Nefolwyrth
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Chapitre 42 – Coexistence
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-1-

Le feu consumait lentement les bûches tandis que la nuit enveloppait toute la forêt de son inquiétante noirceur. Léonce les poussait à l’aide d’un simple bâton.

J’étais seul avec lui depuis le départ de Noïron.

Léonce : « Tu es sûr qu’on a bien fait de laisser Ellébore avec cette fille ? Elle n’a pas l’air fiable pour un sou. »

Lucéard : « Je n’aurais jamais réussi à lui faire promettre quoi que ce soit si elle ne s’inquiétait pas pour sa vie. Elle ne fera rien. »

On entendit deux voix s’approcher de notre camp. Voir la mimique surgir de la pénombre ne manqua pas de nous donner la chair de poule.

Derrière elle se trouvaient deux jeunes filles diamétralement opposées. Elles ramenaient du petit bois et quelques poires.

Malice : « Où est Noïron ? »

Malice mit fin à sa discussion avec Ellébore, et tourna son regard méfiant vers nous. Elle aurait pu se mettre dans une rage noire si on ne lui répondait pas immédiatement.

Léonce : « Il est parti chercher vos affaires il y a quelques minutes. »

Malice : « S’il lui est arrivé quoi que ce soit, je vous jure que vous mourrez avant moi. »

Son hostilité ne manqua pas de jeter un froid.

Léonce : « Entre elle et la mimique, on va passer une bonne nuit, je le sens. »

Malice : « Me compare pas à cette horreur ! Je vous fais pas confiance non plus, et si c’était pas pour Noïron, je serais déjà très loin d’ici ! »

Elle pourrait se montrer un peu plus agréable, quand même…

Ellébore soupirait. Elle avait certainement pensé la même chose que moi.

Un gémissement derrière les buissons, suivi de remue-ménage dans son feuillage, nous alarma.

Ellébore : « Oh, elle vient encore de s’en prendre à une petite bête… »

Léonce : « Avec cette machine à tuer avec nous, est-ce que c’est encore la peine de monter la garde ? »

Je fixais la mimique, qui revenait nonchalamment jusqu’à nous.

Lucéard : « Si Ellébore dort, nous n’aurons plus aucun contrôle sur elle. Et rien ne nous dit qu’elle n’essaiera pas de manger Noïron à son retour si nous sommes déjà couchés. »

Ellébore : « Autrement dit, je vais devoir veiller toute la nuit… ? »

La demoiselle avait besoin de beaucoup de repos pour se remettre de ces derniers jours, et lui annoncer pareille nouvelle la déprimait. Par compassion, je lui fis un large sourire.

Lucéard : « Je pourrais monter la garde avec toi, si tu veux ! »

Ces simples mots semblaient avoir balayé ses réticences.

Ellébore : « C’est gentil, mais ça ira ! Il vaut mieux que tu dormes le plus possible. »

Malice nous observait du coin de l’œil, silencieusement. Elle s’était assise au plus près des flammes.

Il fallut attendre le repas pour que la jeune fille montre de nouveau son côté sensible. Elle n’avait jamais eu l’occasion de goûter à de la cuisine digne de ce nom, si ce n’est grâce à ses larcins.

Dans l’attente de son seul ami, nous finîmes tous les trois par nous coucher, laissant Ellébore guetter son arrivée.

Après avoir observé le coffre inanimé à côté d’elle, la détective bailla à s’en décrocher la mâchoire. Ses paupières se fermaient d’elles-mêmes.

Ellébore : Moi qui met un temps fou pour m’endormir chez moi, j’ai l’impression que je pourrais piquer du nez d’une seconde à l’autre. Ce séjour m’a exténuée. Reviens vite, Noïron…

Somnolente, son esprit devint rapidement confus. L’idée de se reposer les yeux quelques secondes s’était révélée mal avisée.

???: « C’est bon, je prends le relais. »

Sans même identifier son sauveur, la jeune fille se laissa choir dans ses couvertures.

Ellébore : « Merci… Bonne nuit… »

Derrière elle se tenait Malice, debout, au milieu de notre camp.

-2-

Noïron

Je fermais difficilement mon plus grand sac, et lançai un dernier regard à ce dessous de toit où Malice et moi avions passé des années. Il restait tous les meubles de fortune que nous avions accumulés au fil du temps. L’obscurité les avalaient. Il était venu l’heure des adieux.

Qu’ils soient bons ou qu’ils ne soient mauvais, les souvenirs que je laissais derrière moi étaient tout ceux que j’avais. Je tournais ainsi le dos à une vie. Je l’avais enfin réalisé : le plus grand tournant de mon existence se jouait maintenant.

Je laissais tomber mon sac quelques mètres plus bas. Il s’écrasa sans un son dans la terre.

Le crépuscule était déjà lointain. Les planches protubérantes qui me permettaient de descendre du toit à l’arrière de cette maison n’indiquaient pas distinctement la position de cette planque que nous avions réussi à garder secrète pendant tant de temps.

Cet ancien village était nôtre depuis bien avant ma naissance, mais j’y avais vécu la moitié de ma vie comme un fugitif. Je passais tantôt du temps avec ses autres habitants, et le reste de ma journée, j’en partais loin, en compagnie de Malice, là où aucun d’entre eux ne pouvait nous retrouver.

Le sort se voulut plus capricieux que je n’aurais pu l’imaginer, et une fois les pieds dans l’herbe, des torches éclairèrent mon visage presque ébloui.

Noïron : « Altorio… ? »

En face de moi se trouvaient une dizaine d’hommes. L’un d’entre eux, plus baraqué que les autres, s’avança vers moi.

Il avait la mâchoire carrée, les cheveux courts, hauts, une barbe taillée, et un regard mauvais. Un large manteau recouvrait son corps musclé. Ce n’était pas le chef, en ce qu’il était encore trop jeune. Mais il avait plus de la trentaine et pouvait estimer avoir une belle espérance de vie pour un bandit. Notre véritable leader se trouvait aussi être notre doyen, mais Altorio, lui, possédait un charisme fédérateur, et des capacités au combat qui faisait de lui le visage le plus populaire de notre village.

Noïron : « Mais qu’est-ce que- »

Répondant aussitôt à ma stupéfaction, il me projeta au sol d’un coup de poing en plein visage. La violence de cette attaque attisa l’hilarité de ceux qui l’accompagnaient.

Altorio : « Noïron, petite enflure, tu croyais pouvoir t’en sortir toute ta vie ? »

Tandis que j’essayais de me relever, le visage en pleurs à cause de ce bourre-pif, il enfonça d’un mouvement brusque son genou dans mon abdomen, et je me retrouvais plié en deux, gisant dans la boue.

Altorio : « Ça fait longtemps que les gars voient une belle donzelle autour de notre camp. Je pensais que c’était vraiment que des histoires jusqu’à ce que je fasse le lien. C’est la gamine qui traînait toujours avec toi, hein ? Et tu la cachais là-haut depuis combien de temps ?! »

Lui et ses hommes me toisaient d’un air dédaigneux.

Altorio : « Je t’avoue que j’ai bien fini par oublier son existence, mais tu vois, je m’en suis rappelé. Et toi, Noïron, enfoiré de mes deux, tu comptais la garder pour toi, hein ?! »

Il s’accroupit, et m’agrippa par les cheveux avant de me soulever à la seule force de son bras.

Altorio : « Même ici les hivers sont rudes, tu sais ? Et toi, tu gardes de la chair fraîche et appétissante pour toi tout seul, sans penser à nous, qui t’avons tout appris ! »

Il souriait comme un démon à l’idée d’assouvir ses fantasmes.

Altorio : « Jearny l’a aperçu ce matin. C’est devenu un beau morceau de ce qu’il dit ! Et si tu nous la ramenais ? Elle te suit en permanence comme une chienne, après tout. Où elle est ? Où elle est, Noïron ?! »

Noïron : « … »

J’entendais mon cœur battre dans mes oreilles. Pourquoi aujourd’hui ?

Altorio : « Tu l’as sûrement séduite en faisant ton gentil. Petit futé. Mais ce soir, elle est pour moi ! Et si tu parles pas, je t’exploserais ta tête. »

Malgré la douleur qui me faisait serrer les dents, je trouvais le cran de lui répondre.

Noïron : « Elle s’appelle Malice, et elle chasse mieux que vous tous ! Elle n’aura aucun mal à survivre sans moi. D’ailleurs, elle est déjà partie. »

Mettant ses menaces à exécution, il m’écrasa le visage contre le pan de mur à sa droite. Un liquide chaud se mit à couler sur mon visage.

Altorio : « Qu’est-ce que je m’en fous de son nom ! Je sais très bien que tu comptes la rejoindre. Mais elle reviendra te chercher. Qu’est-ce que tu crois que cette traînée peut faire seule ? Elle rampera jusqu’ici, et tu morfleras jusqu’à son arrivée ! »

Il me lâcha, pendant que deux de ses acolytes me maîtrisaient.

Altorio : « Et je te jure que quand elle arrivera, tu seras aux premières loges de l’accueil qu’on lui réserve, mon salaud ! »

Après m’être fait allègrement tabassé par les siens, je fus jeté dans une cage, sous le petit abri qui donnait sur la place centrale de ce hameau. Il s’agissait d’une vingtaine de maisons à moitié en ruine, isolées au milieu de la forêt.

Le veilleur de nuit restait sur une chaise en bois, au coin du feu. De temps en temps, il jetait des braises sur moi, ce qui le faisait rire.

Je restais en boule, dos à lui. Je ne voulais pas leur montrer que j’étais plus encore en détresse que ce qu’ils espéraient. J’essuyais du bras le sang sur mon front.

Pourquoi… ?

Mes yeux étaient humides.

Tout ça aurait dû finir dès aujourd’hui… Pourquoi a-t-il fallu qu’ils s’en aperçoivent maintenant ? Je commençais à peine à me dire que le meilleur nous attendait…

La cruauté de ce dénouement me pétrissait le cœur. Je ne pouvais former qu’un vœu en proie au désespoir.

Il faut que ces gens empêchent Malice de revenir. Ils doivent s’en aller avec elle. Il faut absolument qu’elle ne revienne jamais ici…!

J’ignorais ce qui allait advenir de moi dans ce cas-là. Mais cela n’avait pas d’importance. Je me replongeais dans quelques souvenirs en sa compagnie. Si mon souhait se réalisait, je ne la reverrais plus jamais.

Je m’attelais déjà à reconstruire son image dans ma mémoire.

Je revoyais son visage, j’entendais sa voix. Je sentais sa douce odeur. Tout ce qui était allé de travers dans ma vie me revenait à l’esprit comme si ça n’avait été que de bons moments, parce qu’elle avait toujours été là. Je ne me rendais compte que dans un tel instant que sa simple présence avait suffit à me rendre heureux. Tous mes malheurs s’étaient avérés moins terribles que ce que suggérait mon vécu. Tant qu’elle était là, je n’avais jamais pu affirmer avoir eu une mauvaise vie.

Les larmes se mirent à couler le long de mes joues.

Quelle idiote… Elle va revenir… Je sais très bien qu’elle va revenir… !

-3-

Il y a de cela une minute seulement, j’étais au coin du feu, aux portes du sommeil. Néanmoins, je me sentais presque conscient. Le songe qui s’offrait à moi était bien différent des autres.

Je me sentais petit. Minuscule. Cette pièce autour de moi était si grande pour quelqu’un comme moi, mais j’y étais très vite à l’étroit.

Il y avait des enfants de mon âge, de vagues silhouettes aux teintes de gris. Ce n’était qu’une esquisse d’une période révolue.

Une dame était au milieu de nous. Sans même qu’on puisse apercevoir son visage, la fatigue s’y lisait, la lassitude. De la pire des manières, la vie s’était lentement écoulée de son corps, comme d’un sablier fendu. Il n’en restait qu’un fond, qui lui permettait à peine de rester debout.

Je ne l’aimais pas. Je n’aimais aucun de ceux qui étaient plus grands que moi. J’étais incapable de les comprendre, et ils me faisaient peur.

Parmi ces silhouettes, presque identiques à présent, une seule avait fini par se démarquer. Un garçon. Je n’étais pas censée m’entendre avec lui, mais je voulais l’atteindre.

Tout comme cet univers inconnu qui s’étendait à l’infini en dehors de la pièce, ce garçon était un monde entier dont je ne pouvais qu’à peine effleurer la surface. Et grâce à lui, même si ce ne fut que quelques pas, je pus voir plus loin que jamais. Ce que je vis ce jour-là apporta à mon vécu ses premières couleurs. Dans ce monde stérile, quelque chose de resplendissant était né dans mes yeux.

Mais le garçon s’éloigna très vite. Ou plutôt, un mur s’éleva entre lui et moi. Nous avions la même taille, mais tous ceux plus grands que moi s’adressaient à nous comme si nous étions radicalement différents, comme si nous n’étions pas destinés à être égaux. Je n’aimais pas ça.

Petit à petit, ce que ce garçon avait de différent se mourrait. Il devenait comme les adultes. Et moi, allais-je devenir comme ces femmes ? C’était ma hantise.

Il s’en était aperçu. Et quelque chose se déchira en lui, comme si ces deux vérités qui l’animaient ne pouvaient coïncider.

