Nefolwyrth
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Chapitre 21 – Un quartier paisible
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-1-

Eilwen attendait dans le hall avec sa sœur.

Eilwen : « Je ne comprends pas… C’est bientôt l’heure du déjeuner, mais il n’est toujours pas là. »

Deryn suivait son aînée des yeux tandis que cette dernière faisait les cent pas.

Deryn : « Ne t’en fais pas trop, Eilly. Il a l’air de savoir se débrouiller. »

La jeune fille avait beau penser ce qu’elle disait, elle tenait son bras, et se montrait tout aussi nerveuse que sa sœur.

Eilwen : « Oui, je sais bien. Il a juste dû être retenu plus longtemps, mais… J’ai comme… »

Deryn : « Quelqu’un arrive. »

Intéressées, les deux filles concentraient leurs attentions sur les portes du hall, toujours ouvertes à cette heure de la journée.

Illiam : « Deryn, Eilwen ? Que faites-vous là, le déjeuner va bientôt être servi. »

Eilwen : « Nous attendons Lucéard. Il devrait pourtant être rentré, non ? »

Son inquiétude se transmit aussitôt à mon père.

Illiam : « En effet, ce n’est pas le genre de Monsieur de Sendeuil d’inviter ses convives à déjeuner chez lui. »

Un garde rentra précipitamment dans le hall, essoufflé.

Garde : « Mon duc, vous étiez là ! »

L’attention des trois membres de ma famille se tournait vers lui. Ils craignaient déjà le pire.

Illiam : « Oui, je suis rentré. Parlez donc. »

L’homme en armure répondit en s’inclinant le plus bas qu’il ne put.

Garde : « Votre fils, mon Duc ! Le Prince Lucéard… ! »

Eilwen ouvrit grand les yeux, elle sentait arriver la nouvelle comme une flèche en plein cœur.

Deryn serrait ses mains l’une contre l’autre, retenant sa respiration.

Garde : « Il a été retrouvé sur la route vers Verte-Lisière, presque aux portes de la ville ! Il semble qu’il ait été attaqué par des criminels utilisant poisons et magies ! Il a été emmené de toute urgence chez le docteur Ystyr. Je suis navré, mon Duc ! »

Porter toute la responsabilité de ce message faisait trembler la cuirasse du jeune homme. Mon père essayait de conserver son calme.

Illiam : « Que-que voulez-vous dire ?! »

Deryn : « Non… »

La jeune fille tressaillait à son tour. Elle ne savait pas si elle devait comprendre ce que la raison suggérait. Elle était terrorisée.

Eilwen : « C-comment va t-il ?! »

Élevant la voix, à la surprise du garde, Eilwen refusait d’y croire. Il ne l’avait pas encore dit, après tout.

Garde : « Quand je suis parti, il était entre la vie et la mort, je n’en sais pas plus ! Mon Duc ! Mesdemoiselles ! »

Il s’inclina encore une fois, repoussant les limites de la souplesse de son équipement.

La cadette des sœurs regardait l’autre avec ses plus grands yeux, désespérée.

Eilwen, qui d’habitude était très sensible, gardait son sérieux.

Eilwen : « Allons le rejoindre ! »

Mon père, qui semblait absent après avoir entendu le fin mot de l’histoire, revint à ses esprits en entendant sa nièce.

Illiam : « Tu as raison. Nous partons ! Vous, prévenez le comte Nefolwyrth. »

Après un bref garde-à-vous, l’homme en armure s’empressa de partir vers la salle de réception.

Ces trois-là partirent dans l’autre direction, le cœur serré.

-2-

Ellébore

Baldus : « En vrai, c’est pas aussi impressionnant que t’as l’air de le croire. La plupart de ces groupes ne montent même pas la garde. »

Ceirios et Baldus avaient déjà pris l’habitude de monopoliser le canapé de notre salon, et discutaient. Leur convalescence ne faisait que commencer, mais ils se sentaient déjà ici chez eux.

Ceirios : « J’ai toujours entendu dire qu’ils étaient sur leur garde en permanence. »

Baldus : « Ben, pas tant que ça. Enfin… Hm, ça dépend. »

Ceirios : « T’as pas l’air crédible ! »

Baldus : « Tu m’cherches ? »

Depuis l’étroite cuisine, dans un renfoncement de la pièce, je fis irruption, tout sourire, une théière dans la main.

Ellébore : « Eh, vous deux, j’ai fait du thé, vous en voulez ? »

Baldus : « Berk ! »

Ceirios : « Je… Sans façon. »

Je soupirai face à leur grimace de dégoût.

Ellébore : « Vous non plus, Ceirios ? Ooooh… Ni Baldus ni moi n’aimons ça, mais je me suis dit que peut-être… »

Baldus : « T’espérais que j’en prenne aussi pour l’encourager ? Tu rêves, gamine. »

Ceirios : « Hm… Bon, allez, je vais quand même goûter ! »

J’appréciai son attention et lui souris.

Ellébore : « Ne vous forcez pas. Mon père et les autres patients n’auront aucun mal à le boire. »

Baldus se redressait légèrement, l’air sérieux.

Baldus : « Vous entendez ? Y a de l’animation dehors. »

On frappa impatiemment à la porte.

Ellébore : « J’y vais ! »

Annonçai-je, avant de poser le service à thé sur la table basse. Nos visiteurs n’étaient pas de simples patients pour toquer avant d’entrer.

J’ouvris la porte pour découvrir un visage familier, accompagné de toute son équipe.

Ellébore : « Monsieur Endurnyjun, bonjour ! Cela fait un bout de temps ! »

Maulva Endurnyjun, le légendaire guérisseur de la Guilde de Lucécie ne venait clairement pas pour une visite de courtoisie. Le jeune homme tout de blanc vêtu, dont la peau pâle, les cheveux argentés et la voix douce lui conférait toute la pureté qu’on attendait du plus célèbre mage-soigneur de la ville semblait contrarié.

Maulva : « Bonjour Mademoiselle. Je ne veux pas vous alarmer, mais nous avons un blessé qui a besoin de soin immédiatement. C’est une question de vie ou de mort. »

Il avait dû juger qu’il n’avait même pas le temps de ramener ce blessé dans sa propre salle de soin, et m’avait transmis l’urgence de la situation.

Ellébore : « Faites-le entrer ! »

J’ouvris la porte à gauche de l’entrée.

Ellébore : « Papa, on a un blessé urgent ! »

Il hocha la tête, et je laissais alors place au groupe qui venait d’envahir la salle d’attente. Je refermai la porte du salon derrière moi.

Ceirios : « Alors, qu’est-ce qu’il se passe, Mademoiselle Ystyr ? »

Ellébore : « Quelqu’un a dû se blesser gravement dans le quartier, ou au sud de la ville. »

Baldus : « … »

Ce genre de choses arrivait régulièrement, et je ne parvenais pas à m’en soucier autant que les premières fois. Néanmoins, Baldus me parut soucieux.

Ceirios : « Cette ville est de moins en moins sûre ! Ah ! J’aimerai tellement reprendre mes fonctions ! »

On entendait beaucoup d’éclats de voix depuis la salle de soin, je me sentais malgré tout mal à l’aise.

Après quelques dizaines de minutes, le moment que nous attendions tous la boule au ventre eut enfin lieu. Mon père sortit de la pièce, s’excusa brièvement aux patients en attente et ouvrit la porte du salon. Il était livide, et quelque peu essoufflé.

Ellébore : « Papa ! Comment va-t-il ? »

Je parlais au nom de nous trois, qui fixions le médecin avec beaucoup de sérieux.

Lloyd : « C’est… C’est un miracle… »

Je finis enfin par me permettre de sourire.

Lloyd : « Je n’arrive pas à croire qu’il puisse être en vie dans son état. J’espère que tu ne l’as pas vu entrer, c’était vraiment douloureux à voir. Ton ami est vraiment plus robuste qu’il en a l’air. »

Hein… ?

Ellébore : « M-mon ami… ? »

Baldus grimaçait.

La panique me gagnait.

Lloyd : « Oh… »

Alors… Ce mauvais pressentiment… !

Mon père ne savait plus où se mettre.

Lloyd : « Le blessé en question… En fait… Ma puce, c’est… C’est Lucéard. »

Mon cœur fit quand même un bond en l’entendant de sa bouche.

Ellébore : « Que-que lui est-il arrivé ?! »

Mes joues avaient rougi en une fraction de seconde, et l’éclat de voix qui m’échappa alarma toutes les personnes présentes.

Lloyd : « S’il te plaît, mon cœur, calme-toi… »

Ellébore : « Je peux venir le voir ? »

Je touchais mes mains nerveusement. Je voyais à la réaction de mon père qu’il ne voulait pas que je voie ça.

Lloyd : « Il a eu énormément de chance de tomber sur Maulva. Le meilleur des meilleurs est en train de s’occuper de lui personnellement, il ne faut pas le déranger, lui et son équipe. »

Ellébore : « … »

Je ne pouvais pas m’empêcher de trembler, j’étais en état de choc.

Ceirios : « Mademoiselle, reprenez-vous… »

Ceirios s’était levé et m’invitait à m’asseoir sur mon fauteuil.

Lloyd : « Ne t’en fais pas, je te tiendrai au courant de tout ! »

Mon père se voulait rassurant, mais après m’avoir tourné le dos, il repartit prestement vers la salle de soin, le visage grave.

Ceirios : « Allez, allez, ne vous en faites pas, vous avez entendu le doc ? »

Je m’assis en soufflant. Monsieur Dydd me parlait avec délicatesse, ce qui m’aidait à retrouver mon sang-froid.

Baldus : « Un peu de thé te fera le plus grand bien. »

Je souris en coin à Baldus pour le féliciter de son sens de l’humour. J’inspirai profondément et expirai tout mon soûl.

Ellébore : « Je n’arrive pas à y croire… Depuis tout à l’heure, le blessé… C’était Lucéard… »

Je culpabilisai d’avoir minimisé la gravité de la situation. La vie ici m’avait rendue trop distante par rapport à ce genre de tragédie.

Quelques heures passèrent. Peu à peu, les hommes de Monsieur Endurnyjun rentrèrent chez eux.

Nous étions tous les trois sur le qui-vive, mais il n’y avait pour l’instant rien de neuf.

On toqua de nouveau à la porte.

Je me relevai d’un bond.

Ellébore : « Faites que ce ne soit pas un autre blessé. »

Pour mettre toutes les chances du côté d’une éventuelle autre victime, je m’empressai d’aller ouvrir. Je ne m’attendais pas à voir la personne la plus haut placée de la ville apparaître sous mes yeux.

Ellébore : « M-mon Duc ! »

Tous les vieillards de la salle d’attente se raidirent en entendant ces deux mots. Certains se recoiffaient précipitamment.

Illiam : « Mademoiselle Ystyr. Mon fils est bien ici ? »

Il était blafard. J’en déduis qu’on lui avait parlé de la gravité de son état.

Ellébore : « Oui, c’est bien ça ! Entrez donc. Je ne pense pas que nous puissions aller le voir pour le moment.»

Il hocha la tête, passa au milieu des patients immobiles, et rejoignit le salon.

Ceirios : « M-mon Duc ?! »

Baldus : « Ohoh. Bonjour. »

Baldus ne semblait pas impressionné du tout. Il avait déjà été face au Duc après l’évasion de sa sœur.

Toujours dehors se trouvaient deux filles de mon âge, elles hésitaient à entrer, n’y ayant pas été invitées.

Tiens, elles sont avec le Duc ? J’en déduis que ces filles sont…

Ellébore : « Bonjour, n’hésitez pas à entrer vous aussi. Vous devez être les cousines du Prince Lucéard ? »

Elles hochèrent la tête et pénétrèrent à l’intérieur.

Ceirios : « Aah ! Mon rêve se réalise enfin, et c’est dans cet état pitoyable que je rencontre notre bon Duc ! »

L’apprenti chevalier pensait beaucoup trop fort et s’agitait sans raison.

Illiam : « Ne vous en faites pas Monsieur Dydd, vos récents exploits vous honorent. »

Ceirios : « Il… Il connaît mon nom… ! »

Baldus lançait un regard affligé à son voisin de canapé.

J’invitais le Duc à s’asseoir sur mon fauteuil, confuse de n’avoir rien de mieux à lui proposer.

Eilwen : « Excusez-moi… ? »

Ne sachant pas comment s’adresser à moi, la demoiselle aux longs cheveux essayait d’attirer mon attention.

Ellébore : « Je m’appelle Ellébore Ystyr, enchantée, mademoiselle ! »

D’un grand sourire, je lui donnais l’occasion de pouvoir mettre un nom sur ma personne. Elle semblait apprécier.

