Bienvenue à Bord du Fantastique Europalazio
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Chapitre 2 – Prendre ses aises
Chapitre 1 – Le départ Menu Chapitre 3 – Déjeuner en compagnie d’un inconnu

J’eus à peine le temps d’esquisser un pas qu’un autre contrôleur, nettement plus âgé que mon roquet du quai, m’accueillit. Je ne pus réprimer un rire à la vue de ce second spécimen qui se trouvait en face de moi. Décidément, Lorenzo De Luca aimait engager des caricatures humaines pour son service à bord, car quel étrange homme que ce vieux monsieur à moitié voûté, aux cheveux gris épars et au nez aussi large que le culot d’une poire. Néanmoins, malgré cette absence capillaire flagrante, monsieur disposait de sourcils broussailleux qui le faisaient ressembler aux monstres des marécages présents dans les livres d’horreur pour enfants. Surtout si l’on prenait le risque de s’attarder sur ses mains crochues, recroquevillées comme des serres.

Aimable je le saluai et lui tendis mon ticket afin qu’il me guide jusqu’à mon emplacement ; ma couche tant convoitée et qui, je l’espère, sera à la hauteur de mes espérances et de son prix délicieusement indécent. De sa main noueuse, il me prit le billet et le poinçonna. Je crus entendre les jointures de ses os craquer alors qu’il appuyait de toutes ses forces sur son perforateur.

Pendant qu’il effectuait ce geste, d’une lenteur exaspérante, je croulais sous le poids de mon bagage ; mon Dieu n’y avait-il donc aucune courtoisie chez ce personnel pour me délester de ce lourd fardeau ? Je pensais au vu du prix faramineux du séjour que ce genre de service nous serait gracieusement offert une fois à bord ! Qu’ils puissent s’en occuper eux-mêmes et nous conduire à notre couche toute à notre aise, mais il faut croire qu’il n’en est rien ! Remarquez, au vu de la consistance de ce vieillard sénile et grabataire, le poids de mon paquetage finirait par l’achever. Un meurtre dès le premier jour à bord, voilà qui ferait un scénario bien accrocheur pour un roman noir, d’autant que le lieu s’y prêtait ; le Crime de l’Europalazio, mieux ! de l’Europe-express pour éviter toute ressemblance avec des firmes réelles.

Agacé de l’attendre, je louchai sur l’inscription brodée sur son veston qui semblait avoir traversé les âges, les siècles même, au vu de son état : Dragomir Vulpesco. Voilà encore un nom issu de la région des Carpates, terrain fertile de légendes aussi lugubres que sublimes paraît-il. J’en ferai bien mon idée d’ici quelques semaines une fois les frontières de la Hongrie franchies pour s’enfoncer progressivement en Transylvanie.

Je me réjouissais déjà du fabuleux programme de ces prochains jours ; celui que je m’étais imaginé mentalement faute d’informations précises pour en connaître les détails.

Malheureusement, mes premières impressions à bord n’étaient pas des plus admirables et je redoutais ce qu’il en serait du service de literie. Et, pire ! Qu’en serait-il des incroyables et inoubliables repas concoctés à bord, que la publicité et les anciens clients ne manquaient pas de vanter en saupoudrant d’éloges. « La gastronomie locale et les succulents mets ont des saveurs diablement exquises que nul autre ne peut reproduire ! ». Tout ceci grâce au talent du chef étoilé, un prodige disaient-ils, qui demeurait dans l’anonymat.

Dès que le pauvre homme eut enfin terminé de poinçonner mon ticket, il me salua d’une courbette, faisant craquer l’ensemble de sa moelle épinière. Il se redressa et me demanda humblement de le suivre. Sans me le demander, agrippa l’anse de mon bagage qu’il souleva avec une aisance édifiante.

Abasourdi, je restai immobile et le regardai s’éloigner avec mes affaires en main, le port droit et la démarche assurée ; à peine ma valise pesait-elle le poids d’une plume.

Sans réfléchir outre mesure, je le suivis dans ce beau corridor marqueté d’un bois clair et brillant. Le plafond était parcouru de long en large par un réseau de tubes en cuivre rutilant joliment ordonné. Le wagon s’ouvrait sur la droite par une rangée de grandes fenêtres bardées de rideaux de velours rouge brodés d’or. Tandis qu’à gauche se succédait une allée de portes avec pour chacune d’elle un numéro en chiffre romain inscrit.