Les adultes le poussaient dans mes bras, et s’en amusaient. Il prétendait qu’il était comme il le devrait, comme ce qu’on attendait de lui. Mais c’était faux. Et quand il s’apprêtait à accepter ce qu’il était devenu, je l’ai frappé.

Je l’ai frappé, à plusieurs reprises, de plus en plus fort. J’ai certainement crié jusqu’à me casser la voix. Jusqu’à ce qu’il ne s’approche plus.

Il était triste, et je l’étais tout autant. Il pensait avoir accepté l’ordre du monde, mais ça n’était pas mon cas. Je me sentais toujours égale à lui, même si lui se sentait supérieur.

Mais le jour où je fus prête à renoncer, il me tendit la main, comme ce jour où il m’avait montré le monde extérieur. Et à partir de ce moment, grâce à la chaleur de sa paume, les lendemains se parèrent de leurs plus belles couleurs.

Et pourtant, j’étais toujours moins que rien. Les adultes me firent comprendre que ce que je ressentais ne valait rien, ce que j’étais n’avait aucune importance.

La lumière qui éclairait tout dans mon monde était toujours à mes côtés, il réalisait l’horreur de ce qu’il aurait pu devenir, et ses sentiments devinrent miens. Il me donna un chez-moi à l’abri de tous mes maux. C’était le seul véritable foyer que j’aie pu connaître, et à partir de ce jour, malgré mes vains efforts, et mes déboires, l’éclat de ce garçon était devenu bien trop fort pour que ces ternes malheurs ne puissent m’affecter.

Ce jeu de couleur et d’ombres se dissipa lentement. Ce n’était pourtant pas la fin de l’histoire, mais ma conscience se détacha de cette vision.

Je me réveillai lentement, dans le froid et le silence de la nuit.

Je me redressai d’un mouvement sec, revenant à mes esprits.

Ça alors… C’est comme la dernière fois…

Je regardais aux alentours, ma vue se précisait. Il n’y avait plus personne debout, si ce n’est la mimique, qui se tenait sur le dos de sa propriétaire, immobile.

…Personne ne monte la garde ?

La fille aux cheveux sombres qui dormait à côté de moi avait disparu. L’inquiétude grandit rapidement en moi. Je me levai d’un bond.

Lucéard : « Elle est partie ! »

-4-

Noïron

Une éternité avait dû s’écouler. Le veilleur de nuit s’était même lassé de me martyriser, et zieutait à gauche et à droite, pour tromper le sommeil.

S’ils avaient pu l’accepter, nous n’aurions pas eu à partir. S’ils avaient cherché à la comprendre, ils l’auraient laissé vivre parmi nous…

Depuis des heures, j’énumérais les infinies possibilités qui auraient pu nous éviter une telle conclusion. J’essayais de trouver un sens à tout cela, mais il n’y en avait pas.

La chaise de celui qui montait la garde grinça quand celui-ci se leva. Il avança prudemment en direction du bruit que nous avions tous les deux entendus.

À la lumière de sa torche, il éclaira en direction de l’entrée sud du village. Sa respiration devint erratique.

Veilleur : « Jearny est mort ! On est attaqués ! »

La vision du poignard planté dans le crâne de l’autre homme fit paniquer le bandit.

Altorio : « Jearny, mort ? C’est quoi ces conneries ?! »

Altorio était debout avant l’aube, comme à son habitude. Il n’y avait pas un jour sans qu’il ne réalise son entraînement quotidien. C’était la routine qui faisait de lui le plus grand guerrier des nôtres.

Pour être sûr de ne pas avoir halluciné, l’homme à la torche retourna aussitôt auprès de Jearny.

Veilleur : « L-le poignard a disparu ! Quelqu’un s’enfuit dans la forêt ! »

J’entendais d’autres voix s’élever dans le village.

Altorio : « Allez ! Laissez personne entrer ! Et surtout, pas de quartier ! »

En entendant les combattants défendre le village depuis ses limites, je compris que ce serait ma seule chance de fuir. Hélas, je n’avais aucun moyen de venir à bout de cette cage.

Quelque chose tomba sur le toit de l’abri où je me trouvais, délogeant la poussière accumulée dans les combles, puis descendit sans un son, juste devant moi.

Les faibles lueurs des flammes ne me permirent pas d’identifier immédiatement la nouvelle venue. Et pourtant, j’espérais comme je redoutais que ce soit elle.

Ce visage qui m’était si précieux était aussi surpris de me voir que je ne l’étais. De la même façon, son inquiétude se mêlait avec du soulagement.

Malice : « Noïron ! »

Les clefs qu’elle tenait dans ses mains me firent comprendre que le veilleur qui m’avait gardé jusque-là n’était certainement plus de ce monde.

Noïron : « Malice… »

Affaibli par cette pénible nuit, je ne sus pas quoi lui répondre. Je ne pouvais qu’attendre qu’elle me libère. Néanmoins, quand le verrou claqua, une large main attrapa mon amie par les cheveux, et la tira en hauteur. Je reconnaissais aisément qui était derrière elle.

Altorio : « Alors c’était bien toi… ? »

Il jeta la fille au sol derrière lui, au centre du village.

Noïron : « Altorio, non ! »

Tandis que j’essayais de sortir de ma cage, l’homme donna un coup de pied dans la porte que je tentais d’ouvrir avec une force suffisante pour me repousser jusqu’aux barreaux du fond. En un tour de clé, j’étais à nouveau captif. Après avoir jeté le trousseau derrière lui, il se dirigea vers Malice.

Il ricanait grassement.

Altorio : « C’est toi qui a fait ça, alors ? »

Même si au moins un de ses compagnons était mort, le bandit ne semblait pas prendre la situation suffisamment au sérieux. L’idée que la jeune fille soit derrière tout ça lui était ridicule.

Il reluquait Malice avec intérêt. Même chaudement vêtue, l’homme remarquait aussitôt la silhouette que cachait ses atours.

Altorio : « Il a pas menti, t’es vraiment devenu quelque chose, gamine. »

On entendait des sifflements dans l’assistance. Les bandits alentours s’étaient attroupés autour d’elle à quelques mètres. Malice les regardait un à un, furieuse.

Altorio : « Des corps de rêve comme le tien, on en a pas ici, ce serait vraiment con de te laisser partir. Je suis sûr que Jearny aurait pas voulu qu’on te tue, lui non plus. »

D’un bond, la demoiselle se releva, dégainant d’un mouvement expert ses deux dagues favorites.

Son attitude fougueuse fit se marrer les hommes qui l’encerclaient. Ils avaient tout sauf peur d’elle.

L’homme qui m’avait entraîné au combat depuis tout petit se tenait face à elle, et je savais l’étendue de sa force. Même Malice ne ferait pas le poids, et pourtant.

Malice : « Altorio ! C’est toi qui a fait ça à Noïron ?! »

Les blessures qu’il m’avait infligées n’étaient pas passées inaperçues, et c’était l’une des raisons du courroux de mon amie.

Quelle idiote… Ce n’est pas le moment de penser à ça, fuis !

Je tentais de sortir de la cage à la force de mes pieds, vainement.

Altorio : « Oui, c’est bien moi. Et que comptes-tu faire avec ces armes ? Tu risques d’abîmer ton joli minois. Pour un romantique comme moi, le visage compte aussi ! »

Les propos de cet homme, et l’hilarité qui s’ensuivit hérissa Malice.

Malice : « C’est bon, j’ai compris le message… ! »

Le regard haineux qu’elle lui lançait n’avait aucun effet sur Altorio.

Malice : « Ça ne sert à rien d’essayer, ça ne rentrera jamais dans vos cervelles ! J’ai tout fait pour que vous me voyiez comme une égale. Mais j’étais dans l’erreur tout ce temps ! Je suis de très loin supérieure à vous tous ! »

Elle rangea ses dagues, à la surprise de son adversaire, et sans argumenter davantage fonça sur lui.

Nonchalamment, il lui envoya un coup de pied pour mettre fin à cet esclandre. Néanmoins, sa négligence donna l’occasion à Malice de lui répondre avec vivacité, en frappant l’intérieur de son genou du bout du pied, ce qui força Altorio à réaliser une fente pour garder son équilibre.

La jeune fille pivota sur elle-même, portée par son élan, et projeta son pied en hauteur, heurtant le bandit sur le coin du visage.

Un autre adversaire aurait pu s’y rompre la nuque, mais Altorio était particulièrement robuste, et était à peine sonné.

Malice se recula pour être hors de portée du combattant. Elle avait deviné que tenter une attaque de plus lui aurait été fatal.

Altorio : « Hahahaha ! »

Le silence qu’elle avait provoqué dans l’audience fut interrompu par un rire tonitruant. Tous les hommes suivirent en chœur, attisant le dégoût de mon amie.

Altorio : « Quelle souplesse ! T’es vraiment la perle rare ! Tu dois pouvoir en faire des choses ! »

Malgré ses railleries, le guerrier se mit en garde, prévenant une prochaine attaque.

Malice : « Et si tu la fermais ?! »

Hors d’elle, Malice repartit au combat, et feinta un coup de poing qui aurait pu être intercepté par son adversaire. Elle pivota, cette fois-ci par l’arrière, et frappa du pied droit contre les côtes qu’Altorio n’avait pas su protéger à temps.

Hélas, la robustesse de ce guerrier d’exception lui permit d’endurer le coup, et d’attraper le mollet de Malice avant qu’elle ne puisse retirer sa jambe. Il l’expédia au sol une fois de plus, utilisant tout son poids pour démontrer sa supériorité.

Cette onde de choc résonna dans tout son corps. Dans l’instant d’après, certains spectateurs prirent l’initiative de venir la maîtriser au sol. L’issue du combat était déjà scellée.

-5-

Malice

Ma tête tournait. J’avais dû heurter mon crâne dans ma chute.

Et pourtant, mes sens me revinrent rapidement. Des mains moites vinrent m’agripper de toute part, entravant mes mouvements.

Malice : « L-lâchez-moi ! »

Mes cris se firent unanimement ignorés. Mes mots n’avaient jamais compté pour eux. Je n’étais plus qu’une proie acquise. Un gibier capturé, prêt à être dégusté.

J’avais confiance en mes capacités, mais ma force brute ne pouvait pas concurrencer celle d’une demi-douzaine de ces porcs.

Mon cœur battait à tout rompre. Je savais quel sort m’attendait. J’y avais échappé toute ma vie, et l’appréhension n’en était que plus grande.

Bandit : « Altorio, j’amène la bonne soupe ! »

J’avais déjà entendu cette expression, il y a bien longtemps. L’homme qui venait de parler tenait un couteau particulièrement aiguisé et une gourde dans l’autre main.

On lui fit place comme si un rituel venait de commencer. On tira sur mon bras droit pour que ne soit révélée ma peau blanche et nue. Ce type au sourire bien trop large approchait lentement la lame du couteau, me poussant à me débattre davantage, sans résultat.

Il trancha d’un mouvement expert mon épiderme comme s’il s’agissait d’une lamelle de fromage.

La douleur intense me donna plus de force, mais je ne pus me défaire de ceux qui m’entouraient. Leurs odeurs répugnantes et leur souffle chaud étaient finalement parvenus à me terrifier.

Ce même homme au rire dérangeant retirait lentement le bouchon de la gourde.

Pitié… Pas ça…

La blessure, bien que superficielle, saignait, et la poigne de mes ravisseurs me forçait à la tourner vers le haut. On put ainsi faire couler sur la plaie une étrange mixture, un liquide que je n’aurais su identifier.

Sachant ce qui arrivait, les hommes resserrèrent leurs emprises sur chacun de mes membres.

La brûlure au contact de ce poison se répandit dans tout mon corps en quelques instants. Je réalisais à présent ce que signifiait toutes ces étranges cicatrices sur les bras des femmes du village.

Tout était perdu, et je ne me sentais plus que la force de pleurer. Ma résistance s’amenuisait lentement. Les larmes qui refusaient de couler troublaient ma vue. Je ne pouvais plus échapper à ce cauchemar.

Pour une raison qui m’échappait, je revoyais ma dernière journée, persuadée que les prochaines ne seraient plus jamais les mêmes.

Ellébore : « Lucéard et Léonce pensent sûrement comme toi. Mais je n’arrive pas à m’y résoudre, et je suis certainement la seule qui pourrait le faire… »

Presque à contrecœur, j’avais accompagné cette fille bizarre qui s’était mise en tête d’aller cueillir des fruits. On s’était pourtant assises dans une clairière, en compagnie de la créature immonde qui l’accompagnait. Je n’osais pas le reconnaître, mais c’était la seule fille ayant toute sa tête avec qui j’avais eu l’occasion de discuter.

Malice : « En parlant d’eux, tu n’as pas de problèmes avec ces deux-là… ? Ils ont l’air de te considérer comme l’une des leurs. Me dis pas qu’ils savent pas que t’es une fille ? »

Cette blonde pouffa de rire plutôt que de me répondre normalement.

Ellébore : « Je n’ai pas l’air d’une fille ? »

Je tentais de m’expliquer, embarrassée.

Malice : « Mais c’est que… Ce sont des hommes, et quand on vous voit… »

Je n’osai pas continuer et elle s’en était rendu compte. Son expression s’attendrit, ce qui m’agaçait.

Ellébore : « Maintenant que j’y pense, tout à l’heure, Noïron a parlé de te faire reconnaître par les autres, qu’est-ce qu’il voulait dire ? »

Je n’avais pas non plus envie d’aborder ce sujet avec une inconnue, mais elle me facilitait tellement la tâche que je me retrouvais sans le vouloir à tout dire, pour pouvoir étancher ma soif de curiosité.