Eilwen : « Je suis Eilwen Nefolwyrth, tout le plaisir est pour moi. »

Sa présentation était sobre et loin de ce qu’on pouvait attendre d’un membre de la noblesse. Elle dégageait néanmoins une prestance certaine. J’avais déjà entendu des rumeurs sur le comté d’où elle venait. La famille Nefolwyrth était considérée comme humble et particulièrement proche du peuple.

Après m’avoir observée méticuleusement, la seconde enfant se mit à me sourire, comme si je venais de réussir un test.

Deryn : « Je suis Deryn Nefolwyrth, c’est aussi un plaisir de vous rencontrer ! »

Elles sont mignonnes tout plein.

Je les saluais respectueusement.

Ellébore : « Mademoiselle Nefolwyrth, vous aviez quelque chose à me demander ? »

La fille aînée du comte Nefolwyrth se mit enfin à sourire. C’était une jeune fille ravissante et pleine de charisme.

Eilwen : « Appelez-moi Eilwen, s’il vous plaît. Nous avons le même âge, et je saurai si vous vous adressez à ma sœur ou à moi. »

Ellébore : « Entendu, Eilwen. Mais pourriez-vous en faire de même pour moi, ce serait gênant, sinon… »

Elle hocha la tête avec grand plaisir. Sa sœur me fit comprendre d’un regard que ce marché valait aussi pour elle.

Eilwen : « Vous êtes la fille du médecin, n’est-ce pas ? Êtes-vous au courant de l’état de santé de notre cousin ? »

J’étais un peu embarrassée, mais le moment était venu. Le Duc nous écoutait aussi.

Ellébore : « Pour ne rien vous cacher, mon père a parlé de lui comme un miraculé. D’un point de vue optimiste, je dirai que c’est une bonne chose. »

Eilwen : « Oui, vous devez avoir raison… »

Cette jeune fille était vraiment touchée par ce qui était en train de se passer. J’aurai aimé pouvoir la rassurer davantage.

Ellébore : « J’ignore ce qui lui est arrivé, cependant… Mais j’ai l’impression que son état est stable pour le moment. »

Deryn : « Vous parlez comme si vous connaissez bien Lucéard… Se pourrait-il que… ? »

Sans pourtant être une détective dans l’âme, la cadette des soeurs se montrait très observatrice.

Ellébore : « Oui, c’est mon ami… Nous avons vécu quelques drôles d’aventures. J’apprécie beaucoup votre cousin, c’est vraiment quelqu’un de très bien. »

Elles m’avaient assez mise en confiance pour que je leur confie ceci. Après tout, elles étaient de sa famille. Je n’avais pas pensé sur le coup que cela pouvait être perçu comme inapproprié. Avoir des amis parmi le peuple n’était peut-être pas bien vu du tout pour un noble.

Eilwen : « J’ai encore du mal à croire qu’on parle du même Lucéard. »

Sa remarque me surprit. Elle semblait contente pour Lucéard, mais ce sous-entendu m’interpella.

Maintenant que j’y pense, Lucéard m’avait déjà parlé de quelque chose de ce genre.

Ellébore : « Vous ne vous entendez pas bien avec lui ? »

Clairement curieuse d’en savoir plus, je me détachai quelque peu de l’étiquette.

Eilwen : « Ce… Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. »

Elle semblait légèrement gênée, comme si elle prenait elle-même conscience des changements récents.

Ellébore : « Il vous a fait bonne impression cette semaine, je me trompe ? »

Les deux filles étaient bluffées.

Eilwen : « O-oui, c’est possible… »

Deryn : « Quel flair vous avez ! »

La cadette souriait en coin, je montais encore dans son estime.

Ellébore : « Vous n’avez pas lu l’enseigne en arrivant, mentionnant que je suis détective ? »

Je bombai fièrement le torse.

Deryn : « Oh, tout s’explique ! »

Avec un air presque moqueur, Deryn me montrait son respect.

Eilwen : « Vous l’avez remarqué aussi… C’est comme si… »

Eilwen était intéressée par le sujet en cours, et poussa la réflexion.

Ellébore : « …Comme si c’était lié à la disparition de sa sœur… »

Je peinais à aborder ce sujet, il ne laissait pas indifférentes les deux jeunes filles, ni même le Duc. Mais Eilwen fut agréablement surprise par ma déduction.

Eilwen : « C’est de la sorcellerie… ! »

Deryn : « Je pense que tout le monde avait compris jusque-là, Eilly… »

Ajouta sa sœur, qui lui lançait un sourire railleur.

Eilwen : « Tu veux dire que je suis la seule à la traîne, Ryn… ? »

L’aînée désespérait.

Deryn tourna le regard comme si elle ne s’adressait qu’au mur, l’air malicieux.

Deryn : « Et peut-être même que ce changement a aussi un rapport avec cette jolie fille. »

N’ayant pas entendu ce qu’avait marmonné la cadette, je tentais de rassurer sa sœur.

Ellébore : « Vous n’avez pas à vous blâmer. Au fond, ce qui importe c’est que vous lui ayez laissé une autre chance. C’est un exploit de ne pas s’être braqué après tant d’années. »

Eilwen rougissait légèrement.

Eilwen : « Vous pensez ? »

Je lui répondis d’un large sourire, qui s’adressait aussi à sa sœur.

Ellébore : « Oui, vous pouvez être fières de vous. »

Le visage de Deryn eut la même réaction. Elles n’étaient pas sœurs pour rien. Cette dernière continuait de me fixer de ses grands yeux innocents. C’était comme si elle m’avait adoptée.

Deryn : « Avant, il n’appréciait pas beaucoup notre compagnie. C’était plutôt quelqu’un de solitaire. Il était un tantinet désagréable quand il se retrouvait contre son gré avec nous. »

Après m’avoir jugée digne, elle partagea son ressenti avec moi. Eilwen savait bien comment fonctionnait sa sœur, et lui montrait un sourire affectueux. Je voyais pourtant dans son regard un peu de chagrin, je compris rapidement à quoi elle pensait.

Eilwen : « Sa sœur a toujours été un ange, par contre… Bon, de temps en temps, c’était un petit démon, mais… Elle insistait toujours pour qu’on ne laisse pas son frère à l’écart quand on se rendait visite. Avec le recul… Elle avait définitivement raison. Le laisser faire bande à part ne lui rendait pas service. Si… Si je m’en étais rendue compte plus tôt… »

La demoiselle attrapa machinalement son bras. Sa sœur lui lançait un regard amusé.

Deryn : « Dire qu’aujourd’hui tu as attendu un temps fou dans le hall pour cuisiner en tête-à-tête avec ton cousin. Les temps changent. »

Ce n’était pas la première fois que je voyais cet air espiègle dans les yeux de Deryn. Elle n’était peut-être pas aussi innocente que je le pensais. Le réconfort qu’elle apporta à sa sœur fut de courte durée. Eilwen serrait les poings, le menton rentré.

Eilwen : « Tout ce temps où je faisais les cent pas, qu’était-il en train de lui arriver ? Je sais que je ne pouvais rien y faire, mais quand même… C’est si frustrant… »

Ce n’était pas la première fois que je me chargeais de réconforter des visiteurs qui attendaient des nouvelles de leurs proches. Cette fois-ci, c’était une affaire personnelle mais je prenais toujours mon rôle à cœur.

Ellébore : « Comme vous dites, Eilwen, vous n’y pouvez rien. Mais mon petit doigt me dit que vous avez bien pu l’aider, d’un moyen ou d’un autre. »

Eilwen : « Comment ça ? »

Ne voyant pas où je voulais en venir, elle inclina la tête sur le côté.

Ellébore : « Je l’imagine bien se battre crocs et ongles pour pouvoir rentrer chez lui et cuisiner avec sa charmante cousine. »

Je le dis avec tant d’aplomb que je commençais moi-même à y croire.

Eilwen : « Vous êtes sûre ? Qui penserait à des choses pareilles dans un tel moment ? »

Face à l’incrédulité de sa sœur, Deryn sourit en coin et haussa les sourcils en me regardant.

Deryn : « Oh oh. C’est encore l’instinct de détective qui parle ? »

Ellébore : « Affirmatif ! »

C’était un bluff éhonté, mais cela faisait aussi partie du métier.

Deryn : « Hmhm. Par contre, ne dit-on pas “becs et ongles” ? »

Ellébore : « Oh… »

Je ris jaune, ce qui amusa les deux princesses.

-3-

Une porte s’ouvrit précipitamment, mon père était ressorti de la salle de soin, l’air grave.

Lloyd : « Ellébore… »

Nous étions tous pendus à ses lèvres.

Lloyd : « …Il reste du thé ? »

La tension redescendit d’un coup. Tout le monde soupira. Je rougissais de honte.

Ellébore : « Papa, ne nous fais pas des peurs pareilles ! »

Lloyd : « Oh, pardon Ellébore. »

J’apprécie au moins qu’il n’emploie pas de surnom gênant devant nos invités.

Lloyd : « Bonjour les filles, vous êtes des amies d’Ellébore ? Vous pouvez rester dîner, si vous le voulez ! »

Eilwen et Deryn : « Bonjour~ ! »

Qu’elles sont choux.

Lloyd : « Je suis le docteur Lloyd Ystyr, enchanté de vous rencontrer ! C’est si rare de voir ma fille se faire des amis, je suis content que vous soyez là. »

Papa…

Eilwen : « À vrai dire… »

Illiam : « Docteur Ystyr ? »

Paralysé par la prestance de son interlocuteur, mon père se figea sur place.

Lloyd : « M-mon Duc, c’est vrai que j’aurai dû m’attendre à votre venue. Le thé était bon ? »

Le Duc qui jusque-là discutait avec Baldus et Ceirios, tasse à la main, se levait enfin.

Illiam : « Oui. Merci de votre hospitalité. Et merci d’avoir pris soin de mon fils. Vous m’avez l’air anxieux, docteur. Que pouvez-vous nous dire ? »

Sa façon de présenter les choses se voulait rassurante, mais il ne faisait que d’intimider le médecin.

Lloyd : « Ah, vous savez, c’est toujours très intense les premiers soins ! Heureusement, monsieur Endurnyjun était là. Ne vous en faites plus, non seulement il a échappé à la mort, mais il ne gardera peut-être même pas de cicatrice. »

Les deux sœurs se regardaient entre elles, soulagées. Je partageais ce moment avec elles avant de lancer un nouveau regard à mon père.

Je connais assez papa pour savoir qu’il est en train de nous cacher quelque chose, et je dois dire que ça m’inquiète.

Le Duc restait de marbre, il avait de bonnes raisons de ne pas se réjouir trop vite.

Lloyd : « Cependant, il est très anémié et devra se reposer quelque temps. Il serait bon qu’il reste ici pour le début de sa convalescence. Je ne saurai pas vraiment dire combien de temps… Il faut dire qu’il… guérit… Anormalement vite. »

Tiens donc…

Eilwen : « Ce ne serait pas une histoire de magie ? J’ai cru comprendre qu’il savait utiliser la magie musicale. »

Ellébore : « Vous vous y connaissez ? »

Je m’étonnais de la déduction de la jeune fille. Elle agita les mains pour me démentir.

Eilwen : « Non, c’est seulement que dans notre famille, nous avons une affinité exceptionnelle avec cette magie. J’ai toujours entendu dire que notre tante Llynel était particulièrement douée pour ça, donc je me suis demandée… »

Illiam : « … »

Lloyd : « … »

Le sujet avait l’air fâcheux, mais ça n’expliquait pas la réaction de mon père. Il s’était raidit de façon suspecte.

Je me demande ce qu’il cache. Je vais devoir jouer la carte de la fille adorable pour lui soutirer des réponses puisque c’est apparemment son “unique point faible”.

Lloyd : « Attendez un instant ! Mais alors vous êtes les filles du comte Nefolwyrth ?! »

Eilwen : « Exact ! Désolées de ne pas nous être présentées plus tôt. Je suis Eilwen Nefolwyrth. Enchantée. »

Deryn : « Deryn Nefolwyrth. De même, monsieur ! »

Elles firent une charmante révérence.

Lloyd : « Je comprends… Ma fille aime vraiment fréquenter la haute-noblesse alors. Hm, tout s’explique. »

Oooh… Il trouve toujours un moyen de me faire honte.

Je soupirai.

Je lisais dans les yeux de mon père qu’il en avait fini avec les mondanités. Il avait autre chose à annoncer, et nous regardait un à un.

Lloyd : « Vous êtes sa famille… Alors vous avez le droit de savoir. »

Baldus haussait les épaules.

Baldus : « On n’est pas si proches que ça. »

Mais pas toi, Baldus !

Eilwen : « De quoi s’agit-il ? »

Il déglutit.

Lloyd : « On ne m’a pas apporté que Lucéard. Il y a… Il y a une deuxième victime. »

Sans qu’on ne puisse savoir pourquoi, cette nouvelle nous prit tous de court.

Qu’est-ce que ça signifie… ?

L’atmosphère apaisante qui s’était difficilement établie s’en était déjà allée.

