-1-
Combien de temps était passé ?
Cela n’en finissait plus.
J’avais froid.
Je ne vivais que de cauchemars en cauchemars. Si réalistes. Une partie d’entre eux étaient pratiquement des souvenirs. Les pires que je possédais.
Je souhaitais juste que quelqu’un vienne me sauver. Je n’étais pas assez conscient pour implorer. Je me contentais d’attendre en espérant. J’attendis si longtemps que je finis par ne plus désirer être sauvé. Je ne voulais plus qu’on me sorte de là. À force, j’avais fini par préférer ma condition. Et, quand je fus enfin sûr d’être seul, après avoir abandonné toute volonté d’être secouru de ce cauchemar sans fin, je me réveillai enfin de ce long sommeil.
Le regard cerné, malgré cet interminable repos, j’ouvris péniblement les yeux. Il faisait sombre. Plus sombre qu’une nuit au palais.
Lucéard : « …Où suis-je ? »
Ce râle était faible, ma gorge était sèche. Mais il fit taire les voix de l’autre côté du rideau.
Ellébore : « Ceirios, tu as entendu ? »
Ceirios : « Oui, pas de doute ! »
La fille du docteur Ystyr m’apparut, toute guillerette. De son sourire se dégageait une forte émotion.
Ellébore : « Lucéard, j’étais si inquiète ! »
Lucéard : « …Où sommes-nous ? »
La chaleur de ses mots ne m’atteint pas. Mon ton était sec, glacial. C’était cette même sensation que je sentais sur ma peau. Une infinité de minuscules poignards pénétraient chacun de mes pores, et mon teint continuait de blêmir.
Face à ce regard inquiétant, Ellébore devint anxieuse.
Ellébore : « Nous sommes chez moi… Tout va bien ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette. »
Lucéard : « J’ai un peu froid. »
Même si mon comportement la rendait soucieuse, elle réagit tout de suite à ma réponse.
Ellébore : « Oh, attends un instant, je reviens ! »
Elle partit à nouveau, après m’avoir montré son sourire une fois de plus.
Rapidement, j’entendais le grincement insupportable des marches. Je grimaçais en fixant le plafond.
J’imagine qu’ils ne peuvent pas vivre mieux.
Un autre son m’agaçait. Mes oreilles en bourdonnaient.
Ceirios : « Mon prince ! Vous êtes comme neuf, on dirait ! Comment vous sentez-vous ? »
Le visage d’un jeune homme apparut de derrière la séparation. Il s’était levé pour pouvoir me voir, et semblait ravi. Lui-même était blessé et avait dû me tenir compagnie sur le lit d’à côté.
Lucéard : « Depuis combien de temps suis-je ici ? »
Le garde fronçait les sourcils, comme s’il était perplexe. Il me fixait comme si je me comportais bizarrement.
Ceirios : « Cela fait plus d’une semaine, si je ne m’abuse. Vous en aviez bien besoin. »
Lucéard : « Une semaine… »
Le garçon me regardait d’un air méfiant.
Ellébore : « Me revoilà ! »
Toute excitée pour une raison que j’ignorais, elle transportait une grande couverture, semblable à celles qui servaient de rideau. Ce n’était qu’un amas de tissus recousus à partir de vieilles fripes. Qui aurait envie de se réchauffer sous cette chose ?
Elle l’étendit par-dessus la couverture sous laquelle j’étais.
Ellébore : « J’espère que ça te suffira. J’ai d’autres choses si tu veux. Il fera sûrement plus chaud chez toi. Tu dois avoir hâte de rentrer. Tu veux autre chose ? »
Je me contentais de la regarder, silencieusement. Son inquiétude grandissait.
Ellébore : « Tu dois être impatient de revoir ta famille, je vais les prévenir maintenant, si tu le souhaites. »
Lucéard : « Ma famille, hein… ? »
Je l’ai perdue.
Ellébore ne savait pas comment réagir à ce comportement, et finit par fixer Ceirios, qui lui rendit le même regard. Elle s’approcha de lui.
Ellébore : « Qu’est-ce tu fais debout, recouche-toi, enfin ! Ne te lève pas tant que mon père ne t’en a pas donné l’autorisation. »
Ceirios : « Oui, chef ! »
Elle lui murmura quelque chose avant qu’il ne retourne dans son lit. Que signifiaient ces messes basses ?
Lucéard : « Apporte-moi à manger. »
Ellébore réapparut dans mon champ de vision, presque choquée.
Elle me confronta à son regard pour s’assurer que je ne plaisantais pas.
Ellébore : « T-tu es sûr que tout va bien, Lucéard ? »
Elle ne se braquait pas, mais, en entendant sa question, je reconnus une familiarité que je n’appréciai pas. Pourquoi nous tutoyions-nous en premier lieu ?
Lucéard : « Je te retourne la question. »
Elle se mit à sourire, puis pouffa de rire.
Ellébore : « Moi qui pensais que je n’étais pas du matin, je suis surprise. Enfin, j’imagine que c’est normal après avoir dormi aussi longtemps. »
Je ne comprenais pas pourquoi elle était d’aussi bonne humeur.
Ellébore : « En tout cas, je suis bien contente de t’entendre à nouveau. Je me faisais un sang d’encre. On se faisait tous un sang d’encre. Après ce qui t’es arrivé, il y avait de quoi… »
La jeune fille était chagrinée à l’idée d’aborder le sujet.
Lucéard : « Ce qui m’est arrivé… ? »
Des souvenirs me revinrent en mémoire. Mon visage se figea. Puis, la lumière revint dans mon regard, et mon visage reprit des couleurs. Mon corps se réchauffa et mon rythme cardiaque accéléra.
Lucéard : « Kynel… ! »
Cet éclat de voix paniqué venait d’interpeller les deux personnes présentes.
Lucéard : « Où est Kynel ?! »
Je me levais soudainement, ce qui paniqua Ellébore à son tour.
Ellébore : « Ne te lève pas, enfin ! »
Elle rebondit ensuite sur ma question.
Ellébore : « Kynel ? De qui tu… Oh. »
C’était à présent clair pour elle. La jeune fille ne savait pas où se mettre.
Quoi qu’elle puisse dire, je me relevai, et m’appuyai maladroitement sur la table de chevet qu’on m’avait aménagée.
Lucéard : « Je veux le voir ! Où est-il ? »
Mes sens me revinrent enfin, et le monde retrouva ses couleurs. Un souffle nouveau m’animait.
Ellébore : « Lucéard… Le Kynel dont tu parles… »
Ceirios, sur le lit d’à côté, grimaçait en entendant de quoi il était question.
Ellébore : « Il avait l’accoutrement d’un fermier, et à peu près notre âge, c’est bien ça… ? »
Demanda-t-elle, tout en fixant ses pieds.
Lucéard : « C’est ça ! C’est lui ! »
Son visage exagérément peiné mit fin à ce court espoir. Mes souvenirs étaient pourtant clairs…
Ellébore : « Écoute, Lucéard, ce garçon… »
Elle peinait à poursuivre. Son visage rougissait de chagrin..
Lucéard : « Il est mort… »
Sans m’en rendre compte, je l’avais dit. Le goût était amer.
Ellébore : « … »
Ses grands yeux me regardaient avec beaucoup de compassion.
Lucéard : « Je ne sais pas ce qui m’a pris… J’étais pourtant là quand c’est arrivé. »
Je me rassis sur le lit, le visage baissé.
Lucéard : « Il s’est sacrifié pour moi. Je le revois encore. Sans même me connaître, il s’est interposé sans hésiter un instant… »
Ceirios, de l’autre côté du rideau, écoutait avec mélancolie.
Ellébore : « Ça a dû être terrible, mon pauvre Lucéard. »
Mon amie ne savait visiblement pas quoi me dire, mais posa sa main sur la mienne en s’asseyant à côté de moi. Cette sensation chaleureuse se propagea dans tout mon corps.
Ellébore : « Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi à tout moment, tu le sais ? »
Je restais silencieux quelques instants.
Lucéard : « Merci, Ellébore. »
Après ce long sommeil, j’étais encore quelque peu confus, mais tout me revenait lentement.