Malice : « Si t’écoutais t’aurais compris que dans notre village, les femmes sont traitées comme des objets. On est que des corps pour ces types, et avant, j’essayais d’agir comme eux, je pensais qu’en me comportant comme si j’étais un garçon, il n’y aurait plus de distinction… Mais ça n’a jamais marché… »

Elle s’approcha de moi, prise de compassion, et je me décalais à mon tour pour garder mes distances.

Ellébore : « Oh, ma pauvre, ça n’a pas dû être facile… »

Malice : « Eh, garde ta pitié pour quelqu’un qui en veut ! »

Ellébore montrait un sourire crispé, ne sachant pas comment réagir.

Malice : « Tout ça pour dire que ça m’étonne que tu voyages avec ces deux-là comme si vous étiez sur un pied d’égalité. J’ai déjà vu d’autres gens comme vous, mais il y avait toujours une différence. Pourtant, tu n’es pas moche au point que les hommes se désintéressent totalement de toi… »

Mes interrogations firent soupirer cette fille. Elle était gênée qu’un tel sujet soit abordé.

Ellébore : « Tu sais, pas tout le monde n’est à mettre dans le même panier. Même s’il m’arrive d’en douter, j’espère au fond de moi que la majorité des hommes ne sont pas comme tu le prétends. »

Elle réfléchit ensuite, sans que je ne puisse deviner ses intentions.

Ellébore : « Dans les rues de Lucécie, ça m’arrive régulièrement de faire de mauvaises rencontres, je comprends très bien ta frustration. Parfois, on me donne l’impression que je ne suis qu’une vulgaire distraction, c’est plus que déplaisant. Et encore, il paraît qu’il y a bien pire endroit pour être une femme dans ce royaume. Hélas, non seulement ils répondent à des instincts primaires, mais par dessus le marché, ils sont culturellement conditionnés pour voir les choses ainsi. »

J’ignorais où elle voulait en venir mais l’écouter me saoulait déjà.

Ellébore : « Et pourtant, même si ça me désespère, je me dis qu’en acceptant que les choses soient ainsi, jamais rien ne changera. Ignorer ces gens-là, c’est peut-être pour le mieux, mais si personne ne les met en face de leurs lacunes, ils n’évolueront jamais. Je pense que tu avais raison d’essayer de t’intégrer. Des convictions aussi pertinentes que les tiennes méritent d’être partagées, tu ne penses pas ? »

Elle se rendit compte seulement maintenant que je ne l’écoutais plus qu’à moitié.

Ellébore : « …Malice ? »

Malice : « Oui oui, c’est bon. »

Cette fois-ci, plutôt que d’avoir l’air bougon, elle me souriait comme si elle avait fini par m’apprécier.

Ellébore : « Tu as de très jolis cheveux, Malice ! »

Sans que je m’en rende compte, elle s’était encore approchée de moi. Elle préservait toujours une certaine distance, et son air niais ne pouvait que me mettre en confiance, malgré moi.

Baissant ma garde, je me mis à rougir. On ne m’avait jamais fait ce genre de compliment.

Malice : « C-c’est quoi ton problème ?! »

Ellébore : « Ça se voit que tu en prends grand soin ! »

Je repris mes distances, lui lançant un regard noir, mais elle se montrait toujours aussi bienveillante.

Ellébore : « Se comporter comme les autres, ça n’est pas leur être égal. Nous ne sommes pas des hommes, c’est un fait. Et pourtant, ça ne nous empêche pas de chasser, …ou de détrousser les poches des voyageurs imprudents, si c’est ce qui te chante. Parce que nous sommes avant tout des humains. Il faut accepter de ne pas être identiques, mais ne pas oublier qu’au fond nos différences sont superficielles, tu ne penses pas ? »

Malice : « M’en fous ! »

Ellébore : « Mais ce n’est pas une raison pour laisser de côté ce qui t’es propre. Je suis sûre que personne ne cajole autant tes cheveux que toi, ils ont l’air si soyeux. Et ce n’est pas un problème d’avoir des comportements que les gens considèrent comme féminins. Tu n’as pas à surcompenser pour te sentir égale aux autres. Sois toi-même, et considère que c’est gagné d’avance ! En acceptant ce qui te rend différente d’autrui, tu auras la certitude que ça ne t’empêche pas d’être leur égale ! »

Elle conclut sa tirade sur un pouce levé plein de bonne volonté.

Je lui tournais le dos en soufflant du nez, à son grand désarroi.

Ellébore : « Aaah, Malice, tu n’es pas gentille… »

La douce clarté de cette clairière se dissipait lentement.

Comme si ça me servait de savoir de telles choses.

Les ténèbres de cette nuit fatidique noyaient lentement ce paysage forestier.

Comme si ça pouvait me faire échapper à mon sort.

Des visages hideux couvraient ce ciel sans étoiles.

Je ne sais toujours pas quoi faire…

On tirait sur mes vêtements. Le froid parvenait à s’infiltrer jusque sur ma peau. Au désespoir, je regardais cette scène paisible se mourir. Plus rien ne serait comme avant.

J’entendais leurs rires gras, et leur enthousiasme révulsant.

Ellébore : « Et pourtant, ce sont des humains eux aussi. »

L’image d’Ellébore n’avait toujours pas disparu. C’était la première fois que j’établissais un lien avec une fille, et de mon âge par dessus le marché. Cette vision était ma dernière source de réconfort.

Ellébore : « Nous avons beau tous être uniques, nous pouvons nous comprendre, ça ne fait aucun doute. Tout le monde a en soi quelque chose de plus profond encore que les bas instincts qui nous divisent. Même si je comprendrais que tu les détestes, si tu veux un monde meilleur pour toi, il faut que tu leur inspires de la sympathie, que tu leur rappelles que tu es comme eux, que vous êtes les enfants du même monde. Et je suis sûre que tu pourras réveiller en eux la magie qui nous rassemble tous ! »

J’aurai dû la frapper avant qu’elle fasse un discours aussi nul.

Cette dernière réminiscence s’évanouit à son tour. Étrangement, ces mots m’avaient calmée.

Je ne laissais aucune larme couler, ni aucun cri m’échapper. Je ne voulais plus leur donner cette satisfaction.

Altorio m’arracha une botte, et la jeta derrière lui, comme s’il ne faisait que déballer un présent.

Altorio : « Tu ne te débats même plus ? J’aurais aimé que tu gardes ton mordant, tu sais ? »

Ce nouveau trait d’esprit ne manqua pas de faire rire l’assistance. Mais à leur grande déception, je souris moi aussi.

Malice : « Si tu veux tant que ça du mordant, pourquoi ne pas m’affronter à la loyale, Altorio ? »

Les gars autour de lui s’esclaffèrent encore plus fort. Altorio mit un temps avant de suivre le mouvement.

Altorio : « Tu as déjà vu le résultat par toi-même. »

Malice défiait son regard, ardemment.

Malice : « Si tous ces nazes ne m’avaient pas immobilisé, tu penses que tu aurais gagné ? J’ai plutôt eu l’impression qu’ils sont intervenus pour ne pas que tu te fasses ridiculiser par une fille, crétin. »

Les hommes autour appréciaient mon “mordant”, tout comme Altorio, bien que celui-ci s’était crispé, l’espace d’un instant.

Altorio : « Et que comptes-tu faire si je refuse ? »

D’un ton calme et ferme, je le provoquai.

Malice : « Je ne te laisserai pas t’approcher de moi. Je te frapperai jusqu’à ce que ta tronche ait une forme qui ne me donne plus la gerbe ! »

Les spectateurs s’égosillaient comme si cette vanne venait d’Altorio lui-même.

Bandit : « Elle a pas tort ! »

Altorio hochait la tête, il appréciait ce genre de plaisanterie.

Ses gars se tapaient l’épaule comme s’ils se félicitaient entre eux de la formulation que j’avais choisie.

Il faut que je continue comme ça…

Je percevais enfin une lueur d’espoir. Et je devais m’y accrocher.

Mais je me sens bizarre…

En effet, mon corps chauffait anormalement, malgré la température glaciale de cette nuit. Mon esprit était un peu embrouillé, et mon cœur battait toujours aussi vite.

Mes pieds étaient à présent nus, et la vision d’une jeune fille débraillée semblait compromettre la tentative de réflexion d’Altorio.

La cohue avait fait sortir le village entier, et tous se retournèrent en direction du bruit métallique derrière le grand combattant du village.

Noïron était à quelques mètres, il haletait. Par un tour de force, il était parvenu à faire rouler sa cage jusqu’ici. Lui qui était si calme d’habitude était rouge de fureur. Le voir ainsi me fit plus d’effet que je ne voulus le reconnaître.

Noïron : « Altorio ! Laisse-lui sa chance ! Tu vois bien qu’elle ne demande qu’à être libre ! Depuis toute petite, elle n’a fait que rêver de pouvoir parcourir le monde, se frotter à tous les dangers, et devenir la plus forte qui soit ! Ne me dis pas que tu ne peux pas la comprendre ! »

Altorio regardait d’un air sévère le visage ensanglanté de mon ami.

Altorio : « Alors c’est toi qui lui a appris à se battre ? »

La question du guerrier surprit ses partisans. Progressivement, ce tapage nocturne prit fin.

Noïron : « Tu l’as bien vu par toi-même. Et elle est encore meilleure que moi. »

Mettant aussitôt un terme à la discussion, Altorio se tourna vers moi de plus belle, et s’avança. Ceux qui tentaient de me déshabiller par la force s’interrompirent en croisant le regard pénétrant du champion local.

Altorio : « C’est bien ce qui me semblait… Cette technique que tu as utilisé… »

Je déglutis face à son ton intimidant.

Altorio : « C’était bien mon coup fétiche… »

Nous étions tous stupéfaits de l’entendre dire de telles choses.

Altorio : « …Mais alors qu’est-ce que c’est faible quand c’est toi qui le fais ! »

On entendit quelques ricanements. Je retenais ma respiration.

Altorio : « Et pourtant, quelle stabilité, quel équilibre. Sur le plan technique, c’était bluffant. Mon corps peut pas faire des trucs comme ça. »

Le temps semblait s’être figé au moment où il prononça ces mots. C’était ce que j’avais attendu pendant des années. Je ne m’apercevais que maintenant de ce que je souhaitais réellement.

La lueur dans les yeux d’Altorio révélait ce qu’il cachait sous sa carapace. Plus que moi encore, il adorait les arts martiaux, et affiner sa technique était son loisir favori. Pour la première fois, je pus me reconnaître dans son regard.

Malgré les lourds nuages, j’eus l’impression que l’aube éclairait déjà ce village.

Bandit : « Essaye de pas trop l’amocher quand même, Altorio ! »

L’homme répondit d’un rire sonore.

Altorio : « Ha ! Comme si j’allais l’affronter ! »

Cet éclat de voix rassura tous ceux qui tentaient d’arracher mes vêtements.

Noïron : « …Non… »

L’espoir se mourrait aussitôt.

Quoi… ? Mais… Je croyais…

Altorio : « Rien que la combattre serait une honte pour moi. Avec l’aphrodisiaque qu’on lui a filé, elle pourra pas faire grand chose. Pour un duel en bonne et due forme, t’as qu’à attendre demain, …gamine. »

Malice : « … »

Un brouhaha se fit entendre de plus bel. Il y avait débat parmi les nôtres. Nombre d’entre eux se demandaient pourquoi je n’étais pas encore entièrement nue.

Le grand guerrier se recula, faisant signe aux autres de me lâcher, et à l’un d’entre eux de libérer Noïron.

Altorio : « Malice, c’est ça… ? »

Je le fixai toujours, d’un air sévère, tout en me rhabillant.

Altorio : « J’oublie pas ce que t’as fait à Jearny, et j’oublie pas non plus que tu m’as affronté à mains nues plutôt qu’avec tes dagues. Mais toi, n’oublie pas que si tu perds ton combat de demain, tu seras à ma merci ! Ahahahaha ! »

Qu’est-ce que j’attendais de lui ? Ça reste qu’une enflure…

Altorio : « Moi aussi je demande que ça de voir plus loin que cette putain de forêt ! Si on s’barre tous les deux, on pourra s’amuser comme des fous ! »

Malice : « Si tu me retouches, je te tue ! »

Ce n’était peut-être qu’un sursis, mais la pression redescendit.

Je me tournais dès que je le pus vers Noïron. Il était toujours entre les barreaux, mais paraissait aussi soulagé que moi, voire plus encore.

Noïron : « Félicitations, Malice, tu as assuré. »

J’étais rouge comme une tomate. Peut-être était-ce parce que j’avais la tête qui tourne, mais je me sentais flotter.

Malice : « Mais c’est toi qui m’a encore sauvée… »

Ma voix s’adoucit, ce qui ne manquait pas de surprendre Noïron, qui rougit à son tour.

Bandit : « Aaaaaaaaaaaarrh ! »

Un cri lointain alerta tous ceux ici présents.

Deux des veilleurs qui surveillaient le nord du village arrivaient à toutes jambes.

Veilleur : « Un intrus ! Un intrus ! Il nous attaque ! »

Hein ?

