourire discret et protecteur m’apaisait.

Melanéa : « Allez donc rejoindre vos amies, à présent. »

Mes épaules se crispèrent en entendant ces mots.

Melanéa : « Oh ? Vous me croyiez dupe ? Je connais bien les coutumes de la famille royale, sachez-le. Tous les enfants, neveux et nièces du roi dorment dans la même chambre chaque année. Seuls mes employés sont au courant, et je serais malheureuse que vos amis réalisent ne pas agir en toute discrétion. Je compte sur vous pour garder ce secret entre nous. »

Plutôt que d’être indignée par les habitudes puériles de la plus haute noblesse du royaume, la demoiselle de Faillegard était attendrie et amusée par la simplicité de leur démarche.

Je ne pus qu’en rire jaune. Je me sentais malgré tout responsable de leurs extravagances.

Après s’être souhaitées une bonne nuit, je marchai jusqu’à la chambre qui aurait dû être celle de Meloar ce soir, et toquai faiblement à la porte.

Toutes les princesses rassemblées ici étaient déjà couchées, j’ouvris la porte aussi silencieusement que possible, et la refermai derrière moi aussitôt.

Eira et Dilys dormaient toutes les deux dans le grand lit de cette chambre. Les autres filles dormaient toutes alignées sur les matelas qui avaient été posés au sol sur toute la longueur de la pièce.

Les filles Vespère dormaient toutes blotties les unes contre les autres. J’eus peur l’espace d’un instant que Yuna ne soit pas parmi elles. Et pourtant, malgré l’obscurité, je discernai peu à peu la fillette au centre, entre les bras de Klervi, le visage apaisé.

Je restais quelques instants à regarder cette scène, je pouvais enfin savourer pleinement le fruit de mon labeur.

Deryn : « C’était une longue journée, n’est-ce pas ? »

Une des princesses était encore éveillée. Elle se redressait d’un coude pour m’apercevoir. La pauvre adolescente était quelque peu à l’écart, et sa sœur n’était pas présente.

Je m’accroupis à côté d’elle, tâchant de ne réveiller personne.

Ellébore : « Oui, mais grâce à vos efforts à tous, on s’en est sortis ! »

La demoiselle me sourit en coin. Elle avait ce regard espiègle dont je ne comprenais jamais le sens profond.

Deryn : « Décidément, c’est bien toi qui influence tant mon cousin. »

Je ne décelais pas de malice dans ses yeux, mais je me retrouvai une fois de plus sans savoir quoi répondre.

Ellébore : « Je… Je ne pense pas. »

Ce que je venais de bredouiller semblait attiser son intérêt.

Deryn : « J’avais déjà une bonne estime de toi, mais avec ce que tu nous a montré ce soir, j’ai plus envie que jamais de devenir ton amie. »

Ce franc-parler m’étonnait un peu d’elle. Je ne la connaissais qu’à peine, mais je devinais qu’elle s’était décidée à s’ouvrir à moi, ce qui me réjouissais.

Deryn : « Pour citer ma sœur à ton sujet, tu es une véritable réussite critique sur pattes. »

J’étais de nouveau perdue.

Deryn : « Oh, oublie ça ! Ma sœur est une maniaque des jeux de société. C’est une façon de dire que tes qualités te font vraiment sortir du lot. »

Hélas, je ne suis encore que très peu familière avec le concept de jeu de société…

Sans me quitter des yeux, elle laissa sa tête se reposer contre son coussin dans un son léger.

Deryn : « Notre soirée entre filles a tourné court. Et ma pauvre, tu dois être la plus fatiguée d’entre nous. Tu as bien mérité une bonne nuit de sommeil ! »

En réalisant que je peinais à me concentrer sur notre discussion, elle m’invita à en rester là et à me coucher à mon tour.

Ellébore : « C’est gentil de m’avoir attendu, Deryn. »

Il ne faisait aucun doute que c’était son intention.

Deryn : « Oh mais de rien. J’attendais moi aussi de pouvoir louer tes mérites. »

Ellébore : « Je peine à vous dire à quel point vos compliments me touchent. Vous avez tous été si attentionnés avec moi depuis le verdict. »

Je me faufilai sous les draps. Je ne les avais que rarement partagé avec quelqu’un.

Ellébore : « Dis, Eilwen et toi voudrez bien m’initier aux jeux de société une fois que nous serons rentrés ? »

Deryn appréciait l’intérêt que je montrais.

Deryn : « Avec plaisir ! D’ici la nouvelle année, tu seras incollable ! »

Avant de fermer les yeux, je m’acquittai d’une dernière mission.

Ellébore : « Avant que j’oublie, Lucéard m’a transmis un message pour toi. Il ne m’a pas dit ce que c’était mais il a dit que ça serait suffisant pour que tu comprennes. »

Cette étrange déclaration amusa Deryn.

Deryn : « C’est plutôt saugrenu de sa part. Mais bon, le message est passé ! »

Son expression s’adoucit aussitôt, comme si ce que Lucéard avait voulu lui transmettre lui faisait chaud au cœur.

Ellébore : « Dire que j’étais prête à dormir, je meurs de curiosité à présent ! »

Même éreintée, un tel mystère ne pouvait que me redonner de la vigueur.

Deryn : « Je crois que son message est plus ou moins quelque chose comme “Joyeux anniversaire Deryn”. »

Ellébore : « Oh, tu es donc du 26 de Finivel ? Bon anniversaire, Deryn ! »

Deryn : « Eh oui ! Nous avons provisoirement le même âge, Ellébore ! Nous le fêterons sûrement demain à Port-Vespère. J’ai hâte ! »

Ellébore : « Oui ! Soyons en forme d’ici là. »

On finit pourtant par discuter encore quelques temps avant de nous endormir sans même nous en rendre compte.

Quand le soleil se leva de nouveau, tout était rentré dans l’ordre, et nous pûmes rentrer au palais. Il ne se passa pas un jour sans que l’un d’entre nous fasse référence à ce procès. Malgré le calvaire que ce fut, ce souvenir encore vif devenait pour moi une source intarissable d’énergie.

La fête de fin d’année approchait à grands pas. …Et un nouveau mystère se profilait dans la paisible demeure ducale.



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