Bienvenue à Bord du Fantastique Europalazio
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Chapitre 3 – Déjeuner en compagnie d’un inconnu
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Quand je rouvris les yeux, je remarquai que le paysage extérieur avait fortement changé ; ainsi, les boulevards parisiens noyés sous la grisaille avaient laissé place à un décor un peu plus bucolique ou de larges champs de cultures, tout aussi insipides à regarder, s’étendaient à perte de vue.

Cette campagne, aussi plate qu’un dessous de verre, était tranchée par endroits par de maigres bosquets artificiels ainsi que par des étangs. Quelques maisons champêtres dont le charme, digne des habitations de banlieue, était aux abonnés absents, émergeaient ici et là .

En pleine réflexion, je tentai de me remémorer la destination de cette première escale qui se trouvait être la ville de Nantes, suivie par Bordeaux pour descendre progressivement jusqu’aux Pyrénées en direction de l’Espagne. À moins que ce ne soit directement Toulouse ou Montpellier ? Mince, et dire que j’avais étudié ce périple par cœur.

Certes, l’itinéraire n’était pas nettement inscrit sur le journal officiel de la compagnie. Cependant, j’avais réussi à me procurer une petite brochure imprimée et diffusée par un tiers ayant voyagé à bord de la locomotive il y a une poignée d’années déjà. Pourtant, à mon grand étonnement, il me semblait que nous filions présentement vers l’Est et non vers le Sud lorsqu’en longeant une route, j’aperçus un panneau indiquant les villes d’Épernay et de Reims.

J’espérais me tromper, moi qui m’attendais à visiter la Catalogne, voir le Parc Güell en pleine construction. Passer par la Castille et m’immerger à la période douloureuse des temps de l’Inquisition où Torquemada régnait en maître en plongeant le Royaume d’Espagne dans la terreur religieuse ; tortures, bûchers, autodafés et autres joyeusetés. Arpenter les chemins de Galice jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle pour y rencontrer ces pieux de pèlerins à dos d’âne et en haillons comme des ermites.

Sillonner la république du Portugal, manger des pastéis de nata tout en repensant à l’âge d’or des conquistadors et des navigateurs du quinzième siècle qui régnaient en maîtres sur les mers.

Mais surtout, descendre jusqu’en Andalousie pour y étudier les incroyables richesses des palais mozarabes de l’Alhambra et de l’Alcazar.

Je désirai ardemment m’imprégner de ces innombrables influences, de ces histoires et de ces mythes pour y bâtir un socle solide pour mon prochain roman ; le chef-d’œuvre que je comptais créer à bord de ce train si horriblement cher, mais qui m’apporterait, j’en étais sûr, la fortune et la renommée à venir. Il s’agissait de mon sermon, mon étincelle de vie !

Une voix métallique et grave m’extirpa de mes pensées, résonnant dans ma couche via le petit récepteur radio intégré discrètement dans le mur, juste derrière le bureau :

« Chers voyageurs, nous vous informons que le repas va bientôt vous être servi. Au menu du jour, pour le Lys d’Or, voiture sept : potage de saison, omelette paysanne accompagnée de pommes de terre à l’anglaise et… île flottante pour le dessert. Ou, pour la Casa Veche, située compartiment neuf, feuilleté au chèvre, salade césar et mousse au chocolat. Le capitaine vous souhaite à tous un bon appétit. »

Je haussai un sourcil, perplexe ; le repas semblait étrangement banal au vu de la gastronomie soi-disant exceptionnelle de la restauration à bord. Espérons que les mets seront dignes des éloges que les gens leur portent.

Je fus néanmoins réjoui par cette annonce et me préparai en hâte ; mon ventre criait famine et grognait comme une bête farouche. Il était vrai que je n’avais rien mangé depuis la matinée et les péripéties que j’avais essuyées m’avaient bien affamé.

Dès que j’eus reboutonné mon veston et porté un coup de peigne sur mes cheveux pour ne point paraître négligé en société, je m’emparai de mon monocle et me chaussai. Clés en main, je refermai la porte de ma couchette et me rendis compartiment sept. D’un pas rapide, je traversai le couloir. Dans ma précipitation, j’eus manqué de percuter une femme. Bien avant que je ne m’excuse, celle-ci m’injuria et me traita de « dog » tout en me dardant d’un œil mauvais.

Confus, je m’excusai et m’écartai poliment pour laisser passer cette lady anglaise, au vu de son parlé. Son expression faciale trahissait son arrogance innée avec ses yeux de givre cernés de rides, dissimulés derrière ses lunettes rectangulaires. Le froncement de ce petit nez retroussé à l’arrête plissée donnait à cette dame, proche des soixante ans, des airs de vieille chouette aigrie.

Elle eut un rictus et me dévisagea de haut avant de passer devant moi, marchant d’une allure presque impériale.

Je poursuivis donc ma route, la suivant à bonne distance, moins enchanté à l’idée de croiser d’autres spécimens de son genre. Arrivé dans la salle de réception, je balayai rapidement la pièce du regard à la recherche d’une place puis m’installai à la première disponible, posant dignement mon postérieur sur ce fauteuil à l’assise rembourrée, en velours vert sombre.