Je vis une lame verte, presque transparente, fendre les airs à pleine vitesse. Elle trancha en deux d’un coup net les malheureux. Leur corps en charpie tombèrent sous nos yeux dans une vague de sang. Hommes, femmes, ainsi que quelques enfants réveillés prématurément assistèrent avec stupéfaction et dégoût à ce spectacle terrible.

Je lançais un regard terrifié à Noïron, qui me le rendit aussitôt. Notre calvaire était encore bien loin d’être fini.

-6-

Noïron

Tandis qu’on m’ouvrait la cage, je pus enfin apercevoir les dépouilles de ceux qui furent autrefois mes voisins. Je pâlis d’horreur en constatant la netteté de la coupure engendrée par cette magie qui les avait fauchés tous deux.

Celui qui venait de les abattre s’avançait seul et s’arrêta finalement à une bonne dizaine de mètres de nous, à l’entrée du village.

???: « Qu’est-ce que des vermines comme vous font rassemblés ici à une telle heure ? »

La faible luminosité qui annonçait l’aube révélait lentement les contours de ce personnage.

Sa longue cape verte s’agitait contre ses bottes sombres. Le jeune homme d’une vingtaine d’années portait un chapeau ridiculement grand, haut, et large, comme ceux des sorciers de légende. Il montrait au bout de sa main gantée un sceptre orné d’une immense émeraude. Ses cheveux blonds s’agitaient avec grâce sous cet imposant couvre-chef.

Tandis que Malice remettait sa dernière chaussure, leurs regards se croisèrent.

???: « Évidemment. Vous vous abaissez à ce qu’il y a de plus primitifs avant même le lever du jour, comme les rats que vous êtes. »

Ses traits étaient fins et gracieux. C’était un gentilhomme qu’on aurait facilement érigé en bienfaiteur du peuple pour sa seule apparence. Néanmoins, la haine terrible dans ses yeux brûlait avec une férocité que je n’avais jamais vu.

Altorio : « Qui t’es, fumier ?! »

Une fois de plus, Altorio se fit notre porte-parole, et fut le premier à s’avancer.

Le jeune homme effectua une brève révérence, destiné à ceux qu’il pensait être les victimes de bandits.

???: « Je me nomme Dulce ! Pour honorer mon maître, Casque-joie, j’ai fait le serment de devenir le mage-héros qui débarrassera ce monde de toute la pourriture qui le corrompt ! »

Qu’est-ce qu’il raconte… ?

Dulce : « Vous m’avez bien entendu. Il n’y a pas de place dans notre royaume pour des hors-la-lois de votre espèce. Vous ne faites que piller, violer, et tuer. Vous bafouez tous nos espoirs d’une société meilleure ! Voilà pourquoi je commencerai par exterminer tout le banditisme de ce duché ! Vous n’êtes que le hors-d’œuvre de mon rêve ! »

Bandit : « C’est un mage ! »

Les premiers à réagir furent pressés par la peur. Il n’y avait pas pire menace pour de simples combattants qu’un adversaire ayant éveillé sa magie.

Mais le plus brave d’entre nous sortit deux sabres de sous ses longs vêtements.

Altorio : « Et si je te faisais bouffer tes dents plutôt ? »

Dulce haussa les épaules. Altorio n’était pour lui qu’un bandit comme un autre, un bandit qu’il pouvait vaincre d’un seul coup.

Il leva son sceptre, et un cercle runique apparut sous les pieds de notre représentant. Le bleu si clair et lumineux sous lui surprit toute l’assistance.

D’instinct, Altorio bondit pour s’esquiver, mais il était déjà trop tard. Un torrent de glace surgit du sol, emprisonnant le pied de l’homme.

Altorio : « Aaah ! »

Piégé dans ces cristaux qui s’élevaient pratiquement à sa taille, le hors-la-loi comprit bien assez vite qu’en ayant un membre entravé, il n’était plus qu’une cible immobile face à un redoutable adversaire.

Voir Altorio en position de faiblesse nous fit tous frissonner de terreur. Mais celui-ci reprit bien assez tôt son calme, et avec une certaine froideur, abattit l’une de ses lames contre son propre mollet. Il lui fallut plusieurs coups, tous insupportables à voir et à entendre, pour se libérer de cette prison gelée.

Noïron : « Altorio… ! »

Ce sacrifice pétrifia de stupeur tous les nôtres. Le guerrier fixait le mage, plus prêt que jamais à en découdre. Le sang s’écoulait pourtant de sa jambe, et précipitait certainement sa mort.

Bandit : « Tu vas le payer ! »

Un des hommes derrière moi se jeta à corps perdu en direction du mage.

Sans un mot ce dernier fit apparaître un autre cercle lumineux au bout de son sceptre, d’un vert léger cette fois-ci. Et dans l’instant d’après une lame d’air en sortit, et pourfendit une autre victime, décourageant tous les autres d’intervenir.

Dulce : « Vous n’avez aucune chance contre moi. Pas parce que vous êtes faibles, mais parce que vous êtes dans l’erreur, et aussi longtemps que ma volonté sera juste, aucun de vous ne fera le poids contre elle ! »

Altorio s’avança lentement, sur son seul pied.

Altorio : « Je vais te dépecer ! »

Dulce sourit en coin.

Dulce : « Tu m’as l’air d’être robuste, mais tu n’es déjà plus une menace pour qui que ce soit. Laisse-moi abréger tes souffrances. Je n’ai aucun plaisir à voir qui que ce soit souffrir inutilement. »

À la fin de sa phrase, il haussa les sourcils, surpris. Celle qu’il considérait comme la demoiselle en détresse s’était relevée et avançait à pas lents.

Tous nos regards se portaient vers Malice qui s’arrêta devant nous, se faisant le bouclier inflexible de tout le village, à la stupéfaction générale.

Altorio : « … »

Noïron : « … »

Bandits : « … »

Elle écartait les bras, dagues dans chaque main, et fixa Dulce, résolue.

Plus personne n’osait bouger. Cette scène surréaliste attira tous les regards. Certains baissaient les yeux, cherchant un sens à tout cela. La fille qui les protégeait était celle qu’ils avaient violenté il y a quelques minutes.

Malice se dressait entre Dulce et Altorio, et ce dernier ne put apercevoir la fureur dans le regard de ma plus proche amie.

Malice : « Je vous déteste tous… »

Dulce restait coi. Il ne parvenait pas à comprendre la situation.

Malice : « …Et pourtant, je n’ai jamais su souhaiter autre chose que d’être acceptée comme l’une de vous. »

Elle se mit en garde, ne quittant pas son adversaire des yeux. Un frisson d’effroi me parcourut.

Malice : « Alors je me battrai ! »

Le vent souffla. Les hommes derrière moi étaient troublés au point d’en oublier la terreur que leur inspirait le héros.

Dulce : « Je ne comprends pas… Alors tu es l’une des leurs ? »

Du coin de l’œil, elle s’assura que j’étais toujours là, et que je pouvais fuir à tout moment sans risquer d’être rattrapé.

Malice : Au fond, s’ils ne veulent pas de moi malgré tout, ça n’a plus d’importance. Tant que Noïron reste avec moi, j’ai tout ce dont j’ai besoin. Toi qui a renoncé à tout ce qu’on t’a appris pour pouvoir me tendre la main, tu es la seule personne avec qui je veux être. Rester ou partir d’ici m’importe peu. Je ne demande qu’à être à tes côtés pour la vie.

Tétanisé par ce que je réalisais, tout mon corps tressaillait, ma voix comprise.

Noïron : « Malice ! Pars ! Il faut que tu partes, idiote ! »

Dulce soupira, puis répondit à mon regard impitoyable.

Dulce : « Dans ce cas, tu subiras le même sort que les autres. »

Malice : « Parle pour toi ! »

Celle que j’avais de plus précieux se lança immédiatement à l’assaut.

Noïron : « Malice, je t’en supplie ! »

Dulce : « Que dire de ceux qui acceptent d’être traités comme des esclaves sexuels, et protègent leurs bourreaux. Pour les gens comme toi, il est déjà trop tard. Vois ça comme un service que je te rends. »

Malice : « Qui a dit que- »

L’espace d’un instant, la vision de Malice se troubla. Elle écarta légèrement les jambes pour garder son équilibre, s’immobilisant. Les effets secondaires de ce qu’on lui avait administré par la force commençaient à se faire sentir. Pendant quelques instants, elle eut une absence, et ce, au moment le plus critique.

Dulce : « Disparais. »

Un cercle d’un orange incandescent apparut sous ses pieds. Prise de vertige, Malice ne sut pas réagir à temps.

Malice : « …Et dire que j’avais enfin… »

Noïron : « Malice, Nooooooon ! »

J’accourais en vain vers celle qui comptait plus que tout. Mon cri désespéré attira son attention. En se tournant vers moi, ses cheveux révélèrent ce visage qui m’était si cher.

Malice : « Noïron… »

Et dans une trombe de feu, il disparut à tout jamais.

Je m’arrêtai aussitôt face à ce déferlement de flammes qui venait d’engloutir celle que j’aimais.

À cette distance, je sentis la chaleur parcourir tout mon corps dans un souffle.

Noïron : « AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHH !!! »

Le hurlement désespéré du garçon le plus discret de ce village résonna au loin. Un hurlement qui sut faire trembler même les plus solides du village. Le sceptre de Dulce frémissait au bout de sa main.

Altorio : « … ! »

Le guerrier du village regardait toujours dans la direction de cet enfer où se tenait il y a quelques secondes la seule femme à l’avoir jamais défendu. Il respirait bruyamment, impuissant face à ce spectacle macabre.

Les hommes derrière lui grinçaient des dents à s’en rompre la mâchoire. La peur ne leur parvenait plus. Il y avait une rage terrible dans leur regard, et des sentiments encore plus profonds.

Le corps flambant de ma seule amie s’écroula au sol sous nos yeux.

Altorio s’avança sur sa seule jambe, comme un aliéné, enleva son manteau et chût sur ses genoux devant Malice pour tenter d’étouffer les flammes qui la consumaient.

Altorio : « Aaah ! »

Il frappait sur le tissu, quitte à s’en brûler les mains. Voir notre champion mugir sa faiblesse était une scène ô combien navrante. Pris par la même folie, je me jetais à mon tour sur le sol encore boueux, et l’aida à faire taire ce brasier.

Mes larmes ne s’arrêtaient plus de couler. Ce qu’il restait sous ce manteau était bien trop douloureux à voir pour quiconque. Ce sanglot bruyant forçait le silence tout autour de nous.

Je pouvais encore tenir sa main droite. C’était la seule partie de son corps qui avait été épargnée. Je priais pour qu’elle soit morte sur le coup. La souffrance que suggérait l’état innommable de son corps était plus que je ne pouvais supporter.

Dulce tentait tant bien que mal de rester impassible. Mais ces cris de détresse à répétition lui faisaient lentement perdre son sang-froid.

Dulce : « Qu’est-ce que ça signifie… ? »

Le jeune homme n’en était pas à son coup d’essai, mais c’était la première fois qu’il assistait à une telle chose.

Un des nôtres s’avançait. Ses traits étaient durs, son visage effrayant. On lisait dans ses yeux tous les vices qu’il incarnait.

Mais celui-ci s’agenouilla à son tour à côté de Malice pour tenir le manteau qui la couvrait. Un autre fit de même. Puis encore un autre. Dulce écarquillait les yeux.

Dulce : « …Pourquoi… ? »

Je serrais aussi fort que je le pouvais ses doigts fins et sans vie.

Une froide sensation caressa le dos de ma main. La vue embuée par les larmes, j’aperçus un flocon fondre sur ma peau.

Il neigeait.

C’était une neige douce et silencieuse qui accompagnait le lever du soleil.

De minuscules orbes de lumière semblaient flotter tout autour de nous. Cette vision merveilleuse fit cesser mes cris. Ce monde rendait un dernier hommage à l’une de ses enfants.

Tous se recueillirent sans un son, ne faisant plus grand cas de l’ennemi face à nous. Leurs visages étaient graves. Chacun à leur façon, ils se savaient complices de cette tragédie. Elle s’était sacrifiée pour eux.

Des dizaines de hors-la-lois communiaient comme des hommes d’églises, contemplant l’ampleur de leurs péchés.

Elle avait réussi. Les sentiments de Malice les avaient finalement atteints. Mais le prix qu’elle avait dû payer rendait vaine cette victoire.

Cette lueur radieuse prit fin. Il ne restait plus que ce silence, qui se fit un requiem pour mon âme sœur. Ce moment de paix était un miracle en soi. Mais bien trop tôt, la réalité nous rattrapa tous.

Un énorme cercle rituel, couleur de bois apparut derrière Dulce, invoquant un immense rocher qui s’éleva derrière lui.

Dulce : « Ne me faites pas croire…que vous vous souciez de qui que ce soit. »

Une haine indicible fit grimacer le beau jeune homme. La réaction des bandits face à lui n’était pas naturelle. Il ne parvenait pas à comprendre comment une seule victime, inconnue aux yeux de la plupart d’entre nous, avait pu détourner notre attention de la menace imminente du héros.

Dulce : « Quelle mauvaise farce… Vous me répugnez… ! »

Certains se levèrent, presque résignés à leurs sorts, et dévisageaient le mage, lui montrant des expressions qu’il pensait ne jamais voir sur des ennemis à abattre. Je ne quittais pas du regard la douce main de ma si chère amie. Plus rien d’autre n’avait d’importance pour moi.