Lloyd : « À côté de Lucéard… En fait, de ce qu’on m’a dit, dans ses bras, il y avait un autre garçon, que nous n’avons pas pu identifier. Mais il était déjà trop tard pour lui… »

Eilwen et moi étions déjà en train de pleurer comme des madeleines. Ce fut un maigre soulagement de voir qu’il y avait quelqu’un d’aussi émotif que moi.

Eilwen : « Non… »

Lloyd : « Nous pensons que le garçon est mort quasi-instantanément. Un homme de la guilde nous a dit qu’ils avaient retrouvé une traînée de sang à un kilomètre de là où ils étaient. Il aurait porté Lucéard sur tout ce chemin avant de rencontrer son meurtrier… »

Personne dans l’assistance ne put rester de glace. Nous avions maintenant une idée claire de comment tout cela avait fini.

Ce doit être d’autant plus dur pour toi, Lucéard…

Je me frottais les yeux d’un bras. Eilwen était en train de sangloter dans les bras de sa petite sœur qui lui caressait les cheveux. Cette dernière semblait se recueillir en silence, comme si elle cherchait à ce que sa gratitude aille plus loin que notre monde.

Le Duc semblait avoir accepté la théorie que nous avions tous comprise. Quelque chose semblait l’avoir ému, ce qui m’étonnait du personnage.

Illiam : « Il faut que nous trouvions son identité dans les plus brefs délais et que son corps revienne à sa famille. J’espère que mon fils se réveillera au plus tôt, et que nous pourrons faire la lumière sur cette sordide affaire. »

Lloyd : « Je vous préviendrai dès qu’il sera réveillé. Hélas, comme je vous l’ai dit, c’est difficile à estimer. »

Le regard intense d’Eilwen rencontra celui de sa sœur. Sans un mot, elle comprit les intentions de son aînée.

Deryn : « Nous prolongeons notre séjour, c’est ça ? »

La gorge nouée par la tristesse, cette dernière hocha simplement la tête pour confirmer. J’essayais moi aussi de retrouver mon calme.

Ellébore : « N’hésitez pas à venir ici. Vous pouvez rester à la maison aussi longtemps que vous le souhaitez. …Et même rester manger, d’ailleurs. »

Je ne pouvais que leur apporter ma sollicitude. Je voulais à tout prix les consoler, et elles s’en étaient rendues compte.

Eilwen : « …Merci… »

Deryn : « Oui, merci Ellébore. »

Leur oncle et mon père nous regardaient comme si nous venions de signer un pacte, puis se lancèrent à leur tour des regards chargés de sens.

Illiam : « Des heures sombres s’annoncent une fois de plus. Mais je crois que nous avons sous les yeux de quoi les surmonter. »

Lloyd : « Oui, je vois exactement de quoi vous parler. »

Comme si le gouffre hiérarchique s’était volatilisé, leurs cœurs de père résonnaient entre eux. Ils semblaient s’être compris avant même d’avoir mis des mots sur leurs sentiments. C’était une vision apaisante de voir une complicité naître entre deux personnes aussi opposées.

Lloyd : « Ma puce d’amour ? »

Grr…

Lloyd : « Tu pourrais aller acheter de la viande, s’il te plaît ? Prends ces deux-là avec toi. »

C’était soudain, mais ses raisons étaient claires pour moi. Je hochai la tête.

Ceirios : « Enfin ! »

Ceirios se levait d’un bond, surexcité.

Baldus : « T’as vu comment il nous traite ? Qu’est-ce qui te fait sourire? »

Ce grincheux se leva malgré tout.

Baldus : « M’enfin, on va se dégourdir les jambes ! »

Ellébore : « Ce sera plus amusant tous les trois ! »

Illiam : « Je ne vous ai pas encore remercié d’avoir pris contact avec mon fils et de l’avoir ramené au palais, Mademoiselle Ystyr. »

Constatant l’imminence de mon départ, le Duc en profita pour s’acquitter de ses obligations.

Ellébore : « Tout le plaisir fut pour moi ! »

Il semblait satisfait.

Eilwen : « Au revoir Ellébore ! J’espère qu’on se reverra vite. Et quand tout ira mieux, vous pourriez venir jouer chez nous. Vous êtes une amie de Lucéard après tout. »

Remise de ses émotions, l’attention que me porta Eilwen me touchait. Peut-être qu’après tout, cuisiner avec une demoiselle aussi sympathique qu’Eilwen avait réellement pu motiver ce pauvre Lucéard à se démener.

Ellébore : « J’espère aussi ! Ce serait bien que l’on se voit dans de meilleures circonstances ! »

Deryn : « Dans tous les cas, à bientôt, Ellébore ! »

Même si elle pouvait paraître détachée par moment, Deryn savait aussi se montrer très amicale. Les avoir rencontrées rendaient tout ce qui venait d’arriver plus supportable.

Je les saluais chaleureusement en sortant. Baldus avait profité de ces adieux pour faire des messes basses avec mon père.

Baldus : « Je peux prendre toutes mes armes ? »

Lloyd : « Oui, mais souviens-toi de ce que je t’ai dit. »

Baldus : « J’vous reconnais bien là. On dirait que vous avez compris ce qui nous attend. »

Presque excité par la situation, Baldus congratulait la clairvoyance de mon père. Ceirios les avaient malgré tout entendu, et fronçait les sourcils.

Ceirios : « … »

Nous ne pûmes faire la connaissance du reste de la famille Nefolwyrth qui vinrent pendant notre absence. Le soir, en rentrant, je m’affalai sur mon lit, le regard vers le plafond.

Dire qu’il est là, juste en dessous de moi.

Je me redressais, motivée à nouveau.

Je me sens un peu vidée, mais c’était pour la bonne cause.

Je fixai le bandage autour de mon bras.

Dès demain, il faudra que je commence mon enquête. Rien ne va tant que ceux qui ont fait ça sont en liberté.

Il a dû être interrompu pendant son trajet en carrosse. C’est la première piste à suivre. S’il n’y a pas d’autres victimes à déplorer, alors il faudra toucher deux mots à son chauffeur. Et puis… Quelle idée de se balader sans garde du corps pour un Prince ? Je ne le comprends pas sur ce coup-là.

J’entendais encore le plancher craquer dans la maison.

Et dire que je l’avais pressenti. Mais qu’est-ce que j’aurai pu lui dire ? Je ne pensais pas que quelque chose comme ça… Et puis, c’est peut-être moi qui me fais des idées. Après tout, j’ai encore eu ce désagréable pressentiment tout à l’heure.

Je soupirai. L’histoire de ce jeune garçon me revint en tête.

Tout bien réfléchi, ma véritable priorité plutôt qu’élucider ce meurtre et cette tentative d’assassinat, c’est de faire en sorte qu’il s’en remette vite et bien, sur tous les plans.

Prendre des notes sur mon carnet, à la lueur de la bougie, m’aidait à attiser ma détermination.

Mais je peux faire plus que ça…

Mes réflexions me tinrent éveillée quelques temps, je finis pourtant par m’endormir. Demain j’allais avoir besoin de beaucoup d’énergie…

-4-

La fenêtre de ma chambre ne donnait que sur le dédale de ruelles du sud-est de la cité. Les vieilles maisons de pierre, les unes contre les autres, parfois même par-dessus, empêchaient les rayons de soleil d’atteindre mon lit. Mais la clarté du matin finissait toujours par atteindre mes yeux.

Quelques minutes après avoir émergé d’un sommeil rêveur, je trouvais enfin la force de me dresser. Mes cheveux en bataille recouvraient mon visage. Le nœud n’avait pas tenu la nuit. Je soupirai déjà à l’idée du temps qu’il me faudrait pour les démêler.

Je n’étais pas du matin, et mes yeux peinaient toujours à s’ouvrir. Ce fut d’abord le gauche qui scruta l’intérieur de la pièce. Il y avait là une silhouette indistincte, au pied du lit. L’énergie qui émanait d’elle m’indiquait qu’elle pouvait bondir à tout moment sur moi. Non, elle allait le faire !

Jaillissant comme la foudre, l’intrus se retrouva tout près de moi, et s’exclama :

Lloyd : « Tu as bien dormi, ma puce en chocolat ? »

Le regard idiot qui lui collait au visage n’était pas près de se détacher. Je n’aurai pas eu le cœur de briser son enthousiasme de si bon matin.

Ellébore : « Oui, papa ! ~ »

Son faciès se décomposa encore davantage, comme s’il fondait d’amour.

Lloyd : « Très bien, je vais aller ouvrir aux patients alors. Je t’ai acheté des viennoiseries pour ce matin, elles t’attendent en bas, régale-toi ! »

Il repartit de ma chambre sur ces mots, et semblait flotter dans les airs avec légèreté, tout en fredonnant un air familier. Il me donnait l’impression d’avoir déjà réussi sa journée, rien qu’en entendant mes premiers mots de celle-ci. C’était une scène plus qu’habituelle.

Le plus souvent, je me couchais au plus fort de ma détermination, après avoir accumulé toutes sortes d’impulsions extérieures dans la journée. Et le lendemain, les idéaux qui brûlaient en moi la veille sommeillaient à nouveau. Néanmoins, ce matin, je reconnus assez tôt qu’ils avaient perduré, survécu à la nuit, et qu’ils me donnaient la force de me hisser sur mes deux jambes. Mais surtout…

Notre Duc a dû payer une partie des soins en avance, ce qui veut sûrement dire que ces prochains jours, le petit-déjeuner sera exceptionnel !

Je me brossais les cheveux en quatrième vitesse, les attachaient fermement, m’habillai pour une chaude journée, et après avoir pris soin de mon hygiène corporelle, je pus enfin dévaler les escaliers à toute vitesse, dans l’espoir que mon repas soit encore là.

Les deux convalescents étaient déjà en train de se goinfrer.

Baldus : « J’y pense, tu m’as toujours pas dit d’où vient ton bras bizarre. Tu croyais que j’allais oublier, avoue ! Allez parle maintenant ! »

Ceirios : « Ah ! Comme si j’allais le dire à un type de ton espèce ! Mais bon, si tu me racontes ce que tu faisais avec un groupe de bandits de classe S, je pourrais éventuellement reconsidérer… »

Baldus : « Eh, oh ! Ça prend pas ! »

Je les regardais en retrait, le sourire en coin.

Depuis quand sont-ils devenus aussi proches ? Ça ne fait que deux jours…

Ils arrêtèrent leurs chamailleries en se rendant compte de ma présence.

Ellébore : « Bonjour Baldus, bonjour monsieur Dydd ! »

Baldus : « Salut. »

Ceirios : « Bonjour mademoiselle. Vous êtes encore rayonnante, aujourd’hui ! »

Ellébore : « A-ah… Merci… »

Je rougissais face à cette salutation inattendue. Notre nouveau colocataire était plus agréable que ce vieux grincheux de Baldus, qui riait grassement.

Baldus : « Ah ! C’est quoi ces répliques de chevalier au rabais ? »

Ceirios : « C’est comme ça que doivent se comporter les chevaliers, et toute personne décente, pour ta gouverne ! »

Baldus : « Et gnah, et gnah ! Cause toujours, nabot ! »

Je m’assis entre eux et commençai à me remplir la panse à mon tour.

Ellébore : « Oh, quel délice ! »

Sous leurs regards intrigués, j’engloutissais voracement ce qu’ils avaient épargné.

Ellébore : « Je vais faire une sortie en ville là tout de suite. Je dois passer chez l’alchimiste, et après, j’aimerai bien aller rendre visite à Lifandi Rokk à la Guilde. Et si j’ai le temps, il faudra que j’aille à la Confrérie des chauffeurs. Vous voulez m’accompagner ? »

Ces deux-là étaient en forme et je devinais d’avance leur réponse.

Ceirios : « Attendez, Le Lifandi Rokk ? “L’homme qui survit, encore et toujours”, le numéro 3 de la Guilde de Lucécie ? Vous pensez pouvoir obtenir une audience ? Il ne fait toujours que courir partout à ce qu’on dit. On est pratiquement sûr de ne pas le voir. »

Ellébore : « Lui et son équipe ont retrouvé Lucéard et le garçon dont nous ignorons le nom hier soir. Si on ne le trouve pas, on pourra toujours tenter le coup avec Monsieur Endurnyjun qui les accompagnaient hier. Mon père m’a dit qu’ils avaient vu celui qui a fait ça. »

Baldus : « Gamine. »

Le ton étrangement sérieux de Baldus attira notre attention. Ce plaisantin invétéré me fixait, l’air grave.

Baldus : « Ton flair de détective te dit pas que tu devrais éviter de te mêler de cette affaire ? »

C’était une menace ? Mettait-il ma résolution à l’épreuve ? Quoi qu’il en soit, il ne me quittait pas des yeux.