Lucéard : « Tu n’aurais pas quelque chose à manger, s’il te plaît ? »
La jeune fille me répondit d’un maigre sourire.
Ellébore : « Bien sûr, Lucéard, je m’en occupe tout de suite ! »
Ellébore se relevait, extrêmement vaillante. Mais, avant de partir en cuisine, elle se tourna vers moi.
Ellébore : « Tu m’as rudement manqué, Lucéard. Je suis si contente de t’entendre à nouveau. »
Le froid s’était dissipé dans la pièce. Je prenais le temps d’organiser mes souvenirs après que la porte de la salle de soin se soit refermée.
-2-
Musmak…
Ils ne reculera devant rien pour me tuer. Il n’a pas cherché à me capturer, et malgré la stratégie qu’il avait préparé, il n’a fait que jouer avec moi, et a manqué son coup à cause de ça. Qui sait s’il reviendra de sitôt… Peut-être que le prochain inconnu que je croiserai sera un nouvel empereur, et qu’il ne me laissera vraiment aucune chance.
Qu’est-il advenu de Valwar ? Il faut que j’en aie le cœur net. Ellébore doit sûrement avoir cherché des informations. On a dû me conduire ici parce que le docteur Ystyr est le plus proche de la porte sud. Mais quand même, comment ai-je pu survivre à ça ? J’aurai dû y rester, moi aussi…
Je scrutais mon corps, pour constater qu’il n’y avait aucune trace de ce jour-là.
Pourquoi… ?
Ellébore : « Et voilà ! »
La jeune chef faisait son entrée avec un plateau où elle avait disposé tout un repas. Le dressage n’était pas très attirant. Elle avait certainement cherché à ne pas me faire attendre.
Je la remerciai, et commençai ce copieux petit-déjeuner. Les ingrédients n’étaient pas très satisfaisants, et c’était loin d’être au niveau de la cuisine du Palais. Pourtant, ces saveurs peu familières enrichissaient mes papilles, et le goût de la découverte sublimait ce simple menu.
Après avoir savouré en silence mon premier repas depuis plus d’une semaine, je me sentais renaître.
Ellébore : « Je vais me rendre au Palais pour prévenir ton père en personne. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande au mien. Il va sûrement venir t’ausculter avant d’ouvrir aux patients. »
Je reposai ma bouchée avant qu’elle ne me fausse compagnie.
Lucéard : « C’est gentil… Est-ce que tu saurais si les Nefolwyrth sont déjà partis ? Peut-être ont-ils rallongé leur séjour ? »
Elle restait figée en entendant ce nom prononcé.
Ellébore : « Oui, ils sont rentrés à Aubespoir… »
Sa voix avait sensiblement faibli. Ce ne pouvait pas être mon imagination.
Lucéard : « Je m’étais engagé à cuisiner quelque chose avec ma cousine Eilwen avant que tout cela n’arrive. J’espère qu’elle ne m’en veut pas trop. »
Ma tentative de détendre l’atmosphère était un échec. Sa réaction me surprit une fois de plus. La demoiselle serrait les dents.
Ellébore : « C-ce n’est que partie remise… »
Ceirios comprenait bien ce qu’il se passait de l’autre côté, et choisit de rester silencieux.
Mon air se fit plus grave.
Lucéard : « Tu me caches quelque chose, n’est-ce pas ? »
Le regard qu’elle me lançait me fit penser qu’elle n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation.
Lucéard : « Ceirios n’était pas dans cet état après la prise d’otage de l’école, et toi non plus, tu n’avais pas autant de blessures. Il s’est passé quelque chose pendant mon sommeil ? »
Elle réfléchissait longtemps à ses mots.
Ellébore : « Tes agresseurs… Ils sont revenus. Ils ont voulu finir ce qu’ils avaient commencé. »
Ellébore : Je ne pouvais pas lui cacher ça, de toute façon.
Lucéard : « Que s’est-il passé ? »
Mon cœur battait sensiblement plus vite, j’avais un mauvais pressentiment.
Ellébore : « Monsieur Lifandi Rokk, qui t’a retrouvé dans la forêt, avait prévu qu’ils essaieraient d’agir au plus tôt pour te faire taire. Son équipe a monté la garde devant la maison, et nous avons effectivement été attaqués. Mais comme tu t’en doutes, leur mission a échoué, et il n’y a pas eu de mort à déplorer. »
J’étais surpris d’entendre ça, et encore plus de la voir préciser qu’il n’y avait pas eu de victime. Le ton de sa voix suggérait pourtant que c’eût été un moment difficile.
Lucéard : « Je vois… »
Je me relevais après avoir déposé le plateau à côté de moi. Je tenais difficilement sur mes jambes, mais j’étais suffisamment déterminé pour rester debout.
Ellébore : « M-mais qu’est-ce que tu fais, enfin ? Je t’ai dit de rester couché ! »
Elle s’étonnait de voir ce changement d’humeur soudain.
Lucéard : « Je dois aller à la ferme d’Orion. Je dois prévenir les parents de Kynel. »
Mes motivations ne la laissaient pas indifférente. Elle me contraint à me rasseoir.
Ellébore : « Il te faut l’accord de mon père pour sortir. Mais quand tu l’auras, je t’accompagnerai ! »
Sa sollicitude me faisait plaisir. Pourtant, une partie de moi voulait rejeter son aide.
Lucéard : « Ne te donne pas cette peine. »
Ellébore : « Hors de question que je te laisse y aller seul ! »
Sa résolution me prit de court.
Seul… ?
Tiens… Quel était ce rêve, déjà ?
Ellébore : « Enfin, quoi que tu fasses, tu auras une garde spéciale pour tous tes déplacements hors de la cité, sur ordre de ton père. Mais j’aimerai aussi être avec toi pour leur annoncer. »
Ses intentions m’avaient convaincu.
La porte s’ouvrit de plus belle après quelques secondes de grincements d’escaliers.
Lloyd : « Ma jolie fleur ! Dis-moi, il y a de l’ambiance ici, Ceirios s’est réveillé ? »
La fille du docteur agitait la tête gaiement pour confirmer.
Ellébore : « Oui ! Et Lucéard aussi ! »
Je ne pus voir la réaction de son père de là où j’étais mais le regard qu’Ellébore lui lança me laissait entendre qu’elle était inattendue.
Lloyd : « Salut les garçons, bien dormi ? »
Il s’adressa à ses patients de là où ils pouvaient voir chacun de nous en même temps.
Ceirios : « Je suis en super forme ! »
Lucéard : « Très bien aussi… »
Ce n’était évidemment pas vrai. Le devoir de présenter mes condoléances à la famille de Kynel était la seule chose qui me donnait la force de me lever.
Ellébore : « Papa, pouvons-nous aller à la ferme d’Orion avec Lucéard tout à l’heure ? Il connaît l’identité du garçon. »
Même si elle lui fit les yeux doux, son paternel ne semblait pas enclin à accepter. Il me regarda avec sévérité.
Lloyd : «Ça peut attendre, non ? »
Sa façon de se comporter avec moi était étrange, mais j’étais obnubilé par mon idée, et n’y fis pas attention.
Lucéard : « C’est juste que… Il faut que ses parents sachent ce qui lui est arrivé, le plus tôt possible… »
Plutôt que mes mots, la résolution qui en transpirait semblait l’avoir fait changé d’avis.
Lloyd : « Hm hm, en effet, oui. Vu sous cet angle… »
Il réfléchit.
Lloyd : « Ma puce ? »
Ellébore gonflait les joues.
Ellébore : « Oui ? »
Lloyd : « Pourrais-tu aller prévenir le Duc ? Avant toute chose, je vais m’assurer que Lucéard est en état de sortir. Et si c’est le cas, vous pourrez y aller ensuite. »
Ellébore : « Oui, j’y vais ! »
-3-
Quelques minutes plus tard, après avoir ausculté Ceirios, le médecin me fit venir dans le salon, et me fit faire quelques exercices pour constater que je n’avais pas besoin de rééducation.
Lloyd : « Une régénération aussi rapide, ce n’est pas commun. »
Il se montrait bien plus froid que d’habitude. Je ne pouvais m’empêcher de le fixer avec perplexité. Il finit par prendre un air menaçant.