Dulce : « Allez tous en enfer ! »

Son sceptre s’illumina. Le rocher qui lévitait jusqu’alors fonça droit sur nous comme le projectile d’une immense catapulte.

En une seule attaque, il avait la possibilité d’emporter dans son sillage la quasi-totalité des nôtres, mais seuls une poignée d’entre nous eurent la présence d’esprit de s’enfuir. Quand je levais les yeux, il était déjà trop tard.

Un dôme de lumière apparut tout autour de nous, comme un second miracle. Le rocher se brisa au contact de ce bouclier étincelant. Les fragments retombèrent tout autour de nous.

Quand cette pluie de pierres prit fin, au milieu des roches, s’avançait un jeune homme au regard furieux.

Lucéard : « …Ça suffit. »

Le garçon que j’avais rencontré la veille était là. Il jeta une fiole vide au sol et s’avança jusque devant nous. Ses yeux et sa voix semblaient contenir tout le chagrin qui était le nôtre.

-7-

Lucéard

Je serrais la flûte-double dans ma main.

Balayant tous les conflits éthiques qui m’avaient fait douter, je m’interposais entre ces bandits et ce meurtrier.

Lucéard : « Tu as assez fait de mal comme ça. »

L’incompréhension de Dulce le rendait encore plus acariâtre.

Dulce : « Tu n’as pas l’air d’être des leurs, toi non plus. Pourquoi tu me regardes comme si j’étais un monstre ?! Ces gens que tu essayes de protéger ont tué des innocents par dizaines, peut-être par centaines. Ils ont violé femmes, volé vieillards, massacré enfants. S’ils n’avaient pas choisi de vivre ainsi, je n’aurais pas à commettre de telles abjections ! Mais si tu leur permets de continuer à sévir, et c’est ce qu’ils feront, alors de nous deux, c’est toi l’assassin ! »

Je lançais un coup d’œil derrière moi, apercevant ce manteau autour duquel ils étaient tous attroupés. Profondément chagriné, je défiais de nouveau le regard de Dulce.

Lucéard : « Je n’en suis pas sûr. »

Dulce peinait à se contenir. Lui qui avait pour ambition d’être un héros ne supportait pas l’idée de passer pour le fautif.

Dulce : « Tu es encore trop jeune. Mais un jour tu comprendras que pour éradiquer les maux de notre royaume, c’est la seule issue possible. Quel genre de société laisse ces communautés de malfrats exister ? Il n’y a pas d’espoir pour ces bêtes sauvages, ils ne connaissent aucune règle ! Ils ne vivent que pour eux ! Tous ces oligarques bien-pensants n’osent pas prendre la seule mesure vraiment efficace ! Ils auraient les moyens de mobiliser des mages, mais préfèrent remplir des prisons ! »

Un cercle couleur de rouille apparut une dizaine de mètres au-dessus de nous. Il s’étendait lentement, jusqu’à recouvrir tout le village.

Ma magie ne revient pas assez vite… Je ne vais pas pouvoir les protéger davantage…

Dulce : « Pars, tant qu’il en est encore temps. Je ne tiens pas à ce que tu sois impliqué. Tu n’as pas à t’en vouloir. Tu sauveras énormément de monde en me laissant mettre un terme à leurs forfaits. Au fond de toi, tu sais que c’est la meilleure chose à faire pour le bien de notre monde. »

Bien entendu… Si je m’en tiens à une réflexion pragmatique, c’est peut-être bien la solution la plus évidente… Je n’ai pas besoin de toi pour m’en apercevoir.

Lucéard : « Justement, c’est bien là le problème. Même si ta logique se tient, si cette solution était vraiment si parfaite, je n’aurais pas hésité à te laisser continuer. Mais voilà, au fond de moi, sans que je ne puisse l’expliquer, je ne peux que réprouver tes actions. Tout mon être rejette ta vision des choses, et rien qu’avec ça je sais que tu es dans l’erreur. »

Son visage se crispa de nouveau.

Lucéard : « La mort ne sera jamais un raccourci vers le bonheur. Ce chemin que tu as choisi ne mènera qu’à la banalisation de la violence et de l’horreur. Et pour ces raisons, je ne te laisserai pas faire. »

Dulce : « Soit, et bien meurs avec eux si c’est ce que ton cœur souhaite ! Châtiment des météores ! »

Il leva son arme vers le ciel. L’émeraude sembla s’embraser.

Je ne vais rien pouvoir faire contre ça…

Des roches enflammées naquirent du vide. Le cercle runique fonctionnait comme un portail d’invocation. Les lourdes pierres brûlantes tombaient sur le village.

Noïron : « Malice… »

Par désespoir, le garçon couvrit son amie de son corps comme pour tenter de la protéger. La douleur qui étreint mon corps en entendant ce nom me fit entrevoir quelque chose. Quelque chose venait de résonner dans mon cœur.

Caresse s’illuminait dans son fourreau. Mon regard fut attiré par cette intense lumière. J’écarquillai les yeux de stupéfaction.

Encore… ?

J’empoignais le manche de mon arme, et sentis une puissance étrangère devenir mienne. Cette énergie me rappela la seule chose que j’avais à faire. Mon autre main agrippa la flûte-double.

Lucéard : « Ce que tu entreprends n’est aucunement de la justice, et je vais y mettre un terme ! GIGA AUXILIA EIUS ! »

Cette soudaine émanation de mana fit sursauter mon adversaire.

Un bouclier comme je n’en avais vu qu’une fois auparavant apparut au-dessus de tous les habitants. Il était radieux, et ses couleurs étincelantes désintégrèrent les projectiles géants du sort de Dulce.

Dulce : « J-je n’y crois pas ! »

Hélas toutes les habitations furent détruites par la pluie de météores. Les flammes dévoraient tout le village.

La neige protégeait tant bien que mal la forêt, mais les dégâts causés tout autour du bouclier magique scellaient le destin de cet endroit.

Dulce : « Le sort que j’ai vu après avoir tué cette fille, c’était aussi le tien… ? »

Lucéard : « …Son nom est Malice. »

D’autant plus irrité par mon sous-entendu, il serra les dents.

Dulce : « Après deux sorts de tension, un mage de ton niveau devrait déjà être au sol… Si tu t’entêtes tu vas y rester, toi aussi ! Je ne souhaite pas faire de victimes dont je pourrais me dispenser. »

Il m’avait entièrement percé à jour. Sa perception magique était d’un tout autre niveau que la mienne. C’était la première fois que je faisais face à un mage digne de ce nom.

Lucéard : « Et pourtant, tu viens de brûler les maisons où vivaient toutes ces femmes et ces enfants. »

Dulce : « C’est mon dernier avertissement ! »

Lucéard : « Tout criminels qu’ils soient, je ne resterai pas les bras croisés à les regarder se faire massacrer ! »

Dulce : « Eh bien dans ce cas, laisse moi te montrer la différence entre ta magie de barde médiocre et celle d’un élémentaliste de mon rang ! »

Je me mis en garde.

Lucéard : « Vous tous, fuyez ! Je ne pourrais pas vous couvrir longtemps ! »

Même après de tels sorts, je pouvais encore lancer quelques attaques, grâce à la fiole de régénération magique que je venais de boire.

Les plus vifs se mirent en mouvement, et emmenèrent avec eux les plus vulnérables.

Dulce : « Et voilà que tu te fais complices de ces barbares ! S’ils avaient pu, ils nous auraient tués tous deux, et tu le sais ! Et s’ils s’en vont, c’est pour piller un autre village, et ils y installeront leur planque sur une montagne de cadavres ! »

Lucéard : « LAMINA EIUS ! »

La lame de lumière s’arrêta à quelques centimètres de sa cible, et s’y brisa.

Dulce : « Qu’espérais-tu ? Une barrière de vent me protège à chaque instant. Et ce n’est pas un sort de ce calibre qui l’ébranlera ! »

Lucéard : « MAGNA ANGUEM IRIDIS ! »

Le ruban magique se précipita sur lui, mais prit au dernier moment son sceptre pour cible.

Avec une aisance surprenante, il esquiva le coup avec une fluidité exceptionnelle.

Dulce : « La grâce de l’eau aussi me protège. »

Mon sort repartit dans l’autre sens, en direction de son dos.

Un cercle runique d’un jaune lumineux apparut au-dessus de l’anguem, et fit jaillir un éclair qui désintégra le ruban.

Dulce : « Les éléments sont de mon côté. Et ils le seront aussi longtemps que ma cause est juste. Peux-tu en dire autant ? »

Une lumière verte annonçait sa prochaine attaque. Je devinais aussitôt l’affinité de celle-ci.

Une lame de vent partit droit dans ma direction.

Lucéard : « MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Je fis apparaître un large dôme de lumière devant moi. Même si les boucliers personnels étaient plus résistants, il fallait traverser deux fois celui-ci pour pouvoir m’atteindre. Mais après l’avoir lancé, je me rendis compte que mon corps s’engourdissait déjà du manque de mana.

Le sort de mon adversaire était si tranchant qu’il traversa le mien sans effort. Dans cet instant, je réalisais que tous mes sorts étaient impuissants contre lui. Face à cet homme et sa coiffe étrange, je ne valais guère plus qu’un non-mage.

Je réalisai trop tard l’écart entre nous, et ne sus pas réagir à temps. Une effusion de sang entrava ma vue.

Je me retrouvai au sol, et regardai à ma droite pour y découvrir une main à même la boue. Je la fixai avec terreur, comme si elle était mienne.

Mais j’avais été poussé au dernier moment, au prix du membre de mon sauveur.

Altorio : « Je pourrais vraiment plus mener de combat digne de ce nom après ça… »

Ce hors-la-loi tremblait sur sa seule jambe. Le guerrier à la musculature volumineuse était blême.

Bandit : « Altorio, tiens le coup ! »

Trois de ses complices vinrent à son secours, pour l’escorter en lieu sûr.

Altorio : « Pfah, comme si ça allait me tuer ! »

À peine remis de mes émotions, je lui adressais la parole.

Lucéard : « Altorio, c’est bien ça… ? »

Encore une fois, quelqu’un s’était interposé pour que je vive. Quand je croisais du regard ce visage de malfrat, je m’étonnais à ressentir de la gratitude. Il me sourit en passant derrière moi.

Altorio : « Tu devrais pas traîner ici. Si je te recroise, je récupérerai bien ton cimeterre. Mais t’as sauvé les miens… Et ça j’oublie pas. »

Il repartit sur ses mots. Ce petit groupe fermait la marche. Derrière moi, il n’y avait plus que Noïron et le corps de Malice.

Dulce : « Comme si j’allais vous laisser faire. »

Le mage-héros avait perdu du temps à me faire comprendre que je ne pouvais l’empêcher d’agir, mais la moitié des habitants étaient toujours dans sa ligne de mire.

Dulce : « Je vous traquerai jusqu’au bout du monde, s’il le faut. Mais ce ne sera pas nécessaire. »

Un immense cercle runique se dessina sous la trentaine de fugitifs. Sa lumière orange semblait émaner de l’enfer. Altorio baissa les yeux, et reconnut avec horreur ce qui allait finalement mettre fin à ses jours.

Dulce : « Des monstres comme vous auraient dû brûler en enfer depuis bien longtemps ! »

Le sceptre s’illumina. Le sort allait être bien plus puissant que le précédent.

Léonce : « Yaaaah ! »

Mon ami surgit de derrière Dulce et frappa avec le sabre qu’il avait dérobé dans le temple. Le mage n’eut d’autre choix que de parer le coup avec son sceptre. Malgré la force de mon ami, le mage ne recula pas d’un centimètre.

Lucéard : « Léonce ! »

J’avais réussi à leur faire gagner suffisamment de temps. Léonce avait eu la présence d’esprit de contourner le village et d’attendre le bon moment pour surprendre notre adversaire. Le cercle rituel se brisa, permettant la fuite des malfrats.

Léonce : « T’écoutes jamais quand on te parle ?! T’es complètement à côté de la plaque, l’ami ! »

Dulce : « Il restait encore un bandit ?! »

Un nouveau portail magique s’ouvrit sous les pieds du mage. Des trombes de feu sortirent de toute part, forçant Léonce à se reculer.

Dulce : « Tu as peut-être donné un sursis à tes camarades, mais tu mourras le premier, vermine ! »

Ellébore : « Je ne ferais pas ça si j’étais toi ! »

Mon autre amie fit son apparition à son tour. Dulce enrageait d’avoir laissé fuir ses ennemis, et se tournait vers la jeune fille. Elle non plus n’avait pas l’air d’une hors-la-loi, et ce constat l’agaçait encore plus.

Dulce : « Vous avez gagné, je vais tous vous- »

Ellébore : « Tu ne vas rien faire du tout, ou elle te dévorera ! »

La mimique était à quelques centimètres du héros.

Dulce : « U-une mimique ?! »

Même un mage d’exception comme lui tremblait de terreur face à cette créature. Les dés étaient jetés.

Mimique : « WuuuaaAAAAh !! »

L’abomination rugit en sentant l’hostilité du mage. Derrière elle, Ellébore dévisageait Dulce. Son regard était empli d’une tristesse profonde. Nous avions tous les trois assistés impuissants à la mort de Malice.

Mais il n’y avait pas que ça dans ses yeux. Même si attenter à une vie était la dernière chose qu’elle souhaitait, cette lueur de détermination fit comprendre au mage qu’elle était prête à ordonner au monstre d’attaquer.