Ellébore : « Ce n’est même pas une question de flair. Si je ne fais rien, je le regretterai amèrement. »

Me voir aussi sérieuse n’était pas non plus l’affaire de chaque jour. Ceirios ne savait pas trop quoi répondre pour désamorcer la situation.

Baldus : « Eh. Je peux pas dire que je m’y attendais pas. »

Il finit par se lever, l’air détendu. J’en déduis qu’il tolérait mes actions pour le moment.

-5-

Bien assez tôt, nous nous rendions chez Drevo. C’était ainsi que tout le monde appelait l’alchimiste de l’avenue courbe. Sa boutique était un peu encombrée, mais tout à fait charmante. De drôles d’odeurs en émanaient, me ramenant en enfance.

L’homme d’un certain âge et d’une petite taille, le visage allongé, et le nez proéminent, discutait avec un illustre personnage, vêtu de brillants apparats.

Drevo : « Bonjour Ellébore. Tu n’arrêtes pas de grandir, dis donc ! »

Je lui souris affectueusement.

Ellébore : « Bonjour, Drevo ! »

Drevo : « Tu as toute une escorte avec toi, dis-moi ! »

Le client à la présence immanquable se tournait vers nous. Tout annonçait un grand homme. Je l’avais déjà vu, sa mystérieuse moustache frisait comme pour former de petites binocles. Il était bien portant, et ravi de nous voir. Un tel accoutrement, je ne pouvais que le reconnaître.

Ellébore : « V-vous êtes bien le mage de la Cour ducale, Archibold Von Schweizig ? »

Son embonpoint avait permis à sa peau de conserver une certaine jeunesse, mais il dégageait l’aura d’un gentil grand-père.

Archibold : « Ah ! En effet, jeune fille ! J’ignorais que mon visage était familier auprès de la jeune génération ! »

Ceirios aussi était épaté. Le troisième d’entre nous était totalement indifférent.

Ellébore : « Je ne m’attendais pas à croiser quelqu’un comme vous dans un tel endroit. »

Drevo : « Dis donc ! Parle pas de ma boutique comme ça ! Enfin… Je comprends ce que tu veux dire. »

Son agitation avait soulevé suffisamment de poussière pour qu’il cesse de se voiler la face. Le mage de la Cour riait paisiblement.

Archibold : « Oui, oui, c’est certain. Mais il n’y a des marchandises qu’on ne peut s’attendre à trouver qu’ici. En particulier après la livraison de ce matin. »

L’alchimiste grimaçait.

Drevo : « Je compte sur vous pour ne pas en faire des explosifs. »

Archibold : « Vous devriez garder vos moqueries miteuses pour cette baguette magique qui vous sert de nez. C’est avec grand soin que j’ai élaboré cette toute dernière invention, et avec cette commande, je peux vous dire que le résultat sera retentissant pour la profession. »

Drevo : « Retentissant, vous dites. »

Soupira le marchand avant de soulever un petit coffre de bois et de le pousser sur le comptoir jusqu’au client.

Drevo : « Et toi, ma petite, dis voir. Qu’est-ce qu’il faudra au docteur Ystyr ? »

Ellébore : « Tenez. »

Je lui tendis une liste. C’était des produits qu’achetait régulièrement mon père pour la plupart.

Archibold : « Ystyr ? Mais vous êtes l’assistante du Docteur ? »

La notoriété de mon père ne cessait jamais de m’étonner.

Même le mage de la Cour connaît son nom…

Ellébore : « En réalité, je suis sa fille ! »

Archibold : « Bien évidemment ! J’ai ouïe dire qu’il ne parlait que de vous à tous ses patients. »

Pourquoi une telle chose se sait jusqu’à la Cour ducale ?!

Le mage me pointait de ses deux index, timidement.

Archibold : « Puis-je ? »

Je le fixais, sans savoir ce qu’il me demandait. Je hochais la tête machinalement. Il se mit à m’inspecter, en frottant son menton.

Archibold : « Un sac de thornecelia ? Ça par exemple ! Je ne pensais pas que le docteur avait amassé une telle fortune. »

Ellébore : « M-mais comment avez-vous… ? »

Par réflexe, je me mis de côté et étreins mon corps avec mes bras comme si ça pouvait l’empêcher de regarder. S’il avait pu voir que je portais un tel sac sous mes vêtements, il pouvait peut-être voir à travers tout.

Drevo : « Arrêtez de mettre mes clients dans l’embarras, Archimage. »

La personne visée se mit à rire dignement.

Archibold : « Pardon, mon enfant ! »

Je les regardais tous deux d’un air méfiant.

Drevo : « Ne t’en fais pas, va ! Ce bon bougre a une détection magique naturelle hors du commun. C’est un véritable détecteur à enchantements. »

Archibold : « Auriez-vous d’autres choses à me montrer ? Je ne peux rien déceler de ce qui se trouve dans ce genre de sac ! »

Sa curiosité le faisait s’agiter. Il était comme un enfant.

Ellébore : « Heu… Heu… »

J’étais assez gênée à l’idée de sortir ce sac. J’évitais de me promener dans les rues avec une chose aussi coûteuse à la vue de tous.

Archibold : « Je comprends. Vous ne me faites pas confiance. C’est tout à fait normal de refuser, ne vous en faites pas. Mais j’aurai volontiers analysé vos artefacts si vous en possédiez. »

Sa proposition me rappela quelque chose.

Ellébore : « Ne regardez pas, s’il vous plaît. »

Je me mis dos à tous les hommes présents pour extraire le sac depuis mon col.

Tous ici purent voir le sac sans-fond. Drevo fit signe à Ceirios d’aller tirer le rideau pour qu’on ne puisse plus nous observer de l’extérieur.

Tandis que je fouillais dans mes affaires, le mage semblait de plus en plus curieux.

Archibold : « Cette finition… On dirait un des sacs que j’ai enchanté moi-même… »

Cette observation me surprit. Mais après courte réflexion, c’était très probablement un sac qu’il avait fait pour la princesse de sa Cour.

J’en sortis une robe cousue de blanc et d’or, avec hésitation.

Les deux mains tendues, il me lança un regard, me demandant une fois de plus son autorisation. Je lui confiai la tenue en première réponse.

Ellébore : « Est-ce que cette robe est enchantée ? »

Archibold : « Saperlipopette. »

Vu l’expression sur son visage, j’en déduis que j’avais visé juste.

Archibold : « Par ma moustache, mais où avez-vous trouvé une chose pareille ? »

Drevo tendait le cou pour la voir de plus près.

Drevo : « Ah, pour qu’il réagisse comme ça, ça doit valoir le détour. »

J’hésitais un peu à m’exprimer.

Ellébore : « En fait, je l’ai trouvée par hasard dans un temple, lui-même dans un autre temple. Dites, quel pouvoir renferme cette robe ? »

Tout le monde était à présent très curieux de savoir le fin mot de l’histoire. Pourtant, notre mage émérite continuait de tourner le vêtement dans tous les sens. Il fallut quelques minutes avant qu’il ne prononce son verdict.

Archibold : « Sais pas. »

La déception était à la hauteur du suspense, ce qui fit rire joyeusement l’Artificier.

Archibold : « Bien entendu, je ne peux le deviner. Déceler les enchantements et une chose, mais leur nature, c’en est une autre. Cette robe, mademoiselle, a reçu un enchantement que personne d’humain n’est capable d’identifier. C’est un enchantement divin ! »

La réaction la plus vive fut celle de Drevo, car nous autres n’avions pas la notion de ce que représentait un tel enchantement.

Drevo : « Moi qui pensais que je n’en reverrais plus dans mes vieux jours ! Vous êtes catégorique, n’est-ce pas ? Un enchantement divin ? »

Monsieur Von Schweizig hocha la tête une fois de plus.

Archibold : « C’est un beau vêtement, alors n’hésitez pas à le porter, mademoiselle, il n’ira qu’à vous. Et d’aventures, vous finirez bien par en connaître ses pouvoirs. »

Je vois, autrement dit, ce n’était pas un hasard qu’il soit à ma taille. La rumeur comme quoi les vêtements enchantés sont toujours sur mesure pour ceux qui les découvrent était donc vraie.

Archibold : « Bien sûr, de par la nature de son enchantement, on peut l’estimer au plus bas à cent millions d’unidors. »

Ce verdict eut l’effet d’une bombe dans l’assistance.

Baldus : « Oh… ! »

Ceirios : « N’y pense même pas ! »

Drevo suait à l’idée de pouvoir posséder un tel article dans son magasin.

Ellébore : « Si je le vendais, ne serait-ce qu’à ce prix-là, mon père et moi pourrions vivre confortablement pour bien longtemps… »

Je ne pouvais qu’y penser. C’était une magnifique robe, en plus d’être l’objet le plus rare qu’on puisse imaginer. J’avais bien conscience que je n’aurai plus l’occasion d’en retrouver, et que, peut-être, cette robe pourrait m’apporter des choses que la fortune ne pourrait compenser. Après tout, elle avait été faite pour moi d’une certaine façon. Je ne tenais pas à m’en débarrasser. Cependant, cette robe pouvait aussi être un laisser-passer dans le monde de la bourgeoisie. Une ascension sociale prodigieuse pour mon père, pour qu’il n’ait plus à se tuer à la tâche chaque jour, pour à peine survivre. Je pouvais révolutionner nos vies immédiatement en me séparant de cette robe.

Archibold : « Quel gâchis, quand même. »

L’illustre magicien refrisait sa moustache du bout des doigts.

Archibold : « Enfin, si c’est un enchantement d’amplification magique, il ne vous sera pas de grande utilité vu votre talent magique. »

Je clignai des yeux, curieuse.

Ellébore : « Talent magique ? »

Archibold : « Je suis aussi capable de détecter très précisément le potentiel magique des gens que je rencontre. Je note les mages de 1 à 100. C’est à partir de 80 que l’on peut parler de prodige. Mais vous, mademoiselle Ystyr, vous êtes un 1, peut être un 2. »

Oooh… !

Il n’y était pas allé de main morte, c’est à se demander s’il n’avait pas fait exprès de rendre son jugement aussi violent. Mes rêves les plus fous venaient de se briser, et je n’avais que la main de Baldus sur mon épaule, et son air suffisant pour me consoler.

Archibold : « En réalité, votre quantité de mana n’est pas si mauvaise, et la malléabilité de celle-ci m’a l’air plus que correcte. Autrement dit, vous n’êtes pas comme ces mages qui ne peuvent utiliser qu’un seul type de magie. Le vôtre peut prendre énormément de formes. »

L’espoir renaissait.

Archibold : « Et puis, vous n’arriverez jamais à épuiser votre réserve de magie, ce qui est prodigieux, même pour un génie. »

Mais…

Archibold : « Et pour cause, votre puissance magique est si faible que même en lançant un millier de sorts, vous ne dépenserez pas beaucoup de mana. Hélas, avec une puissance magique aussi faible, je ne pourrais jamais vous mettre une note au-dessus de 10. »

Plaisanta t-il. J’avais à présent la main de Ceirios sur mon autre épaule, et son regard compatissant. Je pleurais intérieurement.

Archibold : « Pourtant, un tel enchantement pourrait totalement renverser la bascule, qui sait ? »

Je devrais la garder pour un temps..

Archibold : « Qu’y avait-il d’autre avec cette robe ? »

Ajouta t-il tandis que je rangeais ce trésor.

Il devait se douter qu’il ne pouvait y avoir que ça. J’hésitais à lui répondre.

Drevo : « Et vous, mon garçon, c’est un artefact magique sur votre bras ? »

s’interrogeait le marchand en fixant Ceirios. Le vieil homme se tournait vers la référence en la matière.

Drevo : « Qu’en pensez-vous ? Il ne semble pas avoir éveillé sa magie, pourtant, quelque chose se dégage de son bras. »

Le Mage de la Cour riait à gorge déployée comme si ce n’était pas la peine de l’examiner, ou plutôt, comme si c’était la première chose qu’il avait examinée lorsque nous avions pénétré dans la boutique.

Archibold : « Certains pensent encore que la magie divine est ce qu’il y a de plus prestigieux, mais un regard sur ce bras, et vous saurez ce qu’est la plus grande des magies. »

Pas même l’alchimiste ne comprenait de quoi il parlait.

Drevo : « Enfin, je ne vois rien de tel… »

Ceirios : « De quoi parlez-vous ? Il me semble que ce n’est pourtant… »

Archibold : « Ha ha ha ! Vous comprendrez bien un jour, mon garçon. »

Il sortit sur ces mots, le coffre sous le bras, en nous faisant de grands signes. Il devait être impatient de continuer ses expériences.

Baldus : « Eh ben. Vous êtes des chanceux, si j’ai bien compris. »

Ceirios : « … »

Le garde fixait son bras avec ce que j’identifiai comme de la mélancolie. Je le regardai aussi, avant d’être submergée par une nouvelle résolution.