Lloyd : « Il faut que tu comprennes que je ne peux pas te laisser en présence de ma fille si tu joues avec des pouvoirs aussi sombres. »
Cette hostilité était d’autant plus surprenante. C’était donc ça qu’il me reprochait.
Lloyd : « Je t’ai à l’œil, Lucéard. »
Le silence se poursuivit après cette troublante mise en garde. Pour souligner son propos, il pointa deux doigts vers ses yeux puis vers les miens, à plusieurs reprises.
Lucéard : « Docteur… Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
Son regard était profond, ses sourcils froncés autant que possible.
Mais ceux-ci se relevèrent d’un coup en entendant toquer à la porte.
Lloyd : « Ouiii ? »
Il avait à nouveau sa tête d’idiot habituel. Il slaloma entre les vieillards qui s’étaient déjà amoncelés dans l’entrée, et vint ouvrir la porte. Je le suivais de près pour assister à l’entrée du Duc.
Lloyd : « Ah, entrez donc ! »
Un des habitués du docteur baillait en constatant que ce n’était encore que le Duc. Ils semblaient déjà habitués à côtoyer la noblesse. Néanmoins, ils se firent petits et détournèrent le regard à son passage.
Nous nous retrouvâmes tous les quatre dans le salon.
Illiam : « Quel soulagement de te voir enfin sur pieds, mon fils. »
Il ne cessait de m’observer sous toutes les coutures. Sa moustache se redressait par les deux bouts tant il était rassuré.
Lucéard : « Père… »
Mon moral n’allait que de mal en pis, sans que je ne sache pourquoi. Mais le regard que me lançait mon père m’apaisait.
Illiam : « Docteur, l’autorisez-vous à sortir ? »
Lloyd : « Oui, il est comme neuf. Peut-être qu’il aura besoin d’encore un peu de repos, et d’y aller mollo dans un premier temps, mais pour ça, il serait mieux qu’il reste chez lui. »
Le médecin ne se souciait plus d’avoir le duc en face de lui, de toute évidence. Mon père, lui, semblait trop préoccupé pour se soucier de ça.
Illiam : « Bien. Dans ce cas, partons sans plus tarder. Je me porte garant de votre fille, monsieur Ystyr. »
La fille en question souriait à l’idée d’être accompagnée par le Duc en personne.
Lloyd : « Merci à vous, mon Duc. J’espère qu’elle ne vous importunera pas. »
Cette tentative de suivre l’étiquette ne plut pas à Ellébore, qui grommela.
Le carrosse repartit sans tarder, escorté par deux autres véhicules. Il traversa cette route où la tragédie avait eu lieu. Et, plutôt que de continuer en direction de Verte-Lisière, le carrosse prit un petit chemin qui permettait de rejoindre les petites fermes du sud du comté.
La ferme d’Orion était indiquée sur un panneau de bois à la croisée de plusieurs routes, non pas parce que les propriétaires avaient eu la présence d’esprit de localiser leur domaine, mais bien parce que le comté procédait à un recensement, et que toutes les fermes étaient officiellement indiquée sur une carte.
La maisonnette de bois était particulièrement excentrée. Elle aurait pratiquement pu se trouver dans la baronnie voisine. Le trajet à pied pour rejoindre Lucécie devait être éprouvant.
Le carrosse s’arrêtait dans la boue. Le ciel menaçait encore de venir irriguer les cultures.
On descendit tous les trois. Durant tout le trajet, j’avais appréhendé ce moment. Ce moment où j’apercevrais un membre de la famille de Kynel, à quelques mètres de moi.
Un homme, vieilli prématurément par la dureté de son labeur, releva la tête, et finit par s’approcher de nous, curieux. Il travaillait manifestement depuis tôt, mais cela ne signifiait pas que sa vie continuait. Quelque chose s’était arrêté en lui. C’était la première fois que je voyais cet homme, mais l’expression de son visage me suffit à déduire qu’il s’agissait du père de Kynel.
Fermier : « Bon dieu, Marthe, viens donc voir ! »
Il enleva le chapeau tissé qui le protégeait des faibles rayons de soleil, et le tint entre ses deux mains terreuses.
Fermier : « Vous ne seriez pas l’Duc de Lucécie ? »
Nous n’étions plus qu’à quelques mètres, et l’on pouvait apercevoir la sueur de son front. Pour le bas-peuple de la campagne, rencontrer un membre de la haute noblesse était si exceptionnel que rien dans leur vie ne l’avait préparé à y faire face.
Illiam : « C’est bien ça. Je vous prie de nous excuser de vous rendre visite sans nous être annoncés. »
Fermier : « Ohla, non, faut pas ! C’est qu’c’est un honneur de recevoir notre duc ! Qu’est-ce qui vous amène ? J’m’appelle Herluin. Herluin de la ferme d’Orion. »
Ellébore : « Bonjour monsieur ! »
La jeune fille attendrit le cœur de l’homme en le saluant.
Lucéard : « Bonjour. »
De mon côté, je peinais à le regarder dans les yeux, je me sentais bien trop mal pour faire bonne figure.
Herluin : « Vous avez deux beaux enfants, mon duc. Et pis, qu’y sont polis ! »
Ellébore rougit à l’idée d’avoir été prise pour une princesse.
Ellébore : « Non enfin, je ne suis pas- »
Herluin : « Rentrez donc, nous parlerons à l’intérieur ! »
-4-
Cet agréable monsieur nous conduit chez lui. L’intérieur était coquet, et bien rangé. L’odeur était plus supportable qu’à l’extérieur. D’une certaine façon, j’étais agréablement surpris du bien-être que m’inspirait cet endroit.
Une dame nous attendait, et disposait des gobelets de bois sur une table usée. Sa gentillesse se lisait sur son visage, dont les rides soulignaient le sourire. Elle n’en restait pas moins peinée, et toutes ses expressions ne dissimulaient pas le deuil qu’elle portait.
Marthe : « Bonjour mon Duc. Bonjour à vous les enfants. Je n’ai que du lait à vous proposer. Il est tout frais, c’est un délice. »
Tous les trois sur le même banc, nous faisions face aux parents du défunt. De nombreuses horloges murales se répondaient sans arrêt, et leurs pendules s’agitaient de manière désordonnée. Le cliquetis incessant rendait tout silence impossible.
Lucéard : « Madame, Monsieur… »
Je n’avais pas touché à la boisson. Je ne savais pourtant pas quoi leur dire, mais je ne pouvais déjà plus attendre.
Lucéard : « Votre fils n’aurait-il pas disparu… ? »
Ellébore me fixait, perplexe. La réponse à ma question était évidente, mais je ne parvenais pas à aborder le sujet de front.
Marthe : « … »
Herluin : « Oui, c’est ben le cas. Alors c’est ça qui vous amène ? On le cherche depuis une semaine, mais rien à faire, et pis, on ne sait pô vraiment à qui s’adresser. On a demandé aux gens de notre voisinage, mais ils l’ont pas vu, et pis même, ils disent qu’ils savaient même pô qu’on avait un fils. »
Ellébore : « Ah… ? »
Il y avait de quoi avoir sa curiosité piquée. Néanmoins, Ellébore se concentrait surtout à garder son sang-froid, pour ne pas fondre en larmes à la place de nos hôtes.
Lucéard : « Kynel… Votre fils… Il… »
Illiam : « Laisse donc, Lucéard. Je vais le leur dire. »
Lucéard : « … »
Je n’insistai pas. Je n’y parvenais pas de toute façon. J’étais incapable de leur dire. Incapable de les regarder dans les yeux. Après tout, s’il était mort, c’était pour moi…
Illiam : « Madame, Monsieur, votre fils Kynel nous a malheureusement quitté, il y a de cela une semaine. Vous avez mes plus sincères condoléances. »
Les pendules répétaient inlassablement le même tic-tac. On entendait aussi le coq chanter non loin. Même ainsi, le silence à cette table était insoutenable.
Marthe : « Mon fils… ? »
Pouvait-elle y croire ? Si ça ne faisait pas une semaine, elle aurait volontiers douté de l’effroyable réalité. Mais désormais, elle n’attendait plus que l’annonce qui viendrait la délivrer.