Dulce : « U-une invocatrice qui peut faire apparaître des horreurs aussi puissantes ?! Et je ne perçois pratiquement pas sa magie!! Mais q-qui es-tu ?! »

Le hasard jouait en notre faveur. En un instant, il s’était persuadé qu’Ellébore le surclassait en pouvoirs magiques.

Ellébore : « Je vous en prie… Repartez… C’est déjà bien assez dur comme ça. Ce combat n’a plus de sens. »

L’affliction dans la voix de la demoiselle éplorée réussit à calmer Dulce. Il n’y avait plus que des enfants autour de lui. Et aucun de nous ne souhaitait prolonger cette tragédie.

Dulce : « Quel fiasco… Je regrette que vous ayez eu à voir ça. »

Sur ces mots, il se retourna, faisant virevolter sa cape derrière lui. Et s’en alla, faisant dos au soleil qui commençait à percer à travers les nuages.

Ce dénouement était si amer que nous ne pouvions en aucun cas le considérer comme une victoire. La neige avait finalement fait taire les flammes. Tout n’était plus que désolation ici.

Je me tournai, et aperçus Noïron. Il serrait dans ses bras la fille couverte de ce qui était devenu son linceul.

Cette scène me rappela avec mélancolie une autre qui était encore fraîche dans ma mémoire. Je lançais un regard chagriné en direction d’Ellébore.

Léonce fut le premier à s’approcher du pauvre garçon.

Léonce : « Tu ne peux plus rester là… Rentre avec nous à Cyrtat, et nous te trouverons un nouveau toit. »

Avec beaucoup de délicatesse, mon ami l’invita à laisser derrière lui tout son passé. Après ce qui venait d’arriver, il n’avait de toute façon plus rien à quoi se raccrocher.

La gorge nouée, Noïron peinait à répondre.

Noïron : « …Malice… »

Nous nous approchâmes à notre tour. Il nous regarda un à un, désespéré. Néanmoins, je lus dans ses yeux écarquillés que quelque chose venait de le bouleverser à nouveau. Je réalisai rien qu’en l’observant ce qu’il s’apprêtait à dire.

Noïron : « Elle… Elle est en vie… »

Les larmes me montèrent aussitôt aux yeux.

Il reprit un peu plus fort, dans un sanglot.

Noïron : « Elle respire encore… ! »

Ellébore cachait sa bouche à l’aide de sa main tremblante. Léonce n’en revenait pas lui non plus.

Ellébore : « Il faut que nous l’amenions dans une clinique le plus vite possible ! Le temps presse ! »

Une fois de plus, la force morale de mon amie me surprit.

On s’empressa de construire une civière de fortune pour déplacer la grande brûlée. Aussi vite qu’on le put, on traversa la forêt enneigée, déterminés à la sauver.

Je ne laisserai pas les efforts de tout le monde rester vains.

Après avoir épuisé mes dernières ressources de magie pour lui faire gagner du temps, je consacrais toutes mes forces restantes pour ne pas laisser s’échapper ce miracle.

Je ne laisserai pas mon premier Giga Cura être vain.

-8-

Noïron, Léonce, et moi attendions dans une large salle d’attente. Cyrtat n’était pas une très grande ville, mais son médecin le plus réputé avait pris en charge Malice. Ellébore avait hélas dû rester à la lisière de la forêt, avec pour seule compagnie la mimique.

Nous étions tous restés silencieux les premières minutes. On espérait avoir rapidement des nouvelles, mais, comme il fallait s’y attendre, personne ne vint.

Le plus concerné d’entre nous délia ses lèvres le premier.

Noïron : « C’était un mensonge cette histoire de pacte, je me trompe ? »

Sur un ton aussi monotone que le sien, je répondis.

Lucéard : « Exact. »

La tête basse, il semblait contempler un futur alternatif.

Noïron : « Pour quelques affaires, j’ai décidé de revenir une dernière fois, comme pour faire mes adieux. Si j’étais tout simplement resté, nous n’aurions jamais su ce qui attendait notre village, et surtout… »

Léonce : « Arrête-toi là. »

D’un ton étonnamment froid, l’ancien bandit l’interrompit.

Léonce : « Je sais où tu veux en venir, mais tout ce qui est arrivé aujourd’hui est complètement hors de notre contrôle. Ça ne sert à rien de t’inventer des raisons qui pourraient faire de toi le fautif. Tu n’as absolument rien fait pour qu’une telle chose arrive. Alors t’as pas intérêt à culpabiliser. »

Il y va fort…

Léonce : « Par contre, si elle est en vie, tu peux être sûr que tu n’y es pas pour rien. »

Noïron s’offusqua. Il aurait préféré qu’on le maudisse pour tous ses choix.

Noïron : « Tu as entendu le docteur ? Il a dit qu’il ne fallait pas se faire de faux espoirs. Elle est tout sauf sortie d’affaire… »

Léonce ferma les yeux, et soupira.

Léonce : « Tu penses qu’elle va se laisser mourir comme ça ? As-tu la moindre idée de ce qui la pousse à s’accrocher autant? »

Noïron était perplexe. Il avait beau connaître Malice comme personne, sa tourmente l’empêchait de voir clair. Tandis que Léonce, lui, pouvait aisément se mettre à la place de Malice.

La porte s’ouvrit enfin. Le médecin en sortit. Il était éprouvé.

Médecin : « Vous êtes de la famille, c’est bien ça ? »

Dit-il en toisant Noïron. Le ton grave du docteur nous angoissait tous les trois.

Le garçon hocha lentement la tête, soucieux de ce qu’on allait lui annoncer.

Médecin : « Je vais être honnête avec vous. Je doute que ce soit bon pour elle qu’on la maintienne en vie. Elle ne retrouvera ni le goût, ni la vue, et peut-être aucun de ses autres sens. Qu’elle parvienne à remarcher ou non, son corps entier la fera souffrir en permanence pour le restant de ses jours… »

Nous avions tous vu l’état de son corps, et nous aurions pu arriver à cette conclusion de nous-même. Mais de se l’entendre dire bouleversa chacun d’entre nous. Les lèvres du médecin tremblaient. Il se doutait que la fille en question n’avait pas plus de 16 ans.

Le pauvre Noïron fut soumis au plus cruel des dilemmes. Léonce et moi osions à peine le regarder. La décision pesait sur ses frêles épaules. Selon ses prochains mots, la fille qui avait toujours été à ses côtés le quitterait à jamais. Dans l’autre cas, il la condamnait à mener une existence douloureuse où tous ses rêves seraient de toute façon brisés.

Il se revoyait rentrer dans leur chez eux après une journée affreusement longue. Ces combles étaient plongées dans l’obscurité toute l’année. Mais au beau milieu de la nuit, éclairée par une seule chandelle, Malice lui faisait un signe de main, et s’empressait de venir auprès de lui, même si ce fut pour râler. Il aimait repenser à ces moments de son quotidien. Car il n’avait retenu de cette scène routinière que le grand sourire de celle qui partageait sa vie.

Noïron : « …J’aimerais que ce soit elle qui décide. »

Sans tenter d’échapper à ses responsabilités, Noïron répondit, tout en ayant en tête que sa tendre amie n’avait jamais pu choisir son destin jusqu’ici. Et si c’était là sa dernière chance d’être libre, il ne lui en priverait pas.

Le docteur grimaçait en entendant cette conclusion.

Médecin : « Je ne peux hélas pas vous garantir qu’elle se réveillera un jour. »

Noïron se mit à tressaillir. Il en avait déjà entendu beaucoup plus qu’il n’aurait normalement pu supporter. C’était de Malice dont il était question, l’énergique jeune fille avec qui il partageait son quotidien depuis toujours.

Je me levais d’un bond, plutôt que de le laisser se torturer l’esprit ainsi.

Lucéard : « Je paierai ses soins jusque là ! »

Léonce : « … »

Léonce me dévisageait, un sentiment complexe l’empêchait de renchérir. Peut-être n’était-ce plus qu’un caprice de vouloir la sauver dans son état.

Noïron : « Tu n’as pas à faire ça, Lucéard. »

Médecin : « En êtes-vous sûr ? »

Alors que je m’apprêtais à répondre, la porte s’ouvrit de nouveau, précipitamment. L’assistant du médecin semblait décontenancé.

Assistant : « Docteur, la patiente vient de se réveiller ! »

Celui-ci fut le plus étonné d’entre nous. Il nous refit face l’instant d’après. C’était à son tour de prendre une décision.

Médecin : « Elle est très affaiblie. Si vous désirez lui rendre visite, il ne faut surtout pas la brusquer. »

Il s’adressait bien évidemment à Noïron. Il fut le seul à entrer, non pas sans appréhension.

La porte se ferma derrière lui. Dans cette pièce épurée, il y avait un équipement de pointe. Pour Noïron, tout ce qui était ici lui semblait venir d’un autre monde que le sien.

Il se rapprocha du lit. Des couvertures blanches dépassaient une tête enroulée dans d’épais bandages. Il ne pouvait pas voir ne serait-ce qu’un centimètre de peau, et cette odeur infâme n’était pas celle de Malice. Mais cela ne l’empêchait pas de reconnaître l’élue de son cœur.

Il tira une petite chaise en bois derrière lui, et put s’asseoir au plus près d’elle.

Malice ne bougeait pratiquement pas. On ne l’entendait pas non plus. Finalement, Noïron se lança, la voix plus fluette que d’habitude.

Noïron : « Malice… C’est moi, Noïron. »

Son émoi l’empêchait de parler distinctement. Il n’entendait que les terribles battements de son cœur au milieu de ce silence étouffant.

Puis, finalement, un murmure, rempli d’émotions.

Malice : « …Je sais bien… »

Un bruit sous les draps se fit entendre. Elle venait de faire lentement glisser son bras droit vers l’extérieur. Le bandage s’arrêtait à son poignet, mais sa main était intacte. Il avait une nouvelle occasion de l’attraper, et il le fit, précipitamment, comme si c’était la dernière chose à laquelle il pouvait se raccrocher.

Malice : « …Merci. »

Sa voix était si faible. Noïron devinait aussitôt la douleur qu’elle ressentait, et la difficulté qu’elle avait à articuler. Il n’osait plus parler, de peur d’interrompre la jeune fille.

Malice : « Il fait si noir, ici, Noïron… C’est encore la nuit ? »

Le souffle contenu du garçon éploré lui suffit pour réponse. Elle ne put que se rendre à l’évidence.

Malice : « …Si tu ne me dis rien, je vais finir par croire que je suis aussi sourde. »

Noïron caressait du pouce le dos de sa main, ne parvenant pas à s’exprimer autrement.

Malice : « …Allez… Dis quelque chose. Ça devient lourd, là… »

Le naturel de la jeune fille enleva un poids énorme au cœur de son ami. Il éclata de nouveau en sanglots, en tentant de la prendre dans ses bras.

Malice : « A-arrête ça ! Ah ! Ça fait super mal ! »

Il se ravisa aussitôt en entendant ses cris. Même après l’avoir lâché, Malice continuait de grommeler sa souffrance.

Noïron : « Je pensais t’avoir perdu pour de bon… »

Il gémissait aussi silencieusement qu’il le pouvait, mais ses sentiments ne purent que parvenir à sa chère Malice.

Malice : « Noïron… »

Un long silence se fit. Ce que Malice pouvait ressentir lui permit de deviner l’état de son corps. Au plus profond d’elle, elle se savait perdue. Sans qu’il n’ait eu à lui dire, elle devinait le choix qui lui incombait.

Alors qu’elle s’apprêtait à prendre la parole, le ton de Noïron se fit plus ferme.

Noïron : « Je vais te laisser te reposer, si tu veux. Mais avant ça, je voulais te dire… Je me fiche de ton état actuel…! Moi, mon seul rêve a toujours été de passer ma vie avec toi ! »

Ce cri du cœur avait fini par sortir. Peut-être pensait-il que c’était la dernière occasion de lui faire part de ce qu’il ressentait.

Il ne parvenait plus à garder son calme, et sa voix s’emballa de nouveau.

Noïron : « Alors si tu es en train de te demander si tu seras un fardeau pour moi, arrête ! Je t’aime et je ne souhaite que t’emmener partout où tu voudras une fois que tu iras mieux ! »

Le silence revint après cet excès de zèle. Il ne voulait pas influencer le choix de Malice, mais n’avait su réfréner ces mots.

Un son étouffé se fit entendre sous les bandages.

Noïron, qui n’avait pas eu l’occasion d’entendre son amie pleurer depuis leur plus tendre enfance, fut surpris de l’entendre renifler aussi bruyamment.

Malice : « Noïroooon… ! »

Il venait de la toucher en plein cœur. La demoiselle se dégagea douloureusement de ses couvertures, révélant tout le haut de son corps, ceint lui aussi de bandages. Elle leva péniblement les bras, et les tendit en direction de son amour, maladroitement. Elle demandait un autre câlin.

Noïron suait abondamment en considérant la tentante proposition, tout en sachant qu’il ne devrait pas accepter.

Malice : « Oh, allez, viens ! Te fais pas prier ! Ça fait pas si mal que ça ! »

Elle hurla de douleur aussitôt qu’il répondit à son invitation, attirant l’attention de ceux dans la salle d’attente.

Malice : Tiens le coup, ma grande !