Je réussirai bien à faire quelque chose avec ma magie. Le talent, je peux faire sans.

Drevo : « Celui-là. Toujours obligé d’en faire des caisses. Il suffit de voir ce qu’il nous a montré pour la fête des mille lumières cette année pour comprendre qu’il a un problème d’ego. »

Ellébore : « J’aurai tant aimé le voir ! Mais mon père était de garde ce soir-là, et il était débordé… »

Baldus : « … »

Lui avait pu être présent ce jour-là, et ne parvenait pas à oublier pour quelle raison il avait pu y assister. Le bandit dégarni grimaçait.

-6-

Une fois mes emplettes terminées, nous nous rendîmes devant un imposant complexe au nord-est de la ville. L’entrée principale était extrêmement bien gardée, pourtant, en cas de grand danger, ce n’était pas ces gardes qui pourraient faire grand-chose, mais bien ceux qui étaient à l’intérieur : les aventuriers de la Guilde.

Baldus : « Alors c’est ici cette fameuse guilde ? Ils se prennent grave au sérieux. »

Ceirios : « On va vraiment réussir à trouver Monsieur Rokk ici ? »

Désespérait Ceirios.

Garde : « Rokk ? Eh vous, vous cherchez notre chef ? »

S’enquit un homme en armure qui passait par là.

Ceirios : « J’y crois pas ! »

Baldus : « On est vernis. »

N’étant même pas sûre de pouvoir facilement pénétrer dans leurs locaux, je m’empressai de saisir notre chance.

Ellébore : « Oui, nous voulions nous entretenir avec monsieur Liffandi Rokk concernant les événements d’hier à la porte Sud. »

Garde : « Ah bah ça, je pense que vous n’allez pas pouvoir le rencontrer. »

Considéra t-il, avant de réfléchir davantage.

Baldus : « Bon, à la revoyure alors. »

Ellébore : « Quel dommage… Mais se pourrait-il que vous ayez été avec lui la veille ? »

Garde : « M’en parlez pas, j’en ai fait des cauchemars ! »

Ellébore : « Avez-vous des informations sur l’individu qui a attaqué les deux garçons ? L’avez-vous vu ? »

Garde : « Oh, je vois, vous avez l’air déjà un peu au courant. Dans ce cas, regardez ça ! »

Il sortit de ses affaires une affiche. Le dessin soigné, mais un peu romancé d’un vieil homme portant une toge attira notre attention. On ne voyait pas son visage, mais un seul regard sur la grimace de Baldus m’apporta la réponse que je cherchais.

Garde : « On nous a fourni ce portrait tout à l’heure, il a été classé bandit de classe S en attendant qu’on en sache plus. Vu que vous avez l’air de savoir pas mal de choses, inutile de vous dire que toute cette affaire est secrète et que vous ne devez pas l’ébruiter. Et dernière chose, le bureau central de la Garde ducale pense qu’il y avait au moins trois complices, je ne sais pas d’où ils tiennent l’info, mais ils ont présenté ça comme une source officielle. »

Je prenais des notes sur mon carnet, essayant de ne pas en perdre une miette.

Ellébore : « Se pourrait-il que quelqu’un ait plus d’informations à nous transmettre ? »

Garde : « Monsieur Rokk a l’air d’avoir un coup d’avance, comme d’habitude, ça ne m’étonnerait pas que notre bon chef soit déjà sur le coup, donc aucun moyen de le contacter. Peut-être que vous êtes déjà au courant, mais monsieur Endurnyjun a identifié le poison utilisé comme du boue-sang. Voilà, je crois que je vous ai tout dit. »

Qu’il se montre aussi loquace était inespéré, il nous facilitait tellement la tâche, et nous avait fait gagner un temps fou. Mais si je me sentais de lui ouvrir mon cœur c’était pour une toute autre raison.

Ellébore : « Merci beaucoup, monsieur, vous m’avez été d’une grande aide. …Et puis, je vous suis infiniment reconnaissante d’être intervenu hier, vous avez sauvé mon ami. Merci ! »

Il me sembla voir l’homme rougir à travers son casque. Tout son corps se raidit.

Garde : « Votre ami… ? »

Il en venait à se demander à qui il avait affaire pour que mon ami soit le Prince.

Garde : « Enfin bref, ce n’était que mon devoir, mademoiselle ! »

Le grand sourire empreint de reconnaissance que je lui lançais fit émerger en lui une réflexion.

Garde : « Hmm, je pense que je peux vous le dire, exceptionnellement, mais nous avons été dépêchés à la porte Sud sur des ordres d’en haut. Apparemment quelqu’un aurait signalé une alerte, et d’autres équipes ont été envoyées du côté de la route de Sendeuil. La personne qui a fait le signalement a souhaité garder l’anonymat. »

Voilà notre piste.

Ellébore : « C’est très gentil à vous de nous confier ça ! Mais d’ailleurs, n’y a t-il pas eu d’autres victimes à déplorer ? »

Garde : « Hélas, cette affaire ne relève plus de nous, mais je n’ai rien entendu de tel. Ils ont pourtant enquêté dans le bois de Sendeuil. »

Parfait. Alors, c’est exactement ce que je pensais.

Ellébore : « Merci encore pour tout, monsieur ! »

Cette reconnaissance non feinte faisait une fois de plus chavirer le cœur de cet aimable gentilhomme. Il nous salua comme le veut sa fonction alors que je repartais d’un pas déterminé, suivi par mes deux gardes du corps improvisés.

Ellébore : « Comme prévu, nous allons à la Confrérie des Chauffeurs. Toujours partant pour me suivre ? »

Ceirios : « Bien sûr mademoiselle ! Moi aussi je veux tout faire pour obtenir la reconnaissance du petit peuple ! »

L’apprenti chevalier s’embrasait en pensant à ce qu’avait dû ressentir le garde à l’instant.

Baldus : « Haha, tu l’as encore dit à haute voix, ça fait 15 ! »

Ceirios : « Arrête de compter ce genre de choses ! »

Leurs chamailleries reprenaient, et pour une étrange raison, les regarder faire me faisait toujours chaud au cœur.

-6-

Baldus s’arrêta soudainement, de parler comme de marcher. Il avait l’air sérieux.

Baldus : « Ellébore, reste ici, et au moindre doute, fonce te réfugier à la Guilde. Toi, viens avec moi ! »

Ce changement de ton nous surprit. Mais Ceirios suivit l’homme sans l’interroger davantage.

Qu’est-ce qui lui prend… ?

Baldus avait déjà dégainé sa dague et pénétrait dans une ruelle à pas de loup. Une fontaine recouverte de mousse donnait un air romantique à cet endroit, pourtant, elle ne semblait pas très fréquentée. Il n’y avait d’ailleurs pas âme qui vive quand Baldus et Ceirios s’y aventurèrent.

Je m’étais faufilée derrière eux, et regardais tout autour de moi. Je ne devais pas les gêner, c’est pour cette raison qu’il m’avait invité à ne pas les suivre. Néanmoins…

Je serai plus en sécurité à proximité d’eux.

Derrière un imposant pot en céramique, je surveillais mes deux gardes du corps.

Baldus : « Qui t’es, crevure ? »

Arrivé au centre de la ruelle, là où le pavé était le plus large pour permettre de contourner la source d’eau, le bandit au repos se mit à fixer l’un des toits avant d’attirer l’attention sur celui qui attendait sur les tuiles.

Mandresy : « Qui je suis… ? »

L’homme se mit à rire comme un dément. Même de là où j’étais, je pouvais distinguer que tout chez lui était particulièrement dérangeant.

Ceirios : « Vous ! Descendez de là ! A moins que vous ne soyez couvreur, vous n’avez rien à faire sur un toit ! »

Ce n’est pas beau de juger les gens sur leur apparence, mais je suis sûre qu’il y a pleins d’autres motifs plus pertinents que celui-ci pour arrêter cet individu, Ceirios.

Mandresy : « Qu’est-ce qu’il t’est arrivé Baldus pour que tu te retrouves ici ? Je ne t’imaginais pas reprendre une vie de citoyen modèle. Je dois dire que ça valait le détour de passer par là ! »

Baldus : « Sans blague, qui t’es, l’affreux ? Et arrête de rire, tu fous les jetons ! »

Mandresy : « En tant que bras droit, nous avons passé tant de temps ensemble, pourtant. D’ailleurs, maintenant que tu n’es plus des nôtres, il vaudrait mieux être sûr que tu ne nous attires pas d’ennuis, même si tu n’es qu’une si infime menace. »

Il se moqua à gorge déployée de Baldus, qui se mit à rire grassement à son tour.

Baldus : « Infime menace ?! »

L’homme au poison soporifique avait le regard mauvais. Il l’avait reconnu.

Baldus : « Tu vas voir, Mandresy, je vais t’écraser le visage si fort que tu auras enfin une bonne raison d’être aussi laid ! »

Mandresy se recroquevillait sur lui-même, pris d’une crise de fou rire. Il finit par chuter du toit, et se réceptionna sur les jambes. Alors que je m’attendais à ce que cette chute soit fatale, je constatais avec stupéfaction que c’était le sol qui s’était rompu au contact. Les pavés enfoncés autour de ses pieds en disait long sur son poids réel.

Ceirios : « Quoi ?! Mais c’est qui celui-là à la fin, Baldus ? »

Baldus : « Reste sur tes gardes, nabot. Ce type n’a de rigolo que le visage ! il était probablement là hier quand le prince s’est fait attaquer ! »

Mandresy : « Tu vois quand tu veux… Baldus. »

L’homme au sourire terrible arrivait en courant comme un aliéné vers Ceirios. Celui-ci envoya le poing sombre dissimulé sous ses longs gants.

D’un geste vif de la main, Mandresy repoussa le bras du garde avec aisance. Ce dernier avait pu ressentir que son autre membre aurait été brisé sur le coup par la force insensée de son adversaire.

Dans l’autre paume de notre ennemi grandit en une fraction de seconde une boule d’énergie pure, qu’il enfonça à bout portant dans le torse de Ceirios.

La sphère magique explosa instantanément, projetant l’apprenti chevalier contre les pierres d’une bâtisse. Le souffle aurait aussi dû expulser le lanceur, mais celui-ci n’avait même pas vacillé.

Ceirios : « C’est impossible… ! Un mage ?! »

Acculé dès la première attaque, Ceirios réalisait le gouffre immense qu’il y avait entre un bandit de seconde zone, et l’énorme menace que représentait Mandresy. Celui-ci faisait naître entre ses doigts de petits projectiles magiques.

Mes jambes tremblaient. J’étais une fois de plus impuissante. J’aurai aimé pouvoir agir, mais il fallait à tout prix ne pas me faire remarquer. Je ne serais qu’une gêne pour eux.

Baldus fit entrer sa dague dans la danse, frappa le poignet de son adversaire, le faisant manquer sa cible. Ceirios, adossé au mur criblé, souffla de soulagement.

Notre ennemi saignait à peine, et envoya un coup de pied que Baldus ne put encaisser, il se retrouva à rouler au sol quelques mètres plus loin.

Mandresy : « Dites-moi que vous pouvez faire mieux que ça ! J’espérais quelque chose d’un minimum divertissant ! »

Ceirios : « Tu vas voir, l’échauffement est fini. »

Un étincelle bleue s’échappa du bras de Ceirios, attirant l’attention de l’inquiétant personnage. L’apprenti chevalier était prêt à en découdre.

Baldus : « T’y crois pas trop, ordure ! »

Le bandit à la dague se relevait déjà, montrant à son adversaire qu’il avait encaissé l’attaque sans trop de difficulté.

Mandresy : « Hihi HAHAHAHA ! »

Baldus : « Et puis, qu’est-ce que tu fous là, enflure ? »

Mandresy faisait gonfler entre chacune de ses phalanges de nouveaux projectiles.

Mandresy : « Je n’ai pas le bon profil pour finir ce que nous avons entrepris hier, alors je m’occupe comme je peux. »

Finir… ?

J’écarquillai les yeux.

Non ! Lucéard !

Pendant un fugace instant, le regard de Baldus avait rencontré le mien. Sa question à l’instant n’était pas anodine, il avait compris et cherchait à me faire réagir.

Je reculais, avant de courir à toutes jambes vers ma maison.

Mandresy entendit le claquement de mes pas non loin. Baldus regardait à nouveau au bout de la ruelle où j’avais disparu.

Baldus : Sois prudente, gamine…

Ceirios : « Où est-ce que tu regardes ? Ton adversaire est là ! »

Attirant l’attention de Mandresy, Ceirios retira son gant et frappa l’homme qui s’esquivait prudemment.

Ceirios : « Foudro-poing ! »

Continuant sur sa lancée, le garçon frappa le sol et provoqua une onde de choc qui ébranla sa cible.

Un dard se planta dans son cou l’instant d’après.