Herluin : « Alors, c’était vraiment ça… »
Le couple de fermiers était brisé. Leur unique enfant n’était déjà plus, et à partir d’aujourd’hui, ce serait toujours ainsi.
Marthe : « Pardonnez-nous, mon Duc. Mais… Pouvez-vous… Nous laisser, s’il vous plaît. »
Mon père se levait sans perdre de temps, et fit un signe de tête aux deux fermiers, avant de se retirer. Ellébore le suivait de près, tout en jetant du coin de l’œil un regard vers moi, qui, après quelques instants, avait fini par me lever à mon tour.
C’était en effet le moment de tirer sa révérence. Nous pouvions leur laisser un peu de temps avant de parler formalités. Pour l’instant, il leur fallait du temps pour eux, seuls. Néanmoins, avant même que mon père ne soit sorti…
—
Kynel : « Lucéard… Pourrez-vous dire… A mes parents… Que je suis… Désolé… ! »
—
Je restais immobile. Puis me retournais lentement vers eux. Cette scène qui m’obsédait se jouait une fois de plus dans ma tête.
Lucéard : « Votre fils… ! »
Ma voix, nouée par l’émotion, attira l’attention de toutes les personnes présentes. Chacun de mes mots comptait, mais à ce moment précis, je n’y pensais plus.
Lucéard : « Kynel m’a… Sauvé la vie… ! »
Les poings serrés, je regardais vers le sol. Il n’y avait pas de mot pour décrire toute la reconnaissance que je lui portais.
Lucéard : « Il est venu à mon secours quand tout espoir était perdu. Quand je priais en vain pour revoir mes proches. Il m’a épargné la plus amère des fins, alors qu’au fond de moi, je me pensais condamné. Il m’a extirpé de cet enfer au prix de son avenir. »
Le couple n’était pas le seul à être pris de court. Mon père comme Ellébore s’en doutaient. Cette dernière en particulier l’avait compris en m’entendant parler de lui à mon réveil. Mais elle réalisait seulement maintenant ce que représentait pour moi l’acte héroïque du garçon. Elle avait déjà les yeux humides.
Lucéard : « Il m’a aussi dit qu’il voulait que vous soyez fiers de lui. Il m’a dit de vous dire qu’il était désolé de partir ainsi. Et moi… Et moi… ! »
Je finis par relever le visage, lourd du chagrin qui était le mien, pour les regarder tous deux, tour à tour. Ils n’en menaient plus large eux non plus.
Lucéard : « Je voulais vous dire que j’étais sincèrement navré, mais aussi… Merci… ! Merci du fond du cœur ! »
Je finis par m’incliner devant eux. Ils étaient dépassés par ce qu’ils venaient d’entendre, et de voir le prince ainsi rajoutait à leur stupéfaction.
Mon père non plus ne s’attendait pas à me voir faire preuve d’une telle humilité. Il mesurait l’importance qu’avait eu Kynel dans la vie de son fils. Sans lui, je ne serais assurément pas là. Il avait fait bien plus que sauver ma vie au prix de la sienne. Il m’avait rendu l’espoir, il avait ravivé la flamme de mon âme quand tout s’était éteint en moi. Je le considérais au bas mot comme un héros. Le héros qui s’était sacrifié pour moi.
Marthe : « Kynel… »
Grimaçant de la vive émotion, la mère du garçon défunt ne pouvait plus contenir ses sentiments. Les deux parents n’étaient pas seulement éplorés par la nouvelle, il y avait bien plus que ça dans leurs yeux.
Herluin : « Y a pas d’doute… C’est ben not’petit garçon tout ça ! »
Le père souriait malgré la douleur, ce qui inspirait aussi sa femme.
Marthe : « J’ai toujours su que notre enfant était fait pour accomplir de grandes choses. Bien sûr que nous sommes fiers de lui. Nous l’avons toujours été. »
Un poids m’était levé. J’avais pu leur faire parvenir son ultime message. Je ne pouvais qu’espérer que leur réponse lui soit parvenue. Ellébore s’approcha de moi, et resta aussi près que possible.
Mon père, quant à lui, s’avançait de nouveau vers les parents du héros.
Illiam : « Il va sans dire que les funérailles seront à mes frais. Et si cela vous convient, nous tiendrons une cérémonie en son nom. »
La moustache du Duc tremblait. Sans la bravoure de Kynel, le pauvre homme aurait perdu son dernier enfant. Il voulait aussi, à sa manière, montrer sa gratitude envers les parents du garçon.
La famille de la ferme d’Orion accepta, et mon père leur proposa de leur faire venir un carrosse demain matin, pour qu’ils puissent revoir leur fils une dernière fois.
-5-
Avant l’heure du déjeuner, nous étions rentrés. En premier lieu, on déposa Ellébore, et je profitais de cette occasion pour remercier son père pour les soins.
Avant de repartir, celle-ci vint à ma rencontre à l’entrée de chez elle.
Ellébore : « Comment tu te sens, Lucéard ? Si tu le veux bien, je te rendrais visite cette semaine, qu’en dis-tu ? »
La demoiselle était très attentionnée en temps normal, mais l’était plus encore maintenant qu’elle savait tout. Hélas, ses bonnes intentions ne m’atteignirent pas. Mon ton était grave à nouveau.
Lucéard : « Non, j’ai pris une décision. »
Ellébore : « Euh ? »
Sans même la regarder, je poursuivis.
Lucéard : « Tant que je reste ici, je ferai souffrir des gens. Je partirai de Lucécie demain. »
C’était la meilleure chose à faire. Je ne pouvais plus revenir ici. Il fallait que je continue de m’entraîner.
J’ai encore laissé quelqu’un mourir pour me sauver la vie, pour pallier à ma propre faiblesse. Même après en avoir autant bavé, j’ai laissé une tragédie se produire, encore une fois.
Ellébore : « Mais Lucéard, tu- »
Lucéard : « Au revoir. »
Conclus-je, avant même qu’elle ne puisse essayer de me démentir. Ce qu’elle avait à dire ne comptait pas. J’avais raison de penser ainsi. Je n’étais plus près à supporter un seul drame de plus. Il n’y avait qu’en étant loin des autres que je pouvais m’épargner que l’Histoire ne se répète. Je n’allais plus impliquer qui que ce soit.
Le carrosse partit. La jeune fille impuissante ne pouvait que le regarder s’éloigner, tourner à la grande intersection, et disparaître.
Le lendemain, après une nuit pénible, j’évitais de croiser le personnel de maison. Je ne voulais pas avoir à leur expliquer pourquoi je ne restais pas plus longtemps.
Le visage cerné, la peau blême, je continuais de descendre les escaliers, les bras croisés, puisque j’avais ainsi l’illusion de réchauffer mon corps.
J’ai vraiment besoin d’être seul… Je ne veux plus…faire souffrir mes proches.
La ville était sur-protégée, mais j’étais toujours plus en sécurité dans la forêt aussi longtemps que je n’étais pas pisté. J’avais dû négocier avec mon père pour lui faire admettre que, pendant un temps, je devais m’éloigner. D’une certaine façon, c’était déjà trop tard pour eux. J’avais révélé toutes les informations que j’avais sur le groupe de Musmak. Ils n’avaient plus de raison urgente de se débarrasser de moi. Ils étaient tous fichés dans le duché.
Je ne me souciais pas d’eux. Je voulais juste être le plus loin possible de tout le monde à présent.
Au fond de mon regard, une lueur jaune venait de naître dans mon œil gauche. Un sourire carnassier m’échappa, tandis que j’imaginais la tranquillité qui m’attendait une fois que j’aurai quitté la ville.
Peut-être que je devrais m’entraîner tout seul cette fois-ci. Me trouver un endroit rien que pour moi.
Illiam : « Je veux bien vous croire, et j’en suis le premier navré. Mais j’ignore la raison de cette entrevue. »
La voix en bas des escaliers éveilla ma vigilance. J’avais une chance d’éviter mon père, et de prendre le premier carrosse pour partir, si je me montrais assez discret en passant dans le grand hall.