S’encourageait-elle en son for intérieur.

La douce étreinte de celui qu’elle aimait la consolait de ne sentir ses larmes couler que d’un œil. La voix chagrine, elle lui chuchota douloureusement.

Malice : « Je dois être hideuse… Tu es sûr que ça ne te dérange pas… ? »

Noïron n’hésita pas un seul instant à répondre, avec plus d’aplomb qu’il ne lui avait jamais montré.

Noïron : « À chaque fois que j’entends ta voix, et que je sens ton odeur, je revois le plus beau visage que j’ai jamais vu. »

Elle sursauta en entendant une déclaration aussi passionnée, et resserra son étreinte sur lui, puis gémit de douleur en conséquence.

Au milieu des ténèbres et des larmoiements, une lueur naquit enfin.

Malice : « Noïron… »

La stupéfaction de la jeune fille attira l’attention de son ami.

Malice : « Je crois… »

Noïron prit ses distances quelques instants. La main tremblante de Malice se posa contre sa joue.

Malice : « Je crois que je te vois… ! »

Il écarquilla les yeux de surprise. Et après quelques secondes, pouffa, puis éclata de rire.

Malice : « H-hein ?! Quoi ?! Mais tu crois que c’est le moment de rire ?! »

Il n’arrivait plus à contenir son hilarité.

Noïron : « Vraiment ! Tu es pas croyable, Malice ! »

Elle ronchonna sous ses bandages, avant d’être enlacée à nouveau.

Depuis notre banc de l’autre côté de la porte, on entendait des cris de douleur se mêler à des rires incontrôlables. Le médecin et son assistant étaient médusés. Mais Léonce et moi étions enfin sereins. Et on se lança tous deux un sourire complice.

-9-

Les nuages étaient teints de rose, annonçant la fin de cette si longue journée. Léonce et moi attendions devant le carrosse de Cynom.

Léonce : « Il est pas trop tard pour qu’on se reconvertisse tous les deux en entremetteurs de bandits. »

Lucéard : « Tu dis ça comme si c’était plus que la deuxième fois que ça arrivait. »

Des bruits de pas attirèrent notre attention.

Ellébore arrivait par un petit chemin, le visage fermé, sans la mimique. Elle finit par lever les yeux dans notre direction.

Il y avait quelque chose de paisible dans nos traits qui ne manquait pas de la surprendre. Elle s’attendait évidemment au pire, comme l’aurait présagé n’importe qui.

Ellébore : « Vous m’attendez depuis longtemps ? »

En s’approchant de nous, on se rendit aussitôt compte qu’elle allait aborder un sujet difficile.

Léonce : « Pas tant que ça. »

Son inquiétude se muait lentement en curiosité. Compte tenu de la situation, elle ne s’expliquait pas notre calme. J’étais certes toujours chamboulé par ces événements, mais le tout dernier dénouement auquel nous avions assisté m’inspirait un certain enthousiasme.

Lucéard : « Malice est encore plus miraculée qu’on ne le pensait. Elle s’est déjà réveillée, à retrouver la vue, et est capable de parler. Elle avait même l’air d’avoir pas mal d’énergie. Hélas, elle s’est rendormie avant qu’on puisse lui rendre visite, mais Noïron avait l’air grandi quand il est sorti de la salle de soin. »

Cette dernière information était plus une impression qu’autre chose, mais Ellébore put se saisir de ce que nous avions ressenti là-bas.

Ellébore : « …C’est super ! »

Elle aussi se sentait plus légère à présent.

Bien évidemment, aucun de nous n’oubliait ce qu’il s’était passé cette nuit, cela ne restait qu’une maigre consolation après toutes ces horreurs. Mais cela avait suffit pour nous rendre espoir, et je pus mettre mes doutes de côté pour un temps.

Lucéard : « Et… Et la mimique ? »

Ellébore : « …Elle ne nous suivra plus. Nous pouvons y aller. »

Elle avait hésité à répondre, et je sentais que le choix qu’elle avait dû faire était difficile.

Lucéard : « Tu veux dire… ? »

Ellébore : « Si vous voulez, on en parlera dans le carrosse. Enfin, si je ne tombe pas de sommeil une fois assise… »

Léonce : « Et n’oublie pas de nous raconter comment tu as survécu au plafond piégé ! »

Lucéard : « Oh, c’est vrai ça ! »

Ellébore : « Dans le carrosse, j’ai dit ! »

On entendit le rire léger de Noïron qui s’approchait de nous.

Noïron : « J’avais peur de ne pas vous trouver à temps. Il suffisait pourtant de tendre l’oreille. »

Tous nos regards se portaient sur lui. Le garçon avait visiblement quelque chose d’important à nous dire avant de nous faire ses adieux.

Noïron : « J’ai réfléchi à comment je pourrais vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour Malice et moi, mais je n’en ai toujours aucune idée. Vous avez tout mis en œuvre pour nous sauver, alors qu’on était vraiment décidés à vous dépouiller à notre rencontre. Vous êtes même allés plus loin. Je ne sais pas qui tu es Lucéard, mais tu ne dois pas être un simple voyageur pour m’avoir donné une telle somme. »

Il mit bien vite sa curiosité de côté.

Noïron : « Quoi qu’il en soit, pour toutes ces raisons, je ne serai jamais en mesure de vous rendre la pareille. Mais merci du fond du cœur. Je vous jure que je ferai profit de tout cet argent et qu’on s’en sortira, Malice et moi. Je ferai tout pour qu’un jour on puisse vous venir en aide à notre tour, ou à quelqu’un d’autre d’aussi paumé que nous. »

Il me tendit la main, que je serrai aussitôt.

Lucéard : « Si vous voulez me faire plaisir, j’espère qu’en venant vous rendre visite, j’apprendrais que vous êtes partis à l’autre bout du monde. »

Léonce : « Eh, ça sonnait pas sympa, ça. »

Sa remarque nous fit rire tous les quatre.

Noïron : « Je suis sûr que je vais pas y couper ! Mais si je peux me trouver un travail du temps que Malice se rétablisse… »

Ellébore : « Tu lui passeras le bonjour de notre part, d’accord ? Mine de rien, elle va me manquer ! »

Noïron : « Oui ! Et à ce sujet, elle tenait aussi à vous remercier pour tout ! »

Cette nouvelle nous enchanta. Le sourire de Noïron était crispé.

Noïron : Désolé les gars, du temps qu’elle était réveillée, ça ne lui est pas venu à l’esprit, et la connaissant, elle n’aurait jamais osé vous remercier, même en passant par moi…

Dire au revoir s’avérait difficile, même si nous ne le connaissions que depuis un jour. Il nous saluait vivement tandis que le carrosse s’éloignait.

Cynom tenait les rênes tout en fredonnant. Nous étions déjà bien loin de Cyrtat.

À l’intérieur du carrosse, les trois aventuriers dormaient à poings fermés. Léonce et moi avions fini par laisser tomber nos têtes sur les épaules d’Ellébore, qui elle avait fini par faire de mes cheveux son oreiller.

Le soleil avait disparu, mais pas encore ses rayons, qui laissaient progressivement place aux étoiles de ce soir d’hiver. Et le carrosse s’arrêta dans la grande avenue du Palais Vespère. Le bruit des sabots avait attiré certains curieux aux fenêtres.

Trois personnes apparurent sur la courte allée qui menait aux grandes portes. Ils étaient tous trois recouverts de crasses, et de blessures. Ils avançaient d’un pas lent et boiteux. Mais ils avançaient, côte-à-côte.

Dans le hall, seules Kana et Aenor nous attendaient. Elles n’en étaient pas moins ébahies de nous voir apparaître.

Kana : « T-tu avais raison Aenor, les voilà ! »

Aenor : « J’avais raison. »

Son intuition s’était avérée la meilleure.

Kana n’avait plus qu’en tête de bondir dans nos bras, mais la princesse se ravisa en voyant l’état dans lequel nous étions.

Kana : « Je me faisais un sang d’encre pour vous ! Et pourtant, je ne m’attendais pas non plus à vous voir revenir aussi tôt ! Ça signifie que vous avez trouvé Haven Gleymt ?? »

Aenor : « Quoi qu’il en soit, vous avez l’air d’avoir beaucoup à raconter de cette excursion ! »

Malgré l’étrange conviction qu’elle avait concernant notre jour de retour, Aenor aussi semblait exagérément soulagée. Je me perdais dans son regard, me rappelant de la dernière fois où j’avais vu son visage.

Luaine : « C’était donc bien vous que j’ai vu ! »

La duchesse arriva d’un bon pas, dissimulant à peine son excitation.

Luaine : « Personne dans mon entourage n’a vu le port oublié, et si vous êtes les premiers, je compte sur vous pour m’y emmener ! »

Ma tante renifla légèrement, puis grimaça.

Luaine : « Mais peut-être vaudrait-il mieux garder cette discussion pour plus tard, vous devez certainement avoir envie d’un bon bain ! Et je sens aussi que vous êtes affamés ! »

Cette proposition nous apaisa tous les trois. L’idée que les vapeurs chaudes du grand bain caressent chaque parcelle de notre peau nous procura un sentiment de légèreté. Ce n’est qu’à cet instant qu’on réalisa que l’aventure avait pris fin, et que la vie de palais était la plus douce des récompenses.

Luaine : « Je ne sais pas ce qu’il en était à Cyrtat ce matin, mais nous, nous avons eu de la neige ! La première de la saison ! Dommage que ça n’ait pas tenu. »

En entendant ces quelques mots, notre moral chuta plus bas encore que la température extérieure. Nos airs abattus ne manquèrent pas de susciter la curiosité de celles autour de nous.

Luaine : « Hm ? Aenor, ai-je dit quelque chose de déplaisant ? »

Murmura t-elle à la fillette. Celle-ci était tout aussi perplexe et haussa les épaules en seule réponse.

-10-

Du bout des orteils, Ellébore effleura l’eau de son bain, et poussa un long soupir de satisfaction en y entrant.

On dût frapper à la porte quelques minutes après pour la réveiller.

Puis vint le tour de Léonce, et enfin le mien.

Quand nous sortîmes de nos chambres après avoir séché nos cheveux, nous étions pimpants comme jamais, mais cette douce chaleur avait détendu nos muscles au point de libérer toute la fatigue que nous avions accumulée ces derniers jours.

Cette sensation de bien-être se laissait lentement dévorer par la torpeur qui engourdissait mon corps.

Sans m’en rendre compte, je venais de heurter quelqu’un, ce qui me sortit aussitôt de cette somnolence.

Lucéard : « E-eilwen ?! »

Ma cousine était face à moi, elle semblait s’interroger sur les raisons qui m’avaient conduit à lui rentrer dedans.

Bien loin de la cousine que ma mémoire avait recréée, la jeune Nefolwyrth semblait en proie à une fatigue bien différente de la mienne. Une fatigue durable, sans fin. Son regard presque absent me rappela la réalité de son état.

Léonce venait de me rejoindre et ne comprenait pas la teneur de la situation. Il ne connaissait pas la demoiselle en face de lui. Ce fut Ellébore qui brisa finalement ce silence.

Ellébore : « Eilwen ! Ça fait longtemps ! »

La détective se fit aussi souriante qu’elle le pouvait. Néanmoins, on lisait sur son visage qu’elle aussi était exténuée.

Eilwen : « … »

La princesse ne répondit pas. Elle n’avait non seulement pas l’envie, mais quelque chose semblait lui faire peur au point de la pousser à se murer dans le silence.

Sa gouvernante nous salua, avant de guider l’héritière des Nefolwyrth vers les escaliers. On la regardait s’éloigner en silence. Depuis la dernière fois, la situation s’était visiblement aggravée.

Eilwen…

Un pas discret attira ensuite notre attention.

Deryn : « Ellébore, Lucéard ! Bonsoir à vous ! »

Guillerette, la cadette d’Eilwen fit son apparition. Son sourire légèrement tordu fit immédiatement bonne impression à celui qui la voyait pour la première fois. Quelque chose semblait l’amuser.

Deryn : « Vous en faites une de ces têtes tous les deux ! »

Elle inspecta ensuite Léonce. Bien qu’on ne pouvait pas la considérer timide, la nature réservée de Deryn la poussait à prendre ses distances. Et pourtant…

Deryn : « Je m’appelle Deryn Nefolwyrth ! Enchantée de faire ta connaissance. »

Cette fille est douée pour voir les bons côtés des gens dès le premier coup d’œil. Et on dirait qu’elle a accepté Léonce aussitôt.

Léonce : « Moi c’est Léonce Dru ! Pareillement enchanté ! »

L’attitude avenante de la demoiselle lui fit aussitôt baisser sa garde. Il appréciait d’autant plus qu’elle le tutoie d’entrée de jeu, lui prouvant son intention de sympathiser. Deryn aussi semblait satisfaite de son introduction. Léonce lui avait fait très bonne impression.

Ellébore : « Deryn, c’est super ! Je ne m’attendais pas à vous voir ici, toutes les deux ! »

Deryn : « Hihi ! Nous avons été prévenues il y a seulement quelques jours, et nous avons pensé que ce ne serait pas une mauvaise idée de passer la fête avec vous cette année ! Hélas, nos parents ne pourront venir qu’au dernier moment. »

Ellébore : « C’est la première fois que tu viens ici ? »

Deryn : « Non, c’est arrivé avant ! Mais ça remonte déjà ! Et puis, j’ai vu la famille royale à plusieurs reprises à Lucécie, je les connais un peu. Après, pour ne rien vous cacher, je suis quand même rassurée que vous soyez là pour me tenir compagnie. »

Sa bonne humeur était communicative.