Il s’arrêta devant la numéro II, l’ouvrit avec la clé allouée et me laissa entrer. Puis, après avoir déposé mon bagage sur le pas de la porte, il m’adressa une dernière courbette et partit en silence.

Enfin délesté de mon fardeau et en sécurité dans mon espace vital, dédié uniquement à ma seule personne, je soufflai et m’étirai de tout mon long. Tout en détendant mes muscles courbaturés et abîmés par l’effort, je poussai un soupir d’aise.

Chose faite, j’ôtai mon veston trempé de sueur à l’odeur rance, que je posai délicatement sur la chaise présente devant un bureau. Bien que petit, le meuble paraissait fonctionnel avec ses rangées de tiroirs et sa lampe de chevet d’un style Art déco. Par réflexe, je fis pianoter mes doigts sur la surface, observant les lieux avec curiosité.

La pièce n’était pas bien grande, constat indéniable, mais correspondait en tout point à la description faite sur la brochure du catalogue ; un grand lit à plume, dont la literie d’un blanc immaculé sentait une agréable odeur de lessive et se révélait au toucher aussi doux que la peau d’une jeune femme. À ma grande satisfaction, celui-ci était assez large pour y accueillir une seconde personne si la solitude de ces longs mois d’errance à bord devenait trop pesante.

Ma couche disposait également d’une discrète armoire de rangement en bois laqué savamment intégré dans les parois décorées de miroirs et de frises marquetées d’ivoire ; un chic assez clinquant, mais qui s’accordait parfaitement avec la verrerie écrue du plafond, parcouru là encore de ce réseau de tubes cuivrés.

— Mais à quoi servent tous ses tubes ? ne puis-je m’empêcher de penser. Pour les cuisines ? L’eau courante ?

Mon regard se posa sur le mini bar situé juste en face de mon lit.

— Oh oh ! Voilà qui est intéressant ! m’exclamai-je.

Réjoui, je m’y rendis et me servis un verre de whisky, l’un des deux spiritueux proposés en plus d’une bouteille d’absinthe hors de prix.

Mon verre en main, je bus une gorgée et entrai dans la salle de bain privative attenante à ma chambre. Celle-ci possédait tout le confort nécessaire à un dandy de ma veine. Je prendrais plaisir à m’attarder des heures durant dans ce petit espace recouvert de marbre blanc strié.

Tout en buvant mon verre, je me trémoussais devant ce miroir pour y contempler mon reflet de bellâtre qui, sans me vanter, me permettait de charmer sans grande peine quelques oiselles aux atours convoités.

— À condition qu’elles ne soient pas vénales ou exigeantes financièrement, soupirai-je.

J’espérais vivement qu’il y ait à bord demoiselles et femmes au charme indéniable qui puisse émoustiller un tant soit peu mes ardeurs de jeune mâle en mal de cajoleries ; célibataire, mariée, divorcée, veuve… qu’importe ! Tant que la silhouette est harmonieuse et la créature aisément accessible, ou non farouche tout du moins, pour se laisser volontiers cueillir. Moi qui ai si longtemps préféré l’esprit à la beauté, je vois aujourd’hui ces valeurs totalement inversées.

Tout ceci pour oublier enfin cette garce de Louise ! M’accorder une petite revanche sur cette gent féminine pernicieuse et manipulatrice ; des vipères sous leur minois de chaton. Comment a-t-elle osé blesser l’homme admirable que je suis ! Moi qui étais si prévoyant, si généreux, aux petits soins pour satisfaire tous les petits plaisirs égoïstes de mademoiselle, et ce pendant trois ans ! Tout ça pour la retrouver suspendue aux bras d’un autre, ou plutôt devrais-je dire, pourfendue sur le manche d’un autre ; un militaire, officier du surcroît ! « Riche, beau, intelligent et famille notable… ». Rien n’était trop bien pour cette perfide traîtresse que l’appât d’une vie de luxe titillait depuis sa tendre jeunesse.

Ah c’est sûr ! Ce n’était pas avec le modeste écrivain que j’étais que la fortune croulerait à nos pieds ; le cadet d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale, possesseur de terres et de biens matériels, mais relativement pauvre en argent palpable.

J’avais quitté ma campagne bourguignonne pour m’installer à Paris dans l’espoir d’accroître ma renommée et d’enrichir mon esprit littéraire de mille anecdotes et de rencontres. Jusqu’à il y a peu, j’habitais sur les grands boulevards dans une chambre de bonne, de vingt mètres carrés tout de même, située au quatrième étage d’un immeuble sous mansarde et payée par mes soins à un prix trop indécent pour l’annoncer au monde.