Herluin : « Il doit bien y avoir une raison pour qu’vous nous conviez ici, sacrebleu. »
Le ton de la discussion attira mon attention, et alors que je m’apprêtais à franchir la grande porte, je m’arrêtai.
Après quelques secondes de réflexion, je me retournai, et m’approchai du couple de fermiers.
Lucéard : « Qu’y a-t-il ? N’êtes vous pas là pour voir Kynel ? »
Sans la moindre politesse, je m’immisçai dans la discussion.
Herluin : « Mon prince ? D’quoi s’agit-il ? »
Illiam : « Qu’en est-il, Lucéard ? Tu sais quelque chose de la raison de leur visite ? »
Je secouais la tête, il devait y avoir un malentendu.
Lucéard : « Vous deviez venir pour voir Kynel avant la cérémonie, n’est-ce pas ? »
Les trois personnes face à moi me regardaient, confus. J’avais cette exact sensation que je retrouvais dans mes cauchemars. C’était ce qui me faisait discerner le songe de la réalité. Pourtant, j’étais assez éveillé pour me rendre compte que tout cela n’avait rien d’un rêve.
Marthe : « Et… Qui est ce Kynel, vot’majesté ? »
Je souris en coin, mais mon regard était celui de la terreur. Il devait y avoir une explication à tout ça.
Lucéard : « Mais… Je parle de votre fils. Votre fils, enfin… ! »
Mes interlocuteurs me regardaient comme si j’étais celui qui se comportait étrangement.
Herluin : « Vindiou, mais c’est qu’on a pas de marmot, nous, mon prince. »
Marthe : « Vous d’vez avoir confondu avec quelqu’un d’autre. Peut-être que nous n’étions pas ceux qu’vous vouliez convier aujourd’hui. »
Je reculais, terrorisé, incrédule.
Lucéard : « …C’est une plaisanterie ? »
Je finis par démentir moi-même de la tête.
Lucéard : « Non. Bien sûr que non… ! Personne ne ferait une plaisanterie d’aussi mauvais goût ! »
Cet éclat de voix fit sursauter les parents de Kynel. Se faire crier dessus par quelqu’un de la haute noblesse pouvait malheureusement conduire à se faire couper la tête. Cependant, le Duc ne comprenait pas non plus et se tournait vers le couple, tout aussi perplexe.
Je haletais, ce qui attira le regard sévère de mon père.
Illiam : « Lucéard, explique-toi donc. Que signifie cette histoire ? Pourquoi ces gens sont ici aujourd’hui ? »
Il n’en fallait pas plus pour que ma morosité matinale se change en une colère torrentielle.
Lucéard : « Mais enfin, vous vous foutez de moi ! Kynel ! Le garçon qui m’a sauvé la vie ! Ne me dites pas- »
Illiam : « Lucéard, surveille ton langage ! »
Son cri me rappela à l’ordre. Je me sentais extrêmement bizarre, mais je devais être le plus lucide ici.
Pourquoi devrais-je leur expliquer qui est leur fils ? Nous nous sommes vus hier ! C’est évident que cette farce n’est pas naturelle. Ils doivent être ensorcelés, je ne vois pas d’explication qui exclue la magie sur ce coup-là. Mais qu’est-ce que ça signifie ?!
Illiam : « Lucéard. Parle donc. Que sais-tu ? »
Mon père essayait de me ménager, mais une part de lui était irritée par mon comportement.
Herluin : « Je sais pô c’que vous racontez, mais c’t’un joli prénom Kynel, t’en penses quoi, Marthe ? »
Marthe : « Ah ça pour sûr. »
Lucéard : « Non mais je rêve ! »
M’exclamai-je avant de partir à pas vifs, le plus loin possible d’eux.
Même si la magie est impliquée, je ne peux pas leur pardonner de l’avoir oublié ! Je ne peux pas !
Illiam : « L-lucéard ! »
Je partais à toute jambes, ne lui prêtant aucune attention.
Je disparus dans un carrosse, et partis vers la ville. Ce détour me permit de m’arrêter un instant devant la maison des Ystyr. Je toquais à la porte, avec insistance. Ellébore m’entendit, et se pressa, sachant que peu de personnes ne prenaient la peine de frapper.
Ellébore : « Oui ? »
Son sourire accueillant était toujours au beau fixe. Mais face à elle se trouvait un prince livide, le regard désespéré.
Lucéard : « Ellébore, il faut que je te parle. »
Elle ne put cacher ni sa stupéfaction, ni son inquiétude.
Ellébore : « Lucéard, bonjour. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
Le garçon en face d’elle était visiblement paniqué. C’était même plus grave encore. Il semblait enclin à sombrer dans la démence d’une seconde à l’autre.
Lucéard : « Tout le monde semble avoir oublié Kynel, alors qu’hier encore… ! »
La jeune détective me fit signe des mains de me calmer. Je parlais bien trop vite, comme si ces mots s’étaient accumulés dans ma tête jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus les contenir.
Ellébore : « Doucement, doucement. Alors, qui est ce Kynel, déjà ? »
Ellébore se voulait rassurante, mais sa question était de trop.
Lucéard : « …Pas toi… »
La confusion dans mon esprit dévorait rapidement ma raison. La jeune fille me regardait, peinée de ces propos emplis de déception.
Mon corps se mit à trembler.
Lucéard : « Un garçon comme lui, qui jusqu’à ses derniers instants voulait rendre fiers ses parents… Comment peut-on l’avoir oublié… ?! »
Les patients les plus matinaux comme les quelques passants purent entendre cet éclat de voix. La fille du docteur ne savait plus où se mettre.
Ellébore : « …Mais de quoi tu parles ? Ne te mets pas dans un état pareil… »
Mon comportement semblait l’effrayer. Je commençais moi-même à douter.
Lucéard : « Je ne suis pas fou…. Pourquoi… Pourquoi tout le monde l’a oublié… ?! »
Son regard se plongeait dans le mien. Des sueurs froides coulaient le long de mes tempes.
Pourquoi… Pourquoi… Pourquoi… Pourquoi… Pourquoi… Je ne comprends pas… Je me sens si…
Ellébore : « Lucéard. »
Une main venait d’attraper la mienne.
Je me rendais à présent compte que ses grands yeux étaient tout près de moi. Dans un tel moment, pourquoi souriait-elle ?
Ellébore : « Je te crois ! »
Ses mots pleins d’affection dissipèrent la fraîcheur matinale.
Lucéard : « …Quoi… ? »
Ellébore : « Honnêtement, je ne comprends pas grand-chose à ton histoire. Mais en te voyant ainsi de si bon matin, je ne parviens qu’à une seule déduction. »
La jeune fille mit son autre main sous son menton et prit une pose de détective.
Ellébore : « Si tu es venu jusqu’ici, c’est parce que tu espérais que je te vienne en aide. Et je ne compte pas trahir ta confiance, Lucéard ! Raconte-moi tout ça calmement à l’intérieur, et nous trouverons une solution tous les deux, qu’en dis-tu ? »
Elle conclut sur un grand sourire dont la chaleur atteint cette fois-ci mon cœur.
Lucéard : « Ellébore… »
Je n’avais même pas réalisé moi-même pour quelle raison j’avais fait ce détour. Je n’en avais aucune idée. Mais le tumulte venait de se taire en moi. Elle avait raison. Si j’étais venu ici, c’était en sachant qu’elle me soutiendrait.
Inconsciemment, je savais que je pouvais compter sur toi, Ellébore.
J’étais apaisé. J’avais l’impression de respirer à nouveau. Et la confusion qui sévissait dans mon esprit s’évanouissait lentement.
-6-
Sur le pas de la porte, je lui racontais toute l’histoire depuis le début, jaugeant ce qu’elle avait oublié ou non. La jeune fille prit le temps d’analyser tous mes mots. Pour une raison qui m’échappait, cela semblait lui demander beaucoup d’efforts.
Ellébore : « C’est dingue… Tout fait sens dans ma tête, pourtant, l’absence de ce garçon dans ma mémoire devrait être totalement aberrante. Surtout que tu dis qu’on est allés rendre visite à ses parents juste hier. Même maintenant, je n’ai toujours pas l’impression que quelque chose cloche, et pourtant… Difficile de croire que tes souvenirs sont faux. »
En considérant qu’elle était sous l’emprise de quelque chose, la force mentale qu’elle déployait pour garder l’esprit ouvert forçait le respect.