Lucéard : « Je ne suis pas sûr qu’on soit de si bonne compagnie. Je ne sais pas si tu es au courant, mais on revient d’une sacrée aventure. Ça a quand même duré euh… Là tout de suite, je ne saurai même pas te dire combien de jours on s’est absentés… »

Deryn : « Hihi… ! »

Nous voir vidés de notre énergie ne cessait de l’amuser.

On descendit tous les quatre dans la salle à manger. À peine eut-on passé les portes qu’une ovation retentit.

Face à nous, la famille royale s’égosillait autour de la table, célébrant notre retour “triomphal”. On entendait les verres tinter. Talwin se leva dramatiquement, soulignant l’intensité de son intervention.

Talwin : « Quatre jours ! »

Le silence se fit progressivement.

Talwin : « Quatre jours. C’est ce qui a suffit à ces trois héros pour découvrir, personne n’en doute, le village légendaire de Haven Gleymt ! Et dans ces mêmes quatre jours, ils en sont revenus ! Applaudissons ces braves parmi les braves qui ont défié le désert cérulescent et reviennent avec une superbe épopée à nous narrer ! »

Les applaudissements reprirent, plus ou moins virulents. Nous ne savions pas où nous mettre. Deryn se retrouvait elle aussi embarrassée d’être mêlée au groupe qu’on accueillait en fanfare. Léonce saluait malgré tout les nôtres, fièrement.

Talwin : « Vous avez été au-delà de mes pronostics ! J’avais pourtant foi en vous comme ma quatrième place peut en témoigner. Mais la meilleure approximation revient à Aenor, qui gagne la tarte qui était en jeu ! »

De nouveaux applaudissements se firent entendre, moins enthousiastes.

Talwin : « J’en profite aussi pour souhaiter la bienvenue à Deryn et Eilwen, nos cousines éloignées qui resteront avec nous pour la semaine à venir ! »

Deryn salua la famille royale sans trop se faire remarquer. Elle réalisait qu’Eilwen n’était pas présente.

Deryn : « Merci, et bonsoir à tous ceux que je n’ai pas vu. Je suis navrée, mais ma sœur ne mangera pas avec nous, elle est épuisée par notre voyage. »

Léonce s’avança jusqu’à sa place, sans s’asseoir, et prit fièrement la parole. Même le carré royal était curieux de savoir ce que nous avions à raconter de cette aventure.

Léonce : « Eh bien, figurez-vous qu’on a trouvé Haven Gleymt ! Et ce dès le matin du deuxième jour ! Et nous en sommes repartis le troisième jour dans l’après-midi ! »

Il n’a plus aucun scrupule à s’adresser à toute la famille royale…

Cette précision rendait notre haut-fait plus impressionnant encore. Efflam bouillonnait à l’idée que des péripéties aussi héroïques aient eu lieu à quelques kilomètres de chez lui.

Tous avaient énormément de questions à nous poser, bien qu’ils ne l’auraient pas tous volontiers reconnu.

Goulwen : « C-c’était comment là-bas ?! »

Eira : « Y avait-il des monstres sur le port ? »

Jagu : « Et les trésors ? Y en avait ?! »

Luaine : « Du calme, du calme ! Laissez-les s’asseoir, et ils nous raconteront tout ! Gardez vos questions pour quand ils auront fini. »

On s’assit dans un silence oppressant. Tous les regards étaient rivés sur nous.

Luaine : « Tiens, j’y pense, s’il ne vous a fallu qu’un jour pour le trouver, pourquoi vous n’êtes pas rentrés plus tôt ? »

Ma tante qui avait très justement rappelé qu’il valait mieux garder les questions pour la fin venait d’en poser une qui eut l’effet d’une bombe.

Alors que nous nous sentions comme de valeureux aventuriers il y a encore quelques secondes, nos visages se décomposèrent. Nous étions à présent plus bas que terre. Nous étions vaincus.

La duchesse fronça les sourcils, dubitative.

Luaine : « Qu’est-ce qu’ils ont ces trois-là depuis leur retour ? »

Interrogea t-elle son mari, qui après nous avoir fixé quelques secondes se retourna vers sa femme, et haussa les épaules, perplexe.

Si on laissait de côté les détails traumatisants, le récit de notre périple n’était plus si long, et la famille royale resta sur sa faim.

Puisque Léonce se montrait le plus loquace, tous se tournèrent finalement vers lui. Pour ma part, j’avais quelque peu décroché, et regardais dans le vide.

Deryn était face à moi. Sa tête tombait toute seule, mais elle la redressait toujours avant de toucher son assiette, puis répondit à mon regard, les yeux mi-clos. Elle dissimulait tant bien que mal le bâillement qui suivit.

Maintenant que j’y pense, les sœurs Nefolwyrth ont dû se lever tôt pour arriver avant le dîner.

Dilys : « Aah ! »

Le cri de la princesse attira notre attention. Ellébore venait de s’endormir contre elle. Dilys planta à plusieurs reprises sa fourchette dans la main de la roturière pour la réveiller.

On fut les premiers à sortir de table. On traîna nos quatre carcasses à l’étage où se trouvaient nos chambres.

On souhaita bonne nuit à Deryn qui entra dans sa chambre mollement.

Puis, avant de nous séparer, j’usai de mes dernières forces pour apporter un épilogue à notre périple.

Lucéard : « On va enfin avoir une nuit digne de ce nom. Une nuit bien méritée, même ! »

Je souris à mes compagnons.

Lucéard : « Mais avant ça, j’aimerai vous remercier tous les deux. Je regrette d’avoir considéré y aller sans vous. Ellébore, Léonce, si vous n’aviez pas été là, j’aurai probablement été possédé par Absenoldeb avant même de trouver Haven Gleymt, et une centaine de gens seraient morts dans leur village réduit en cendres. Il n’y aurait eu aucun rescapé. Grâce à votre courage, grâce à votre intelligence, grâce à votre gentillesse, nous sommes tous les trois en vie. Et même si ça a été particulièrement dur, même s’il y a pleins de choses que vous considérez sûrement comme des échecs, tout comme moi, je pense que nous pouvons garder la tête haute, et nous féliciter d’avoir entrepris une telle quête. Grâce à vous, cette aventure est inoubliable, et je suis heureux d’avoir pu la vivre en votre compagnie. »

Le Lucéard en pleine possession de ses moyens aurait réfléchi à deux fois avant de prononcer un tel discours, mais dans mon état, je n’étais plus en mesure que d’exprimer mon ressenti sous sa forme la plus authentique.

Ellébore retrouva des couleurs. Relativiser tout ce qu’on venait de vivre la soulageait.

Ellébore : « Oui, c’était l’aventure dont j’ai toujours rêvé ! Et même si toutes ces péripéties ont été éprouvantes, grâce à vous deux, je me suis sentie forte du début à la fin ! »

Léonce aussi nous récompensa de son sourire le plus ravageur.

Léonce : « Vous avez bien raison ! On a tout donné, et on peut en être fier. On fait une sacrée équipe ! Allez, à nous trois ! »

Il tendit son poing devant lui. Je serrai à mon tour mon poing et le posa contre le sien. Ellébore étendit à son tour le bras, et vint compléter ce rituel.

Ce moment de complicité se prolongea. Avec beaucoup de détermination, on partagea ce franc succès à l’aide de nos regards.

Un employé de maison qui passait dans le corridor fit demi-tour en nous apercevant, choisissant de ne pas venir troubler cet instant.

Léonce : « Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai deux ou trois traumatismes à évacuer. »

Ellébore : « Quant à moi, je m’en vais hiberner, messieurs. »

Lucéard : « Je ne me suis pas blessé tant que ça, mais j’ai mal partout. »

On venait ainsi de résumer notre ressenti actuel, et on s’amusa d’être tous les trois dans le même état déplorable.

On se souhaita alors de beaux rêves et chacun d’entre nous disparut dans sa propre chambre.

Il ne fallut qu’une poignée de secondes pour nous endormir.

Toutes ces expériences se mêlaient à nos songes. Nos cerveaux rangeaient ainsi ces incroyables souvenirs qui, dès le lendemain, n’allaient plus qu’appartenir au passé.

-11-

Bienheureuse, Ellébore s’était lovée sous ses draps, la tête enfoncée dans un des oreillers. Son sourire retombait à mesure qu’elle sombrait plus profondément dans son sommeil.

Elle assistait à de récents souvenirs, comme si ceux-ci n’étaient plus qu’un rêve.

Au milieu de la pinède, un platane immense dominait les autres arbres. La matinée était fraîche et la neige tombait encore, sans pour autant parvenir à recouvrir le sol humide.

Face à la demoiselle aux longs cheveux blonds se trouvait la mimique, qui se tenait debout, entre deux imposantes racines.

Elle avait eu bien des occasions de l’observer, mais cela ne lui avait rien apporté. En décidant de lui adresser la parole une dernière fois, elle ne se sentirait probablement pas écoutée, comme les fois d’avant.

Ellébore : « Dire que nous n’avions qu’à nous séparer, d’un moyen ou d’un autre. Il s’est passé tant de choses, et plutôt qu’avoir des réponses, j’ai l’impression de me poser plus de questions encore qu’avant. »

De sa voix la plus douce, elle tentait une dernière fois d’atteindre l’aberration.

Ellébore : « J’ignore toujours comment vivre ensemble. Tous les humains sont si différents, de par leur nature, de par leur vécu… Je ne sais pas comment nous pouvons coexister. Certaines situations paraissent inextricables, mais nous avons au moins eu la preuve aujourd’hui qu’avec la volonté de comprendre et de se faire comprendre, on peut toujours trouver une issue. »

La jeune fille s’accroupit face à la bête.

Ellébore : « Mais toi, tu es un monstre. Il n’y a probablement rien en toi. Rien qui nous permette de pouvoir vivre ensemble. Tu n’as pas d’intelligence, ni la capacité de faire le bien. Tu peux juste nuire, parce que c’est ainsi que tu es. »

La mimique ne réagissait pas, comme à son habitude. Donnant raison à Ellébore.

Ellébore : « Ton existence n’a pas de sens. Tu es née pour commettre aveuglement des atrocités. Tu n’aurais même pas dû apparaître… »

La demoiselle sortit un couteau qu’elle avait récupéré dans le village des bandits. Tous les mots qu’elle avait pu dire n’avait fait souffrir qu’elle.

Ellébore : « C’est moi qui t’ai fait sortir de ce temple, et c’est moi seule qui porte la responsabilité d’avoir amené une telle créature dans notre monde. C’est à moi de prendre cette décision. »

La lame tremblait, provoquant un léger cliquetis métallique. La mimique restait là, la langue pendante, comme si elle s’en remettait entièrement à Ellébore.

Ellébore : « Tout le monde pense que tu n’es qu’une machine à tuer, ni plus ni moins. Je suis sûre qu’à ma place, la plupart des gens auraient fait ce qu’il y a de plus sage à faire. »

Elle resserrait sa poigne, rapprochant lentement le poignard.

Ellébore : « Mais je me dis qu’il en aurait été de même pour des bandits. L’opinion publique voudrait qu’ils ne soient bons qu’à tuer. Beaucoup pensent qu’il n’y a pas d’espoir pour quelqu’un qui vit de crimes. Mais ce sont des humains. Ils devraient savoir qu’ils sont plus que ce qu’ils ne font. Tout comme on pensait pendant longtemps que les femmes étaient pratiquement une espèce inférieure aux hommes, notre perception des choses peut évoluer. On pourrait finir par penser que ceux qui tuent peuvent trouver rédemption. Peut-être que s’ils n’étaient pas perçus ainsi, les criminels pourraient à leur tour voir les choses différemment. Le monde entier peut considérer certaines choses comme évidentes, pour que finalement une autre vérité leur apparaisse, et qu’ils aient à l’accepter, à leur rythme. »

Elle tira sa lame en arrière, prête à frapper.

Ellébore : « Mais si un monstre croise ma route, je n’hésiterai pas à le tuer. Pas par plaisir, mais par nécessité. Par contre, toi, je te dois la vie de plusieurs personnes. Et même si je vais peut-être le regretter, je veux au moins t’accorder une chance. Je suis prête à t’accorder ma confiance une seule fois. Alors… »

Elle attrapa la mimique entre ses bras, de toutes ses forces.

Ellébore : « Ne fais plus de mal à qui que ce soit, je t’en prie ! »

Rien n’avait changé dans le regard hideux de cette horreur. Néanmoins, aussi irraisonnable que ce fût, Ellébore décida d’aller jusqu’au bout.

Elle donna un coup de poignard sur le collier du monstre, et frappa une seconde fois, réussissant à le briser.

La détective se recula aussitôt. Le collier métallique tomba au sol. Elle avait peut-être quelques secondes pour s’enfuir, mais ne réussit pas à bouger, comme si l’espoir la poussait à croire en un miracle.

La mimique rentra sa langue, puis ferma lentement les yeux.

Elle finit par se fondre dans le décor, comme un coffre abandonné au pied d’un arbre géant.

La demoiselle recula de quelques pas, mélancolique.

Ellébore : « Adieu. »

Et repartit sous les derniers flocons de cette morne matinée.



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