Baldus : « Excuse-nous, mais on est attendus autre part, on a plus le temps de jouer avec toi. »

Ceirios : « Bien joué ! Maintenant, prévenons la garde, et rentrons en vitesse ! »

Les deux colocataires se regardaient avec complicité.

Mandresy : « Alors vous êtes au courant ? »

Le regard terrifiant de Mandresy se tournait vers Baldus. Il était totalement indemne.

Baldus : « Qu’est-ce que… ? Tu dors toujours pas ?! »

Notre ennemi retira le dard et l’avala.

Ceirios : « Q-q-quoi ?! »

Baldus et Ceirios furent parcourus par un frisson de terreur.

Mandresy : « Et non, ce n’est pas l’heure de dormir, Baldus ! Mais maintenant que je sais que tu comptes t’opposer à nous, je ne te laisserai pas fuir. »

Son sourire insoutenable s’étendit davantage.

-7-

De mon côté, je venais de prévenir des gardes de ce qui était en train de se passer dans une des ruelles, et qu’il allait certainement falloir des renforts autour de chez moi. L’urgence dans ma voix ne leur laissèrent pas le temps de mettre en doute mes paroles, et aussitôt que le message fut passé, je repris ma course.

Comment ont-ils fait pour être au courant que Lucéard est encore en vie ?

La première théorie qui me vint à l’esprit était loin de me plaire, mais il fallait se rendre à l’évidence, c’était certainement la bonne.

Papa aussi est en danger, tous les patients sont en danger. Il faut que j’arrive avant qu’il ne soit trop tard !

Alors que la maison était à portée de vue, je croisais déjà des habitants courir dans la direction opposée. Un vent de panique s’était levé dans ce quartier modeste, d’habitude si paisible. Ils étaient déjà là.

A la grande intersection au bout de l’avenue courbe, une demi-douzaine de personnes, dont l’accoutrement était différent de celui de la garde, s’agitait dans tous les sens, leurs armes étaient sorties.

Mais mon regard se portait sur mon foyer. La porte était ouverte, et il y avait quelqu’un assis contre la façade, le visage couvert de sang.

Mon cœur ne fit qu’un bond.

Ellébore : « Papa !! »

Prise de panique, je trouvais encore la force d’accélérer. Je m’accroupis en toute hâte à côté de lui.

Ellébore : « Papa ? Papa ? »

Je l’attrapai par les épaules et le secouais légèrement, il y avait aussi du sang sur le mur.

Ellébore : « Papa… ? »

Il rouvrit les yeux, et tourna lentement la tête vers moi.

Lloyd : « On dirait que c’est trop tard pour moi… Je commence à voir des anges. Celui-là est particulièrement mignon. »

Quoique j’en dise, son humour douteux me rassura un minimum. Je m’essuyai les yeux, leur contour était déjà rouge.

Ellébore : « Ce n’est pas le moment, Papa… Comment tu te sens ? »

Lloyd : « Tu ne devrais pas rester ici, c’est dangereux, ma princesse. »

Je ne savais pas si son air solennel était feint ou non. Il ne semblait pas mourant.

Lloyd : « Je n’ai pas de drapeau sur la tête, non ? »

Il avait peut-être pris un coup sur le crâne qui l’avait un peu sonné.

Ellébore : « Papa… Je me fais un sang d’encre, arrête tes plaisanteries… »

Il regarda vers le ciel, l’air contemplatif. Il était serein.

Lloyd : « Tu sais, quand je te disais que lorsque tu te montrais mignonne, c’était mon unique point faible. Eh bien, j’ai menti… »

Je fronçais légèrement les sourcils, mon inquiétude se mêlait avec un peu de lassitude. Quelle bêtise allait-il me sortir ?

Lloyd : « Tu es toujours mignonne de mon point de vue. Autrement dit, mon unique point faible, c’est toi. Ce qui signifie que rien ne peut me tuer d’autre. Et tant que tu es là, je ne peux pas non plus mourir, parce que mon amour pour toi… »

Il prit une pose dramatique tout en restant avachi.

Lloyd : « …C’est le pouvoir qui me rend invincible. »

Il finit par lever son pouce en souriant. Il s’attendait quand même à des reproches. Mais les larmes coulaient malgré moi. Je me blottis dans ses bras.

Ellébore : « Moi aussi je t’aime, Papa. J’ai eu tellement peur… »

Presque surpris de ma réaction, il lui fallut quelques secondes avant qu’il ne me caresse les cheveux.

Lloyd : « Finalement, ç’aurait été le moment parfait pour mourir en paix. »

Je ronchonnais contre son torse.

Ellébore : « Papa… Dis pas ça… »

Lloyd : « Haha, pardon. Mais c’est juste que… Je suis le père le plus heureux du monde. »

Je me redressais pour lui sourire. Il avait l’air quelque peu ému lui aussi.

Ellébore : « Papa… »

Je respirais profondément pour reprendre mon calme.

Ellébore : « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Et qu’en est-il de Lucéard ? »

Lloyd : « Ne t’en fais pas, quand j’ai vu que l’une des patientes était clairement une antagoniste, j’ai annoncé que j’étais fermé pour aujourd’hui, et elle l’a mal pris. »

Une antagoniste ? Qu’est-ce qu’il raconte encore ?

Lloyd : « J’ai bien cru que papa allait devoir recourir à ses pouvoirs scellés. Mais j’ai préféré laissé le beau rôle à ces gars-là. »

Déclama-t-il en regardant l’intersection à quelques dizaines de mètres. Je pouffais de rire en entendant son explication saugrenue.

Ellébore : « Papa… Ce n’est vraiment pas le moment pour tes histoires… »

Lloyd : « Heureusement, tout était calculé. Le groupe d’intervention de Liffandi Rokk était caché partout autour de la maison, et au signal, ils sont passés à l’action. »

Alors si nous n’avons pas pu le rencontrer, c’est parce qu’il avait deviné qu’il fallait attendre du côté de chez nous !

Je me tournais vers le centre de l’action après avoir entendu un hurlement.

Au dessus des hommes, une jeune femme lévitait. Elle avait l’air passablement irritée.

Alaia : « Vous me saoulez, arrêtez de crier ! »

Ses adversaires s’égosillaient en effet à la moindre occasion, comme si pousser des cris de guerre rendaient chacune de leurs actions plus puissantes.

Un des hommes se souleva lui aussi dans les airs. Mais ce ne semblait pas être de son gré. La femme l’éjecta sur un autre combattant.

Elle a des pouvoirs psychiques ?!

Ne pouvant pas l’atteindre, car la jeune femme gardait ses distances avec ses ennemis, les hommes de monsieur Rokk lui jetèrent leurs armes quand elle s’en prenait à l’un d’entre eux avec ses pouvoirs. Elle se retrouvait alors contrainte de relâcher son emprise.

Alaia : « Oh ! Vous me gavez tous autant que vous êtes ! »

Elle souleva leurs armes et les expédia au loin quand elle en avait l’occasion.

Bientôt, ils n’avaient plus de projectiles pour la déconcentrer. Un des leurs s’éloigna du sol, hurlant de douleur. Tous les autres hommes en dessous s’agitaient. Elle allait sûrement le tuer en le faisant heurter le sol, ou en le faisant tomber d’encore plus haut. Peut-être que la poigne avec laquelle elle le maintenait l’achèverait même avant.

Alaia : « On va commencer par toi ! Tu vas montrer à tes copains ce qui les attendent ! »

Enragée, sa lévitation devenait de plus en plus instable, comme si son contrôle était surtout centré sur son ennemi.

Homme : « Aaaaaaaaah ! »

Les autres guerriers accouraient chercher l’arme la plus proche.

Une des jambes de l’homme se mit à pivoter contre son gré, et bientôt, la résistance de son corps était mise à l’épreuve.

Ellébore : « Il faut que je fasse quelque chose ! »

Je n’avais aucun moyen de sauver ce pauvre homme, et ne trouvais pas le courage de me lever. Je ne pouvais que regarder.

Homme : « Aaaaaaaaaaah !! »

Il hurla une fois de plus, sa jambe droite était brisée.

Alaia : « On a l’air beaucoup moins malin, maintenant, hein ? Hein ?!! »

Dans un accès de rage, elle semblait resserrer sa poigne autour de l’homme. Ses longs cheveux d’un rouge sombre flottaient férocement dans les airs.

La victime de ses pouvoirs tournait lentement la tête, luttant vainement contre la force psychique de la femme.

Ellébore : « Non ! Non, pas ça ! »

Les autres hommes en dessous se retrouvaient impuissants, et ne pouvaient plus que regarder leur compagnon périr sous leurs yeux.

Son cou résistait tant il ne pouvait pas pivoter davantage. Il pouvait se rompre d’une seconde à l’autre.

Homme : « Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! »

???: « LAMINA EIUS »

Une lame de lumière surprit tout le monde et heurta la psychique qui relâcha son emprise et fut éjectée au sol.

Hein ??

La jeune femme se relevait d’un bond, furieuse. Elle n’en revenait pas non plus d’avoir entendu cette incantation. Tous se retournèrent vers les pas assurés qui se rapprochaient du centre de la bataille.

Un noble ?

Bien vêtu, et portant un luth, il venait de conclure une entrée héroïque, et fixait avec agacement la psychique.

Gobeithio : « Vous voyez bien que ces pauvres hommes ne peuvent rien faire contre vous. Affrontez-donc quelqu’un qui saura vous infliger la correction que vous méritez. »

Homme : « C-c’est le comte Nefolwyrth ! »

Les troupes étaient galvanisées quand ils reconnurent l’identité de ce précieux renfort.

Nefolwyrth ? Mais alors… !

L’oncle de Lucéard venait d’entrer dans la bataille.

Alaia : « Toi… ! Qui t’es avec tes grands airs ?! »

Au contraire, le comte paraissait particulièrement humble. Il restait concentré.

Je finis par me lever.

Ellébore : « Rentre t’abriter à l’intérieur, Papa. »

Je ne peux pas rester ici, il y a pleins de choses que je peux faire pour me rendre utile à ceux qui se battent.

Mon père tourna lentement le visage vers moi, d’un air presque menaçant.

Lloyd : « Je refuse. »

C’était quoi ce visage à l’instant ?

Lloyd : « Apporte-moi les blessés, je vais m’occuper des premiers soins. Je ne peux pas rester sur la touche après tout. Que ma mignonne petite fille se montre si héroïque, ça me remplit de détermination ! »

Il avait l’air particulièrement fier de ses répliques et se tenait à présent debout comme s’il était totalement indemne.

Je me contentais de hocher la tête, c’était la meilleure chose à faire.

Eilwen : « Ellébore ! »

L’aînée du comte avançait vers moi, l’air résolue, suivi par sa sœur.

Eilwen : « Laissez-nous vous prêter main forte ! »

Ellébore : « Merci à vous les filles ! »

Nous escortions le pauvre homme à la jambe cassée avant que notre ennemie ne s’en serve à son avantage. La demoiselle perdait patience.

Alaia : « Pourquoi… ?! Je n’en ai pas tué un seul depuis le début ! »

Un des gardes, fort de son expérience, souriait en coin.

???: « Nous ne sommes pas simplement des hommes de main de Lifandi Rokk. Nous sommes l’équipe d’élite qu’il a créée il y a cinq ans. Les très célèbres Incassables ! »

Les troupes hurlèrent, revigorées par l’annonce d’un des leurs.

Eilwen aida le blessé à se relever et l’aida à marcher jusqu’au cabinet de mon père.

Ce dernier avait sorti du matériel de soin et fit s’asseoir le blessé sur un coussin. Le guerrier semblait dépité.

Blessé : « Nous avons beau être les Incassables, il suffit d’une erreur, et notre titre ne signifie plus rien. Aujourd’hui, j’ai échoué… À cause de mon inattention… Cela fait deux ans que nous n’avons pas eu de morts dans nos rangs. Lifandi nous fait tous confiance. Et je l’ai trahi… »

Eilwen : « Vous êtes encore là, enfin ! »

Passionnée par la nature de cette unité d’intervention, Eilwen serrait les poings devant elle, et s’embrasait.

Eilwen : « Aujourd’hui, vous avez vaillamment fait face à la mort, et vous êtes encore en vie. Et demain, vous serez un membre encore plus redoutable ! Vous n’avez pas hésité une seule seconde à vous confronter à elle, n’importe qui aurait peur pour sa vie, ou peur de faire perdre la superbe de votre titre. Et pourtant chacun d’entre vous se bat, en tant qu’individu, en tant qu’alliés, et en tant qu’Incassable ! C’est vraiment super impressionnant ! »

Le guerrier était perdu dans ses pensées, tous ses doutes semblaient s’être dissipés. Il finit par lever la tête fièrement, et parlait à nouveau de sa grosse voix, avec assurance.

Incassable : « Merci mademoiselle ! »

Nous repartions ensuite pour secourir un éventuel autre blessé. Mais les Incassables s’étaient adaptés à leur adversaire, et s’organisaient pour ne plus craindre son emprise psychique.