Ellébore : « Seule la sorcellerie peut expliquer un tel phénomène. Je ne pense pas que ce groupe ait voulu te donner envie de te venger en te forgeant ces souvenirs, d’après ce que tu m’as dit. Peut-être que d’avoir été mis en échec par Kynel a été une telle source de frustration pour cette organisation qu’ils ont décidé de lui faire subir un châtiment pire encore que la mort. »
Le doigt qui frottait son menton accéléra son rythme. Elle essayait de trouver un sens à tout cela.
Ellébore : « Peut-être que c’est tiré par les cheveux, mais si quelqu’un a ce pouvoir parmi ces cinq personnes, ce serait sûrement l’occasion de l’utiliser. Peut-être même que l’arme de ce Musmak détient elle-même un tel pouvoir. Mais dans ce cas, pourquoi l’aurions-nous oublié juste maintenant… ? »
Sa capacité de réflexion m’épatait, mais surtout, la voir réfléchir à ce problème me permettait de rationaliser, et l’écouter me faire part de sa théorie me soulageait.
Ellébore : « Ses parents avaient dit quelque chose concernant l’oubli général de leur garçon hier, déjà, c’est bien ça ? Raison de plus de penser que ce n’est pas ta mémoire qui a été modifiée. Et puis, d’ailleurs, pourquoi serais-tu le seul à t’en souvenir ? Soit tu es immunisé à ce pouvoir, soit le lanceur du sort t’a volontairement épargné pour te faire subir la solitude, et la frustration d’être le seul à te souvenir de lui. Peut-être cherchent-ils à te faire prendre des décisions irréfléchies, dans le but de te pousser à sortir de la zone protégée qu’est Lucécie, et que tu fausses compagnie à ta garde personnelle. »
Elle allait au-delà de mes attentes. L’entendre parler avec l’assurance qu’elle avait dans son rôle de détective suffisait à me convaincre. Tout ça n’en restait pas moins étonnant, mais l’idée d’avoir pu tomber dans le panneau me révulsait.
Ellébore : « Tu ne veux vraiment pas rentrer pour qu’on en discute ? Tu as l’air d’avoir froid. »
La première idée de réponse qui me vint à l’esprit fut de l’ordre du refus.
Et si c’était un piège pour me forcer à rester dans la ville… ?
Je clignais des yeux en réalisant l’étrangeté de cette pensée.
Bien sûr que non… Pourquoi la soupçonnerai-je, elle… ? Qu’est-ce qui m’arrive, bon sang ? C’est Ellébore. Évidemment qu’elle ne me veut aucun mal…
Le silence qui précédait ma réponse était inquiétant du point de vue de la jeune fille.
Je fis signe à mon chauffeur que je restais un peu plus longtemps.
On se retrouva tous deux dans le salon, autour de la table basse où s’entassaient les fiches sur lesquels le docteur consignait tout sur ses patients.
Ellébore me servit à boire et essaya de me mettre à l’aise.
Ellébore : « Je pense que nous devrions en parler à monsieur Von Schweizig. Si l’on peut encore faire quelque chose pour annuler ce sort, alors il vaut mieux s’adresser à un expert. »
Je réfléchissais à son idée, bien qu’une partie de moi peinât à se concentrer. Je me sentais toujours aussi mal.
Lucéard : « Un sortilège de cette ampleur peut-il vraiment être contrecarré ? Cette magie est singulière, peut-être qu’il faudrait mettre la main sur son utilisateur pour pouvoir y faire quelque chose. »
La demoiselle se voulait rassurante.
Ellébore : « Grâce à ton sens de l’observation, tout ce petit groupe est de notoriété publique dans le duché, s’ils y sont encore, ils se feront attrapés en moins de deux. »
Lucéard : « J’espère que tu dis vrai… »
Je fixai la table, l’air fatigué, tout en réfléchissant à comment je pouvais transmettre à Ellébore ma gratitude. Elle m’avait fait confiance quand j’en avais le plus besoin.
Mon œil venait d’être attiré par un nom familier sur l’une des feuilles. Ma respiration s’accéléra lentement.
Lucéard : « Ellébore… Ma cousine Eilwen est déjà venue ici ? Il y a son nom sur un document de ton père. »
Cette question à première vue anodine cachait un certain inconfort. Je cherchais à dissiper ce mauvais pressentiment.
Hélas, l’air paniqué d’Ellébore m’inquiétait davantage.
Ellébore : « N-ne lis pas ça, Lucéard ! Tout ce qui est écrit ici fait partie du secret médical. Ta cousine a dû demander à être auscultée pour une raison ou une autre pour passer le temps quand elle te rendait visite. »
C’était une belle tentative de rattrapage, mais, bien que j’essayais d’y croire, j’étais de plus en plus méfiant.
Lucéard : « Il est vrai que cette semaine… Ils ont dû en passer du temps ici… »
Ellébore : « … »
Elle n’était pas à l’aise, comme si le voile n’était qu’à un fil de tomber.
Lucéard : « Tu as bien parlé d’une seconde tentative d’assassinat, n’est-ce pas ? »
Ellébore : « O-oui, c’est ça. Dès le lendemain de la première. »
Lucéard : « J’imagine que ça explique les travaux dans la rue d’à côté. Il y a eu de la casse… Dis, ma famille n’était tout de même pas venu me rendre visite à ce moment-là ? »
Ellébore : « … »
Le temps qu’elle mit à décider si elle s’en tenait à la vérité ou non était trop long pour que je puisse l’ignorer. Mon ton devint plus sévère.
Lucéard : « Ils y étaient. Et Eilwen a été blessée. »
Le regard tout sauf amical que je lui lançais lui fit perdre son calme.
Ellébore : « Je… »
Je tirai la fiche d’un coup sec, ignorant sa précédente mise en garde. Je me mis à la lire, jetant de temps en temps un coup d’œil hostile dans la direction d’Ellébore.
Lucéard : « Qu’est-ce que ça signifie ? »
Ellébore : « S’il te plaît, Lucéard… Repose-ça… »
Lucéard : « Troubles psychiques ?! »
Cette violence dans ma voix la fit sursauter. Le prince plein de sang-froid et de retenue qu’elle connaissait avait résolument disparu. Ce visage impitoyable qui la fixait la poussa à parler.
Ellébore : « Eilwen a reçu une attaque par la femme aux pouvoirs psychiques ce jour-là… Et pour l’instant, elle souffre de la condition qui est décrite ici, mais- »
Lucéard : « Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?! »
M’écriai-je en me levant d’un bond, exaspéré.
Je lisais les dernières lignes silencieusement après ce cri avant de laisser la feuille retomber au sol.
Je me mis à rire. Un rire encore contenu, mais extrêmement vibrant, comme si cette plaisanterie était vraiment des plus élaborées.
Lucéard : « Alors c’est ça que tu appelles ne pas trahir ma confiance ? »
Le lourd jugement qui pesait sur elle l’attristait plus qu’autre chose.
Lucéard : « De quoi avais-tu peur, au juste ? De moi ?! »
Je finis par la regarder une dernière fois avec un dégoût non dissimulé.
Lucéard : « Je fais vraiment mieux de rester seul. »
Sur cette conclusion que j’avais atteinte, je repartis, furieux.
Ellébore : « Lucéard, attends ! »
Sa voix, nouée par l’émotion, ne parvint pas à m’atteindre, et sa main chercha elle aussi à m’arrêter. Mais, d’un revers de la mienne, je la repoussai violemment.
Lucéard : « Adieu. »
La porte claqua sous son nez.
La jeune fille était à présent seule dans son salon, et se tenait la main, dont le dos avait rougi tant le rejet avait été fort.
-7-
Ellébore
J’étais seule dans le salon. Je ne réalisais toujours pas ce qui venait de se passer.
J’entendis quelqu’un s’approcher rapidement. La porte s’ouvrit une fois de plus pour faire place à Ceirios.