Confortablement assis, j’examinai cet espace et la rare clientèle qui s’y trouvait. Celle-ci était majoritairement londonienne et parisienne au vu de leur accoutrement ; cela me semblait logique puisque le départ officiel du Fantastique Europalazio n’était rien d’autre que la gare d’Édimbourg Waverley, en Écosse.

Parmi les six personnes céans, l’une d’elles attira particulièrement mon attention ; cet homme à la peau noire portant un costume gris crème impeccablement repassé et au cou orné d’un petit jabot vert-amande en dentelle. Que de noblesse émanait de ce quadragénaire au visage transpirant tant la bienveillance que la solennité, avec ses yeux noisette brillants et cette fine barbiche noire. Elle était parsemée de poils grisonnant, accordée à ses cheveux de la même couleur, ondulant sur le haut de son crâne comme une houppette.

N’étant absolument pas discret dans ma contemplation, l’inconnu prit son verre de vin du bout des doigts et le leva en mon attention. Courtois, il hocha légèrement de la tête en guise de salutation. Je fis de même après m’être servi un fond de vin rouge, le dévisageant un peu plus franchement. Comment un être tel que lui pouvait se trouver à bord ? Un noir parmi tous ces blancs ou les basanés à venir !

Sans que j’y prête attention, un serveur déposa le potage devant moi. Je détournai mon regard pour me concentrer sur mon plat, passant ma langue le long de mes lèvres tout en humant le breuvage au parfum envoûtant. Puis j’y trempai ma cuillère et la portai à mes lèvres : pomme de terre, carotte et poireau ; un classique, mais parfaitement maîtrisé et assaisonné avec goût.

Tout en mangeant, j’analysais cet énigmatique inconnu, notant discrètement quelques informations dans mon petit calepin ; toujours présent dans la poche de mon veston avec mon fidèle stylographe. J’y inscrivis quelques annotations précises et sporadiques ; de toute évidence, je pense avoir largement l’opportunité et le temps de faire sa connaissance.

Qui était-il pour posséder pareille fortune au point de la gaspiller dans un séjour sans date de retour ? Pas d’alliances ; point d’amoureuse, donc certainement pas pour un mariage de noce. Trop jeune pour qu’il s’agisse d’un cadeau de retraite. Un noble ? Pas de chevalière présente sur son doigt et certainement pas les manières hautaines de ces nantis français ou anglais. Non, monsieur semble abordable. Monsieur semble savant ! Je vois ce petit livre, près de son assiette vide ; un livre de sciences, d’anatomie même ! Monsieur est érudit ou du moins possède-t-il un intérêt pour ce domaine… intéressant.

Le plat principal me fut servi. Avant même que j’eus le temps de relever la tête de mon carnet, un alléchant fumet de lardons et de champignons m’envahit les narines. À peine avais-je porté la fourchette à ma bouche que mes papilles gustatives frétillèrent de plaisir. Diable ! Amenez mon donc le cuisinier que je le salue ! Si je mange ainsi pendant tout le séjour, il me faudrait plus de trois chevaux pour supporter mon poids lors de mon retour à Paris.

J’engloutis mon déjeuner, délaissant totalement mon inconnu pour venir porter ma concentration au niveau de mon palais. Vorace, je rognai jusqu’à la moindre miette de pain ayant eu l’audace de s’échapper de son morceau, pour essuyer mon plat jusqu’à ce qu’il ne reste plus une trace de ce que j’avais mangé ; disparu à jamais dans mon estomac pour glisser progressivement vers mes intestins.

L’île flottante fut également exquise bien que les œufs eurent une saveur et une texture très particulière. Des œufs d’oie peut-être ? Il me fallut trois bouchées pour la savourer intégralement. M’efforçant de rester poli devant ses gens nettement plus fortunés que je l’étais, je me redressai et m’essuyai le bout des lèvres avec ma serviette encore immaculée. En relevant la tête, la place où se tenait mon illustre inconnu était libre.

Ne voulant pas me lever présentement afin de laisser le temps à mon organisme de digérer un peu, je commandai un café et contemplai le reste de l’assemblée. Sur les huit personnes présentes, aucune n’était réellement digne d’intérêt ou ne nécessitait le soin que je m’attarde sur elle. Hormis peut-être cette dame, ma vieille chouette, assise en face de son mari aux airs tout aussi snob.

Elle m’avait traité de « dog », pourtant, plus j’étudiais son mari plus j’avais l’impression que le chien, c’était lui. Non, il ne ressemblait pas à ces bouledogues aux bajoues tombantes avec une légère bave à la commissure des lèvres, dont la panse et le gosier arrondis manquaient de craquer jabots et chemises, compressant à l’extrême cet amas de chair. En revanche, il se rapprochait étrangement de ces grands lévriers maigres aux yeux larmoyants, au museau long et aux traits émaciés, n’ayant que la peau sur les os. J’étais forcé d’avouer que ce monsieur possédait tout de même une certaine majesté dans son port droit et ses gestes rigides.

Commençant à m’ennuyer de ne voir ici aucune présence féminine alléchante, seul jeune au milieu de tous ces vieux, je terminai mon café et me levai, regagnant ma couche pour une seconde sieste, digestive cette fois-ci.

 



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