Ellébore : « Vous l’avez guéri en un rien de temps, Eilwen ! Vous êtes douée ! »

Eilwen : « Je n’ai rien fait de tel… J’aimerai pouvoir faire plus ! »

Elle ne semblait pas se rendre compte que ce qu’elle avait dit avait eu beaucoup d’importance pour le blessé.

Ellébore : « Vous n’utilisez pas la magie, n’est-ce pas ? »

Je me doutais que c’était de là que naissait sa frustration.

Eilwen : « Non, notre père ne veut pas que nous l’éveillions. Il dit que ça nous mettrait en danger. »

Je crois connaître la raison à cela.

Deryn : « On pourrait se défendre avec, c’est certain. Mais Eilly se mettrait dans des situations dangereuses à chaque fois qu’elle pourrait venir en aide à quelqu’un. »

Plaisantait sa sœur à côté de nous. Elle semblait mieux vivre le fait de ne pas avoir de magie. La cadette regardait à présent au loin, inquiète.

Deryn : « J’espère que les autres n’ont pas de problème de leur côté. »

Ellébore : « Qui donc ? »

Eilwen : « Nous étions venu rendre visite à Lucéard en famille, mais notre carrosse a fait demi-tour en voyant les passants fuir. Notre père est sorti avec son luth et nous a dit de nous mettre à l’abri. Mais pas moyen qu’on le laisse tout seul ! »

Deryn avait l’air de soutenir à 100% la position de sa sœur.

Ces deux-là sont exemplaires. Ce doit vraiment être de famille.

Le reste des Nefolwyrth allaient sûrement chercher la garde. Quelques membres de la garde régulière des environs s’étaient déjà attroupés, et formaient un barrage.

Eilwen : « Votre père est blessé, lui aussi, Ellébore. C’est tellement injuste. Lui qui s’occupe de notre cousin… Le mêler à ça… »

La fille serrait les poings. Nous n’avions rien de plus à faire pour l’instant. Nous ne pouvions qu’attendre, ce qui semblait la frustrer plus que n’importe qui, bien que je ressentais la même chose.

Deryn : « Eilly… Si nous pouvons nous rendre utile, nous le ferons. Il nous faut rester concentrées. »

Eilwen était à peine rassurée, mais l’intention de Deryn lui donna du baume au cœur.

Ellébore : « Votre sœur a raison. Faisons ce qui est à notre portée ! »

Eilwen : « Oui… »

Un cri attira notre attention. Un incassable venait encore de se faire soulever dans les cieux.

Gobeithio : « LAMINA EIUS »

Un coup sur le luth, et la lame de lumière fusa sur la jeune femme. Celle-ci réussit à l’éviter, sans relâcher son étreinte sur sa victime.

Incassable : « Elle arrive à se mouvoir tout en gardant ses cibles sous emprise, maintenant ?! »

J’avais lu que les personnes ayant développé des pouvoirs psychiques, et qu’on appelait parfois espers, pouvaient se montrer beaucoup plus puissants certains jours, selon tout un tas de paramètres.

Un homme venait de bondir sur les épaules d’un autre et s’élança assez haut pour attraper le pied de la psychique. Il l’entraîna avec lui au sol, et la plaqua. Les trois autres ne perdirent pas un instant, et bondirent sur la femme.

Alaia : « Aaaaaaahh ! »

Une vague d’énergie les repoussa tous. Quelque chose commençait à émaner de l’ennemie.

Alaia : « Comment ! Osez ! Vous ! »

Elle n’avait pas apprécié que de vulgaires adversaires aient pu l’atteindre.

Un toit s’effondra à quelques mètres, et une large poutre qui venaient d’être arrachée de la charpente flottait à présent au-dessus de l’intersection.

La jeune femme s’envola bien plus haut, et leva la main, puis l’abaissa de nouveau d’un coup sec comme pour jeter quelque chose. La poutre suivit son mouvement et prit pour cible un des hommes.

Alaia : « Disparaissez ! »

Les Incassables s’esquivèrent, mais l’arme géante de bois pivota sur elle-même pour en massacrer dix d’un coup.

Gobeithio : « MAGNA AUXILIA EIUS ! »

Le bouclier n’était pas assez gros pour tous les protéger mais ceux à l’extérieur purent se réfugier derrière le sort. La position du bouclier était optimale et avait permis de tous les sauver.

Incassable : « Merci, Monsieur Nefolwyrth ! »

L’oncle de Lucéard hochait la tête pour montrer son soutien.

Les gardes à la sortie de la ville venaient de se faire balayer par l’arrivée d’un homme d’une taille tout sauf naturelle. Ses proportions non plus n’étaient pas communes.

Alaia : « Pas trop tôt ! Mais qu’est-ce que tu foutais ?! »

La femme tentait de se calmer, ce qui se remarquait dans sa chevelure, qui s’agitait de moins en moins, comme si le souffle qui émanait d’elle s’évanouissait lentement.

Incassable : « Oh non ! Leurs renforts sont là en premier ! Il faut qu’on s’occupe de ce gorille ! Monsieur Nefolwyrth, vous allez vous en sortir contre elle ? »

Gobeithio : « Allez-y ! Et soyez prudents ! »

Deryn fut la première à bouger. Elle se dirigeait vers les gardes qui venaient d’être renversés. Eilwen et moi la suivirent de près.

Les Incassables avaient enfin leur chance de briller contre un adversaire presque régulier. Mais celui-ci pouvait facilement les dominer, même à cinq contre un. Un des gardes se joint aussi à eux dans ce combat. La voie était libre pour récupérer ceux qui n’étaient plus en état de se battre.

La plupart purent revenir sans notre aide jusqu’à mon père.

Alaia redescendait jusqu’à toucher le sol délicatement. Elle était face-à-face avec Monsieur Nefolwyrth. Ils n’y avaient plus qu’eux deux au milieu de l’intersection.

Alaia : « Le temps joue contre nous. Mais avant de partir, je m’assurerai que toi au moins tu rampes devant moi ! »

Son adversaire gardait son calme et ne prit même pas la peine de répondre.

Alaia : « Tu es le genre d’enflure que je ne supporte pas ! Crève ! »

Elle tendit le bras, et prit l’homme sous son étreinte. Cependant, elle ne parvenait pas à le soulever.

Alaia : « Tu… Tu as un sacré mental, le noble ! Mais t’y crois pas trop ! »

Elle renforçait son emprise, et ses cheveux se mirent de nouveau à danser, comme emportés dans une bourrasque.

Les pieds du comte se soulevaient du sol. Mais il réussissait à bouger lentement sa main, en direction du luth.

Gobeithio : « Tout le monde peut avoir une deuxième chance… »

Il peinait à s’exprimer, tant ce qu’il était en train de subir était violent pour son corps.

Gobeithio : « Si… Si vous vous rendez, il ne vous sera fait… Aucun mal… »

La compassion dont il faisait preuve, et ce calme déplacé au vu de sa situation ne manquait pas d’irriter davantage son adversaire.

Alaia : « Me fais pas rire ! »

Une trace de lacération venait d’apparaître sur le pavé. Les yeux de la femme luisaient. Sa main tremblait, tout comme le corps entier du mage.

C’était un duel de mental. Elle savait très bien que le comte Nefolwyrth avait fait exprès de créer cette situation où les deux se retrouvaient immobiles, et luttaient avec leurs esprits, les yeux dans les yeux.

Alaia : « Dans quelques secondes, j’aurai le plaisir de te briser le cou ! »

Gobeithio : « Je ne céderai pas. »

Il était en situation de difficulté, bien qu’il s’efforçait de le cacher. À ce rythme-là, il allait perdre. La force de son adversaire ne faisait que se renforcer.

Une autre lacération déchira le sol autour de l’esper. Elle ne semblait pas l’avoir intentionnellement provoquée.

Le visage du comte tournait au bleu, il n’avait plus d’oxygène. Ses doigts se rapprochaient bien trop lentement des cordes du luth. La main de la femme tremblait sans qu’elle ne puisse la contrôler. Elle attrapa son bras avec l’autre pour tenter de le contenir. Elle finit quand même par sourire. C’était un sourire rempli de rage.

Alaia : « Va en enfer ! »

Avant qu’elle ne puisse refermer sa paume comme pour l’étrangler, elle reçut une pierre en plein visage. Monsieur Nefolwyrth tomba au sol, haletant.

La femme touchait sa joue dans l’incompréhension, elle y trouvait du sang. Son propre sang. Ce corps qu’elle estimait tant venait d’être abîmé pour la première fois de ce combat. Elle se retourna d’un air haineux vers l’origine de ce lancer.

Alaia : « C’est toi qui a osé faire ça ?! »

Face à elle se trouvait Eilwen, le regard on ne peut plus sérieux. Elle tenait fermement une autre pierre dans sa main.

Eilwen : « Je ne vous laisserai pas faire de mal à mon père ! »

Sans compétence en combat, ni en magie, la jeune fille provoquait du regard la psychique, démontrant une témérité insensée. La force dans sa voix me poussa à me retourner, moi qui étais en train de bander la plaie d’un blessé.

Des cris au loin se firent entendre. Les renforts ne venaient pas de la garde. Les sabots des chevaux se heurtaient aux pavés dans un brouhaha étouffé par les cris des chevaliers qui arrivaient massivement.

Les cinq incassables étaient au sol, l’homme qui pleurait sans pouvoir s’arrêter était le dernier debout, et regardait en direction de la menace qui se rapprochait.

Lothaire : « Alaia, nous devons nous replier. »

La jeune femme respirait bruyamment. Contenir sa fureur était un défi pour elle. Mais elle n’avait plus aucune chance de vaincre, et rester ici signerait son arrêt de mort.

Alaia : « Je ne partirai pas avant d’avoir fait payé à cette traînée ! »

La femme tendit lentement sa main, paume ouverte, en direction d’Eilwen, y déversant toute sa haine. Ses cheveux se soulevèrent lentement, par la seule force de son esprit. Ses yeux luisaient tandis qu’elle fixait la jeune fille entre ses doigts.

Deryn : « Eilly ! Ne reste pas là ! »

Alarmée par l’inconscience de sa sœur, Deryn venait de perdre le calme qui la caractérisait, et délaissait les blessés pour rejoindre sa sœur.

Eilwen : « …Je ne partirai pas… »

La jeune fille ne bougeait plus. Elle était paralysée, à la fois par la peur, et probablement par les pouvoirs de notre ennemie. L’héritière du comté d’Aubespoir était bien résolue à attirer l’attention de l’esper jusqu’à ce qu’elle ne doive fuir, plutôt qu’elle ne s’en prenne à quelqu’un d’autre entre-temps.

Des lacérations parcouraient le sol tout autour d’Alaia. Un souffle violent se faisait ressentir sur toute l’intersection. Le temps semblait s’être ralenti. Je me sentais comme aspirée. Quelque chose était en train de se produire dans l’atmosphère.

Ellébore : « Eilwen ! »

J’accourais à mon tour, paniquée. Eilwen levait son bras, la pierre à la main, difficilement. Elle n’aurait pas la force de la jeter.

Eilwen : « …Je ne partirai pas ! »

Il ne s’était pas passé plus de dix secondes depuis que la paume de la psychique s’était tendue face à elle. Les yeux de la psychokinésiste s’illuminaient.

Alaia : « Considère ça, comme un cadeau d’adieu !!! »

Deryn : « Eilly, non ! »

La poigne emplie de hargne de la jeune femme se referma.

Toutes les personnes présentes ressentirent un choc au plus profond de leurs cœurs. Le son atroce de quelque chose qui se brise résonnait en chacun de nous, nous déstabilisant tous au point de nous paralyser sur place. Tous les regards horrifiés se tournaient vers Eilwen, à l’épicentre de cette détonation psychique.

Elle était debout, immobile. La pierre tomba au sol.

Le regard de la jeune fille se vida bien assez tôt, et son corps s’écroula, inerte.

Deryn : « Eilly !!! »

Ellébore : « Eilwen ! »

Ces cris déchirants firent trembler les autres combattants. Le père d’Eilwen reprenait son souffle, et levait les yeux vers sa fille, blême.

Alaia s’enfuit par les airs, tout en se tenant le crâne. Du sang coulait de son nez.

Alaia : « Tu as eu ce que tu méritais…! »

Deryn tomba sur ses genoux à côté de sa sœur, elle ne savait pas quoi faire.

Elle finit par la prendre dans ses bras. Que pouvait-elle faire de plus ?

Cette scène était insupportable, mais tous ceux qui avaient pris part à ce combat ne pouvaient détourner les yeux.

La demoiselle ne versait pas une larme. Elle inspectait le visage de sa sœur, mais on entendait dans sa voix la douleur intenable, et ce, à chaque fois qu’elle murmurait le surnom de sa sœur dans l’espoir que celle-ci se réveille.