Ceirios : « Ellébore ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?! C’était quoi ces cris ? »
L’apprenti chevalier avait pu entendre que quelque chose de grave s’était produit. Et quand il m’aperçut, il en eut la confirmation.
En face de lui, la fille du docteur avait les larmes aux yeux et continuait de fixer l’origine de la douleur.
Ellébore : « … »
Alors que le brouhaha s’intensifiait dans l’entrée, mon père sortit de la salle de soin, et comprit immédiatement la situation. Il fit irruption dans la pièce voisine et me prit dans ses bras.
Lloyd : « Mon sucre… »
Ellébore : « Papa… »
Ceirios assistait à cette scène, peiné.
Lloyd : « Je suis désolé que les choses se soient passées ainsi. Mais le Lucéard que tu as connu a eu recours à des magies interdites… Et maintenant, il ne sera probablement plus jamais le même. »
Je comprenais enfin le sens de l’étrange attitude de mon père envers Lucéard. Il s’était rendu compte que quelque chose n’allait pas chez lui. Depuis hier, je m’en doutais aussi. Et je pensais qu’en restant naturelle avec lui, tout reviendrait à la normale rapidement.
Je me trompais. Et à présent, il était parti.
Je m’écartais de son étreinte après en avoir suffisamment profité.
Lloyd : « La magie noire est un poison pour l’âme. C’est terrible, mais le plus important pour moi est qu’il ne t’ait pas fait de mal. J’ai de la peine pour ce garçon, mais il valait mieux pour toi qu’il ne t’approche plus de toute façon. »
Il fronça les sourcils, étonné.
Lloyd : « Mais… Qu’est-ce que tu fais ? »
J’enfilais des chaussures, et regardais à droite et à gauche pour faire le point. Puis je lui répondis.
Ellébore : « Je pars à sa poursuite évidemment. Il n’y a pas une seconde à perdre. »
Les deux personnes qui me fixaient avec des yeux ronds n’en revenaient pas.
Lloyd : « Enfin, tu n’es pas sérieuse ? Tu as bien vu par toi-même ce qu’il est en train de devenir ! C’est beaucoup trop dangereux. »
D’un regard, il se rendit compte qu’il était déjà bien trop tard pour que je revienne sur ma décision. Mes yeux étaient encore humides, mais une résolution sans faille y brillait.
Ellébore : « Raison de plus. Il n’a jamais autant eu besoin d’être sauvé que maintenant. Ça nous fait un problème de plus à régler, mais j’ai la conviction que si on renonce à celui-ci, alors rien ne s’arrangera plus jamais. »
Ceirios : « … »
Le garçon semblait plus intrigué que réticent.
Ellébore : « Je suis désolée de devoir partir une fois de plus, Papa… Mais il a besoin d’aide ! Je suis sûre que tu peux me comprendre ! C’est toi qui m’as élevée comme ça après tout ! »
Je conclus sur une note de tendresse qui ne laissa pas mon père indifférent. Il en devint solennel.
Lloyd : « J’ai toujours su que tu avais l’âme d’une protagoniste. Mais ne t’éloigne pas de ton pauvre père trop longtemps, mon chouchou. »
Je hochais la tête, rassurée de voir qu’il avait fini par me soutenir.
Ellébore : « Je ferai de mon mieux ! Je ferai en sorte que tu sois si fier de moi que tu seras tout bonnement incapable de m’oublier. »
Lloyd : « C’est un peu tard, pour ça ! »
On s’échangea un long regard, et la situation s’éternisa.
Ceirios : « Et où allons-nous exactement ? »
Questionna à juste titre Ceirios, qui se préparait lui aussi à sortir.
Lloyd : « Oh non. Tu as vu l’état dans lequel tu es, mon garçon ? Tu ne sors pas. »
Pendant que je considérais la question, Ceirios plaidait sa cause.
Ceirios : « Je ne ferai rien d’insensé, mais c’est de la folie de laisser Ellébore partir seule ! »
Je tapais du poing dans ma main, après avoir réalisé.
Ellébore : « Le double du plan ! »
Ma déduction attirait l’attention des personnes présentes.
Ellébore : « Lucéard a pu nous entendre parler de la carte aux trésors que m’a donnée l’astramar. Il pourrait très bien se rendre là-bas pour récupérer ce que nous cherchons avant nous. »
Ceirios était dubitatif, mais mon assurance semblait l’affecter.
Ceirios : « Mais qu’est-ce qui te fait dire que ça l’intéresse ? »
Je fixai les nombreux documents qui se trouvaient sur la table basse.
Ellébore : « Le double que j’avais laissé ici… Il a disparu. »
C’était certain à présent. Lucéard en était venu à convoiter la même chose que moi, et nous savions où il se rendait.
Les patients se firent bruyants, et râlaient pour attirer l’attention du docteur.
Avant qu’il ne dût repartir, le docteur me lança un air inquiet.
Je lui répondis en me jetant sur lui, me cramponnant bras et jambes.
Ellébore : « Tout ira bien, c’est promis ! »
Il me serra dans ses bras à nouveau.
Lloyd : « Tu as raison. Malgré tout ce qu’on dit sur l’irréversibilité de la magie noire, j’ai toujours été certain qu’il n’y avait pas de mauvaises raisons de venir au secours des autres. Et a fortiori, je ne devrais pas te décourager de venir en aide à ton ami, mon cœur. »
On restait quelques instants ainsi. Je me sentais déjà bien mieux quand mes pieds touchèrent le sol.
Ceirios m’attendait déjà dehors, prêt à l’action, malgré tous les bandages qui le recouvraient.
Ceirios : « Allons-y, on a une princesse en détresse à secourir ! »
Je soupirai face à l’attitude effrontée du garçon.
Ellébore : « Je t’ai connu plus respectueux, Ceirios. »
Après des adieux difficiles avec mon père, nous partions vers la Confrérie dans l’espoir que mes maigres économies me permettent d’aller dans le comté voisin. Le comté de Mélosdyne, qui devait évidemment son nom à sa ville principale, mais qui faisait office d’exception puisque le comte et sa famille n’y vivaient pas. Ils avaient préféré la tranquillité de l’aujourd’hui importante Aubespoir. Mais notre destination était une ville minière à l’Est de ce comté du nom de Gorwel.
Sans que je n’en devine la raison, Ceirios semblait aussi déterminé que moi à porter secours à Lucéard. Assise à côté de lui, je jouais nerveusement avec mes mains pendant le trajet. L’endroit indiqué sur mon plan était une grotte. Une grotte autrefois minière qui avait été scellée et abandonnée après l’apparition de monstres dans ses profondeurs. S’il fallait s’attendre à ce que Lucéard soit une menace pour nous, on pouvait penser qu’il était lui-même en danger. De plus, nous devions absolument l’empêcher d’utiliser l’objet que je convoitais. Dans l’état dans lequel il était, qu’en ferait-il ?
La ville finit par nous apparaître. L’architecture aux briques apparentes était certainement propre à cet endroit, et faisait en grande partie son charme.
La calèche s’arrêta à notre grande surprise. Nous étions pourtant toujours au milieu de la route.
Le garde sut d’instinct qu’il était temps de sortir. La seule explication à cet arrêt soudain était un incident sur la voie.
Ceirios : « Sois sur tes gardes, Ellébore ! »
S’exclama-t-il en jaillissant hors du véhicule. Je le suivis de près, et regardais en premier derrière nous.
Ellébore : « Ce vieux chariot nous a suivi depuis notre sortie de Lucécie. »
Ceirios : « Tu penses que… ? »
Ellébore : « Je n’en sais rien, mais… »
De ce chariot sortit une grand-mère et ce que j’identifiais comme ses deux fils, ou petit-fils.
Ellébore : « J’ai dû me faire des idées. »
Des gens passaient à côté de nous en toute hâte, la rue était agitée.
J’ai comme une impression de déjà-vu.
Des hommes en armure allaient à contre-courant, armes à la main.
Ceirios : « Je suis prêt à parier que ce qui se passe là-bas n’est pas sans rapport avec notre bon prince. »
Le garçon repéra un homme qui s’apprêtait à croiser notre route.