Et dire que j’avais vendu ce satané appartement à un jeune étudiant tout aussi crédule que je l’étais à l’époque où je l’avais acheté, il y a sept ans de cela.

Sans scrupule, je lui avais vanté les mérites de ce logement idéalement situé, proche des commerces et des universités. Il disposait d’un chauffage centralisé au gaz et de l’eau courante. Mais je m’étais gardé de lui avouer que les murs étaient si fins que l’on entendait les voisins murmurer, copuler même pour certains pour qui les joies du plaisir sexuel semblaient s’éterniser de jour comme de nuit.

J’avais aussi omis de lui dire que l’humidité était telle que les murs sentaient le moisi dès lors que l’on enlevait l’odeur de mon parfum à forte note d’iris. Ou bien que des rats sillonnaient de long en large les parquets du couloir à la recherche de nourriture. Cette perfide vermine faisait tinter ses petites griffes sur le plancher grinçant une fois la nuit tombée et laissait derrière elle des traces de son passage que la concierge balayait chaque matin en pestant.

Oui, je l’avoue j’avais vraiment été un scélérat d’avoir scotomisé tant de points négatifs. Mais au moins pouvais-je à présent jouir dignement de mon argent en profitant de mon séjour à bord de ce train fantasque et espérer regagner un soupçon d’intérêt à mon existence.

N’ayant encore ni l’énergie ni l’ambition d’explorer mon nouvel environnement, j’ouvris ma valise et rangeai une à une mes affaires. J’avais presque terminé lorsque je tombai sur une photo que j’avais ramené avec moi, celle de ma remise de diplôme de lettres avec mes camarades de classe où Louise était également présente.

Les larmes aux yeux à sa vue, je la rangeai aussitôt. Il allait falloir que j’apprenne à surmonter mon état dépressif. Oublier cet abandon soudain et effacer cette dure réalité morose, d’une incommensurable fadeur.

Je m’emparai de mes cahiers et les rangeai dans les tiroirs, ne gardant en main que mon manuscrit à peine entamé, truffé de fautes et dont l’histoire, totalement banale, présentait déjà bon nombre d’incohérences.

J’étais un écrivain sans inspiration ni réel talent, vivotant sur de petits projets. Dépourvu d’entrain, je cherchais en permanence des idées qui semblaient ne jamais venir. Heureusement, je possédais assez de fortune pour vivre correctement et soigner mon physique. Ainsi je dépensais une bonne partie de mes paies dans l’achat de nouveaux vêtements et accessoires. J’effectuais tout ceci pour impressionner les foules, les amis et les femmes surtout ; une bien piètre satisfaction quand on y pense, surtout lorsque je m’étais rendu compte que les écrits que je pondais étaient nettement moins appréciés que ma générosité à toujours vouloir gâter autrui.

Manipulé ? Oui je l’ai été, par tous ceux qui me connaissent évidemment. Déçu ? Je le suis encore, mais au moins aurais-je eu la bonne occasion de me délester de tous ces faux amis que seul mon argent aguichait.

Finalement mère avait raison, je suis un oisillon affligeant et décevant qui ne parviendra jamais à rien par lui-même ; un raté en somme. Quoi de plus normal pour le cadet, l’enfant indésiré, d’une fratrie que la mère délaisse, engageant tous ses espoirs sur son aîné adoré. François était le seul marmot qu’elle avait souhaité avant que la vie, grâce aux assauts répétés de mon père fou amoureux de cette femme hystérique, ne lui en accorde trois de plus.

Épuisé par ma course matinale, je me dévêtis et me glissai sous ces couvertures moelleuses, délicieusement agréables au toucher. Allongé, je pris le mot de bienvenue posé sur mon bureau, entre une sonnette en argent et un soliflore décoré d’une rose rouge, et le lus :

« Bienvenue à bord du Fantastique Europalazio monsieur Théophile Chasselas, en espérant que la chambre soit à votre convenance pour que vous jouissiez de tout le meilleur que notre compagnie puisse vous accorder.

Les heures de repas et les horaires d’ouvertures des wagons bars ainsi que toute autre information annexe, sont inscrits dans le livret, rangé dans votre tiroir de bureau.

P-S : Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez Matthias avec la sonnette mise à disposition. »



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