Je m’approchais à mon tour, déboussolée. Je ne savais pas quoi dire à Deryn. Je ne savais pas si sa sœur était encore parmi nous. Alors je restais debout, et continuais de regarder, impuissante.

Le comte souleva sa fille dans ses bras, le visage fermé. Deryn le laissa faire sans un mot. Ses doigts tremblaient de fureur.

Gobeithio : « Je t’en prie, Eilwen, tiens bon ! »

J’aidais Deryn à se relever. Elle n’osait même pas me regarder.

Comme un torrent, les chevaliers passaient à côté de nous et se mirent à la poursuite des fugitifs, en vain.

Un homme recouvert de tissus noirs venait de sortir de notre maison, blessé à en perdre du sang à chaque pas, il s’évanouit dans la nature, visiblement vaincu.

Quelques instants après, un homme à la barbe taillée et au style indéniable sortit à son tour en silence, l’air maussade. Il devait s’agir de Lifandi Rokk, et comme s’il ressentait le sentiment de tous ses hommes, il baissait la tête à son tour.

Ellébore : « Deryn… Ne vous en faites pas… Votre sœur… »

Je ne pus finir ma phrase. Elle était de toute évidence vivante, nous l’avions tous compris. Mais cela ne signifiait certainement pas que l’on pouvait se réjouir. Deryn le savait : quelque chose d’irrémédiable était arrivé à sa sœur bien-aimée.

Le calme finit par revenir dans les rues. Tous les criminels impliqués s’étaient enfuis sans laisser de trace. Dans une ruelle de la ville, on avait retrouvé Baldus et Ceirios, inconscients, et grièvement blessés.

Le Duc déclara l’état d’urgence. L’Ordre des chevaliers, la Guilde, et le Conseil des mages furent mobilisés pour patrouiller en permanence dans la cité.

-7-

J’étais dans mon lit, les cheveux détachés, en chemise de nuit , et fixais le plafond. Seule la clarté de la lune apportait de la lumière dans la pièce. Cette journée aussi avait viré au cauchemar. Grâce à l’ingéniosité de monsieur Rokk, il n’y avait aucun mort à déplorer. Et l’on supposait que la seule blessée grave était Eilwen.

Baldus et Ceirios se réveillèrent dans la soirée. Ils avaient manifestement eu de la chance d’être encore en vie, mais leur moral avait pris un coup dur. Mon père interdit toute visite pour Eilwen, et la famille Nefolwyrth dût rentrer.

La salle de soin était la plus large de la maison, et comportait un espace derrière un rideau cousu avec les moyens du bord. Cette simili-chambre avait été scindée en deux à l’arrivée d’Eilwen. Le lit que nous lui avions préparé était séparé par notre rideau de secours du lit de son cousin.

J’étais un étage au-dessus d’eux, et je me redressais en entendant du bruit venant d’en bas. La seule voix que j’entendais était celle de mon père, mais je ne pouvais pas en déduire plus.

Eilwen se serait réveillée ? Ou bien Lucéard ?

Je me levais, et mes pieds nus firent craquer le plancher à mesure que je me rapprochais de la porte de ma chambre.

Elle se referma derrière moi dans un autre grincement. Je m’arrêtais au sommet de l’escalier, et restais dans la pénombre. Une chandelle enchantée que nous avait offert Drevo éclairait la salle d’attente toute la nuit, prête à accueillir ceux qui en auraient besoin. Ces urgences nocturnes n’arrivaient pas plus d’une fois par mois depuis que nous avions passé un accord avec d’autres médecins du quartier pour établir des semaines de garde.

Mon père finit par sortir de la salle de soin. Les doigts serrés autour de la hanse de son bougeoir de chambre, il regardait la flamme sous ses yeux.

Je brûlais à l’idée de lui demander ce qu’il en était, mais son air froid calma aussitôt cette ardeur. Ce fut même lui qui lança la discussion.

Lloyd : « Tu ne dors toujours pas, Ellébore ? »

Sa voix était rauque. La journée avait été longue pour nous tous.

Je descendais pas à pas l’escalier, limitant le travail du bois.

Ellébore : « Je t’ai entendu parler en bas, Eilwen s’est réveillée ? »

Il hocha la tête. C’était bien elle.

Ellébore : « Comment va-t-elle ? »

Lloyd : « Nous avons un peu parlé, elle ne m’a pas évoqué de douleur particulière, mais je lui ai conseillé de se recoucher, elle a encore besoin de repos. »

Je le fixai, toujours aussi inquiète.

Ellébore : « Il n’y a pas que ça, n’est-ce pas ? »

Mon père restait silencieux un instant.

Lloyd : « … »

Ellébore : « Papa, je peux lui parler ? »

Son visage crispé ne pouvait tromper qui que ce soit, il y avait bien une chose qu’il n’avait pas envie de m’annoncer, une chose qu’il n’avait peut-être même pas encore envie de reconnaître.

Lloyd : « Elle a besoin de repos, et toi aussi. Mais si tu y tiens vraiment, ménage-la, s’il te plaît. »

Il posa le bougeoir sur sa paume et me tendit la hanse.

Je pénétrai à la lumière de la mèche dans la salle de soin, et contourna le premier rideau.

La demoiselle, assise sur son lit, fixait la flamme de sa propre chandelle de chevet. Elle semblait exténuée.

Ellébore : « Bonsoir Eilwen. Comment vous sentez-vous ? »

Je m’étais sentie à l’aise lors de nos discussions précédentes. Mais cette fois-ci, il était difficile pour moi de lancer la conversation. Cette situation ne me plaisait pas. Je ne me sentais pas bien du tout de la voir ainsi.

Eilwen : « Je vais bien et vous ? »

Sans même me lancer un regard, elle répondit. Je posais délicatement le bougeoir à côté de la lumière qui semblait l’envoûter.

Ce qui s’était passé en deux jours était très dur pour nous tous. Néanmoins, ce n’était pas le moment de céder à toute cette morosité. J’avais promis, après tout.

Ellébore : « Vous n’avez pas à vous en faire pour moi. »

Lui souris-je affectueusement.

Ellébore : « Vous avez été rudement courageuse tout à l’heure. Vous n’auriez peut-être pas dû vous exposer autant, mais vous m’avez impressionnée. »

Eilwen : « Je n’aurai pas dû…? »

Dit-elle, à moitié dans la lune, ou bien presque détachée.

Peut-être que je ferai mieux de la laisser dormir…

Ellébore : « Je suis soulagée de pouvoir vous parler. Demain, nous préviendrons votre famille. Votre pauvre sœur était morte d’inquiétude. »

Eilwen : « Ah… »

La mention de sa sœur l’avait fait réagir. Mon choix de mot semblait l’avoir inquiétée. Son regard s’assombrit.

Ellébore : « Vous devez être fatiguée, je vais vous laisser tranquille. »

Eilwen : « Je n’ai pas sommeil. »

Presque par réflexe, elle prononça ces mots, et tourna son visage vers moi. Seule la faible lumière des chandelles se reflétait dans ses yeux.

Eilwen…

Je continuais de lui sourire, tout en reprenant le bougeoir. Je n’avais pourtant plus le cœur à ça.

Ellébore : « Il vous faut quand même vous reposer. Vous avez eu beaucoup d’émotions aujourd’hui. »

Elle ne réagit pas, et se mit à regarder dans le vide, une fois de plus.

Je m’éloignai de son lit.

Ellébore : « Je vous souhaite une bonne nuit, Eilwen ! »

Je n’eus pas de réponse, ni même de signe qu’elle m’avait entendue.

À la sortie de la salle de soin, mon père était encore là. Il me vit sortir, les yeux rivés sur le sol.

Je me tournais vers lui, et esquissai un sourire forcé.

Ellébore : « La pauvre, elle doit être encore en état de choc. »

Mon père agita la tête de droite à gauche, lentement, comme s’il hésitait à me confronter à la vérité.

Lloyd : « Ma puce, il n’est pas fréquent de se réveiller en état de choc. »

Le silence de notre maison devint pesant.

Ellébore : « Qu’est-ce que tu veux dire… Papa ? »

Lloyd : « Tu l’as remarqué, toi aussi. J’espère que ça va passer avec du repos, mais je n’ai jamais entendu dire que ce genre de choses était temporaire. Je l’ai… Je l’ai un peu testée, et ça n’a fait que confirmer mes craintes… »

Ellébore : « … »

Son angoisse était communicative. Il poursuivit difficilement.

Lloyd : « Elle présente certains “symptômes” de ce qu’on pourrait considérer comme des… Troubles psychiques. Voire même une forme très tardive de troubles envahissants du développement. »

Ne pas savoir ce que signifiait ces appellations ne m’empêchait pas de frissonner. Je me sentais mal rien qu’en entendant ces mots. Je l’avais effectivement constaté par moi-même, même si j’étais incapable de deviner ce qui n’allait pas, je l’avais ressenti lors de ma brève discussion avec elle.

Lloyd : « Je ne tenais pas à t’en parler avant d’en être sûr. Il faudrait sûrement la garder en observation quelques jours pour en avoir le cœur net. »

Je déposais le bougeoir pour qu’il arrête de trembler.

Ellébore : « Tu veux dire que demain, peut-être que tout ira bien ? »

M’accrocher à cet espoir vain ne rendait pas les choses plus faciles pour qui que ce soit. Après tout, je n’y croyais pas.

Lloyd : « C’est difficile à dire. Je ne connais hélas pas d’expert de ce domaine dans les environs, et je n’en suis pas un. Mais honnêtement, je me doutais que ça allait arriver, ce pourquoi j’ai interdit de visite la famille Nefolwyrth. Je me doutais que si Eilwen se réveillait, ils risquaient d’être dépassés par la situation. »

Mon cœur se faisait plus lourd à mesure qu’il expliquait.

Lloyd : « Elle n’a pas eu de blessure directe de l’attaque que nous avons vu. Et cette femme avait des pouvoirs psychiques. Elle a probablement le pouvoir de briser le mental de ses adversaires. Et puisque Eilwen s’est évanouie sur le coup, j’en ai déduit qu’elle avait réussi. »

Mon père était profondément affecté. Il avait fini par tout m’avouer, ne pouvant probablement pas le garder pour lui davantage. Le voir ainsi ajoutait à ma peine.

Lloyd : « Hélas, même Maulva ne pourrait rien faire contre ça. Je suis désolé d’avoir à te l’annoncer comme ça, Ellébore… Mais il n’y a aucun traitement reconnu pour ce genre de maladie. Là plupart du temps, il faut juste… Apprendre à vivre avec. »

Cette conclusion était dure à encaisser. Mon visage se remplit d’amertume.

Ellébore : « Ce n’est pas juste… »

Ma remarque était vaine et vide de sens, mais je ne trouvais pas les mots pour rendre compte des émotions qui me submergeaient.

Lloyd : « Il va falloir se montrer patient envers cette jeune fille… »

Mon père reprit son éclairage de chevet, et m’invita à le suivre dans l’escalier. Il avait jugé que prolonger cette discussion serait juste pénible pour tout le monde.

Ellébore : « Papa. »

Il entendit dans ma voix quelque chose qui se dissociait de ma tristesse, ce qui attira sa curiosité.

Ellébore : « Pourrais-je l’annoncer à sa famille demain ? »

Cet air résolu sur mon visage le troublait.

Lloyd : « Pourquoi donc ? »

Ellébore : « Tu n’as pas à t’infliger ça une deuxième fois. Je peux m’en occuper moi-même. »

Cette tentative de sourire compatissant avait fait effet. Le docteur soupirait, comme si je venais de lui ôter un poids.

Lloyd : « Merci, ma grenouille. Tu arrives toujours à me redonner du baume au cœur. Mais je pense qu’il vaudrait peut-être mieux qu’ils s’en rendent compte par eux-mêmes en premier lieu. J’espère qu’en faisant comme ça, la nouvelle sera moins dure. »

Ellébore : « Papa… »

Lloyd : « Allez, au lit, ma chouquette ! Sinon, demain, tu ne seras pas aussi jolie qu’aujourd’hui. »

Il avait retrouvé un peu d’entrain.

Ellébore : « Encore ça… »

souris-je en coin.

Après nous être souhaité bonne nuit, on se sépara, et, de retour dans la pénombre de ma chambre, je fixais de nouveau le plafond.

Finalement, être sortie pour voir ce qu’il en était ne me permit pas de dormir sur mes deux oreilles. Et cette vérité qui me tint éveillée, comment la famille Nefolwyrth allait-elle la vivre ?

Une tragédie en appelant une autre, une époque sombre s’annonçait. Les cruels visages qu’on pouvait voir sur tous les avis de recherche reviendraient toujours. Ces gens ne s’arrêteraient pas avant d’avoir tué Lucéard, c’était pour moi une évidence.

Et ils ne reculeront devant rien.



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