Ceirios : « Monsieur, excusez-moi ! Que se passe-t-il, là-bas ? »
Villageois : « Un carrosse a été attaqué ! Et des bandits ont commencé à se battre entre eux sur la place minière ! »
Ceirios : « Ne vous en faites pas monsieur ! Les renforts sont là ! »
Villageois : « Merci à vous ! »
Je suivais Ceirios qui ne perdit pas son temps pour accourir vers la place en question. Je pris un ton réprobateur.
Ellébore : « Rappelle-toi ce qu’on a dit, Ceirios ! Pas de combat pour toi ! »
Connaissant sa personnalité, c’était peu probable qu’il se contrôle.
Ceirios : « J’éviterai au maximum d’utiliser de l’électricité, mais si je peux sauver quelqu’un, je le ferai. Tu peux me faire confiance, je ne ferai rien d’insensé ! »
…Confiance…
Je soupirai en repensant aux événements de cette matinée.
J’ai peut-être eu tort de lui cacher… Je pensais que ce serait moins inquiétant pour lui s’il constatait par lui-même plutôt que se faire des idées sur l’état de sa cousine, et puis… Et puis, j’espérais que d’ici qu’il soit au courant…
Ceirios : « Quelque chose ne va pas ? Enfin, je veux dire, en plus de tout ce qui ne va pas actuellement. »
Ellébore : « Je- »
Avant de répondre à ses inquiétudes, je vis les deux grands gaillards nous dépasser. La grand-mère était sur l’épaule d’un d’entre eux. Ces gens nous avaient résolument suivis. Ils n’étaient pas étrangers à ce qui se passait sur la place, j’en avais la conviction.
Ellébore : « Suivons-les ! »
Le relief qui cernait l’Est de la ville était à présent tout proche de nous. Le commerce proliférait sur cette place puisqu’elle était fréquentée par tous ceux qui travaillaient dans les mines que l’on pouvait voir au loin. Néanmoins, tout le monde avait déjà évacué, et il ne restait plus que des visages familiers. En particulier l’un d’entre eux.
Ellébore : « Baldus ?! »
Le guerrier à la dague était accompagné de ces deux compagnons que j’avais rencontrés en même temps que lui, après l’affaire de l’exécution.
Et en face de lui…
Mandresy : « À ce rythme là, tu ne tiendras pas plus longtemps que la dernière fois ! »
Frem : « Ces enflures sont faits en quoi ?! »
Ceux que j’identifiai comme des alliés étaient déjà mal en point.
Laukai : « Vous ne pouvez blâmer que votre propre incompétence. Les traîtres de votre espèce ne pourront connaître que l’opprobre, la défaite, et le trépas. »
L’homme qui dissimulait entièrement son corps sous des fripes noires portait un long sabre qui vint frapper les deux lames du troisième allié de Baldus.
Nÿzel : « Avec cette demoiselle dans les parages, on est complètement désavantagés. »
Je me rendais à présent compte que les mouvements du bandit dégarni étaient entravés par une force invisible.
Alaia : « Moi qui rêvais du jour où je pourrais vous réduire en miettes. Vous m’avez rendu service en vous liguant contre notre organisation. Je peux enfin vous massacrer avec le consentement de Musmak ! »
Baldus fut projeté par l’épaule du semi-géant qui venait de le heurter de plein de fouet.
Ceirios le rattrapa, et dérapa de quelques mètres en arrière.
Ceirios : « Alors comme ça tu remets ça sans moi ! »
Baldus se tourna, surpris d’entendre cette voix.
Baldus : « Mais qu’est-ce que tu fous là, l’rouquin ?! »
Il m’aperçut ensuite.
Baldus : « Toi aussi, Ellébore ?!
Ellébore : « Mais bien sûr… »
Je pensais comprendre la situation dans laquelle nous étions. La dernière fois, Baldus n’avait pas attaqué un ancien complice sans raison. Tous ceux qui avaient été congédiés pour avoir échoué à retenir Lucéard ne s’étaient pas simplement retirés. Tout indiquait qu’ils s’étaient carrément retournés contre leur organisation. Ce qui voulait dire que les gens du carrosse qui nous suivaient…
Mamie : « Pas de quartier, les garçons ! »
Brakmaa : « Enfin de l’action ! »
Duxert : « Guetter les méchants gros nuls dans un buisson, c’est fini ! »
Ceux-là semblaient impatients d’en découdre. La grand-mère derrière eux dégageait une autre aura que lorsque je l’avais aperçue pour la première fois.
Elle lançait un regard noir à l’esper.
Nÿzel : « Mamie, on peut dire que tu tombes à pic ! »
Frem : « Maintenant qu’on est au complet, vous allez voir comme c’est marrant d’être en infériorité numérique, bande de pourritures ! »
Brakmaa : « Je veux m’occuper du gros musclé qui pleure, Mamie ?! »
Duxert : « Oh oui, Mamie ! Le monsieur qui pleure, je veux le frapper ! »
Lothaire : « … »
Ce dernier ne semblait pas affecté par la provocation involontaire des deux hommes.
Baldus : « Qu’est-ce que vous faisiez avec Mamie et ses deux gars ? Non, plus important : qu’est-ce que vous foutez ici, bon sang ? »
Le bandit qui avait vécu sous mon toit pendant un temps ne s’attendait pas à voir de tels renforts.
Ellébore : « Nous sommes à la poursuite de Lucéard ! Tu sais où il est parti ? »
Le carrosse accidenté sur la place était manifestement vide. Le prince avait pu s’enfuir. Mais où ?
Baldus : « Il est descendu par ces escaliers là-bas… »
Il avait encore des choses à dire, mais une douleur à son épaule l’interrompit. Je venais à peine de remarquer la large lacération qui était à l’origine de tout ce sang qui coulait le long de son bras.
Ceirios : « Tu t’es fait blessé par le gars au sabre avant même qu’on n’arrive ? »
Se moquait presque Ceirios en constatant à son tour la blessure.
Baldus : « Non… »
Je compris dans sa réponse ce qui allait suivre. Mais l’idée qu’il le dise réellement me terrifiait.
Baldus : « C’est le prince… »
Ceirios déchanta en entendant ces mots.
Baldus : « Vous savez quelle mouche l’a piqué ? On est arrivés juste à temps pour lui porter secours, et je l’ai engueulé parce que cet inconscient est sorti de la ville, même si on s’y attendait… Mais, il a commencé à se défendre, contre tous ceux qui l’approchaient, y compris nous. Sa magie était différente de la dernière fois… »
Il se reprit, avec amertume.
Baldus : « En fait, tout était différent chez lui. C’est limite si je l’ai pas reconnu qu’à sa tenue. »
Je restais un instant à fixer mes pieds, avant de plonger mon regard dans celui de Baldus.
Ellébore : « Soyez prudents ! »
Sur cette mise en garde, je tournais sur mes talons et fonçais vers l’escalier en question.
Baldus : « Qu-qu’est-ce que tu penses faire, Ellébore ? Reviens ! »
En bas des marches, je regardais tout autour de moi. J’étais seule. Ceirios avait dû se retrouver mêlé au combat. Probablement qu’il valait mieux se concentrer sur les ennemis de la surface, pour que tout le monde puisse venir au secours de Lucéard ensuite.
Néanmoins, je me retrouvais là, au pied de montagnes rocheuses, face à un mine dont l’entrée qui avait été condamnée venait d’être ouverte à nouveau. Cette vision ne laissait pas de place au doute. Il n’y avait pas d’activité humaine ici, et ce trou béant qui n’aurait jamais dû se rouvrir m’invitait. Je n’avais pas d’autre choix que de m’enfoncer dans sa pénombre.
Lucéard, tiens bon…
Déjà loin de là où je me trouvais, dans une galerie où plus aucune lumière ne pouvait subsister, une unique lueur jaune se profilait dans les ténèbres.
Au milieu de cadavres monstrueux, un jeune homme se tenait debout, seul.
Enjambant une aberration démembrée, il continuait sa descente. Un sourire déformait son visage.
Lucéard : « L’orbe sera mienne… »
Bien plus profondément encore, une sphère de verre aux proportions parfaites attendait dans la pénombre. Sa douce lueur éclairait à peine la plus large caverne de ce souterrain.