A travers la brume matinale, Timothy Wimbledon distinguait vaguement les drapeaux qui flottaient au sommet des tours de la ville.
Il leva les yeux, s’efforçant d’identifier l’emblème représenté sur la bannière. Ce voilier qui avait pour motif une couronne sur fond vert appartenait indéniablement à sa sœur, Garcia Wimbledon. C’était la plus grande bannière de la ville.
La seconde représentait un serpent tournoyant autour d’une pagode sur fond blanc. Cet emblème appartenait à la famille Bayer. Lorsque Timothy avait pris conscience de ce drapeau pour la première fois, un sentiment de mépris s’était levé dans son cœur. Non seulement ceux-ci étaient venus chercher refuge sous la protection de la Reine de Clearwater, mais ils avaient eu suffisamment d’orgueil pour suspendre leur bannière au-dessus de la ville. Le comble de l’insolence.
« Attendez un peu que je vous attrape, Earl Bayer, je vais vous le faire manger, votre drapeau », pensa le Prince.
Enfin, la Tour du Lion Rouge, appartenait à la non moins éhontée famille Sheet. En la voyant, Timothy ne laissa rien paraître, mais au fond de lui, Elin Sheet était déjà condamné à mort, comme Toman Bayer. Il était certain que tous deux allaient manger leur drapeau!
– « monsieur Neiman, hissez ma bannière, celle du Royaume de Graycastle », ordonna-t-il.
– « A vos ordres, Votre Majesté », acquiesça le chevalier qui se précipita vers les troupes derrière eux : « Longue vie au Roi! Hissez le drapeau! »
Le roi nouvellement couronné se retourna et vit monter sa bannière, un drapeau gris qui ondulait sous le vent. Majestueux et impressionnant, celui-ci arborait un motif peint en noir représentant une immense tour accompagnée de deux lances croisées de chaque côté. C’était l’emblème du roi de Graycastle.
– « Sous cette bannière, je condamnerai tous les traîtres pour leurs crimes contre le trône. »
Au moment où Timothy avait eu connaissance de la déclaration d’indépendance de Garcia, il prit immédiatement des mesures pour lui montrer sa réponse, mobilisant toutes ses troupes et celles du duc de l’Est avec l’ordre d’attaquer Eagle City. Bien que son assurance ait été nettement ébranlée par l’action inattendue et rapide de Garcia, il affichait un calme qui tendait à renforcer la confiance de son ministre et soutien.
Il fallut environ un mois avant que ses vassaux et leurs troupes ne se réunissent. Puis ceux-ci mirent une semaine pour atteindre l’Est et de là, encore une quinzaine de jours pour arriver à destination.
Timothy n’était finalement arrivé à Eagle City que la veille au soir, alors que le soleil déclinait déjà. Heureusement, les Mois des Démons n’avaient pas affecté leur marche : contrairement à Border Town, la voie qui menait au Sud n’était pas bloquée par la neige. Les routes, encore plus solides sous l’effet du froid, permettaient ainsi aux chariots transportant la nourriture et à ses soldats de se déplacer plus vite que d’habitude.
L’armée de Timothy était très importante. Ses forces comprenaient principalement ses propres gardes, les Chevaliers de la Cité du Roi et les forces spéciales du Duc de la Frontière Orientale, Frances. Cela représentait un total de six mille hommes divisés en trois bataillons, dont mille appartenaient aux rangs solidement entraînés et équipés des chevaliers. Selon les renseignements fiables qu’il était parvenu à collecter, les troupes de Garcia comptaient moins de trois mille hommes dont la plupart étaient du Port de Clearwater. Ces anciens agriculteurs et hommes d’affaires n’avaient fait que s’emparer de la première arme qui leur tombait sous la main. En aucun cas ceux-ci ne représentaient une menace pour ses authentiques chevaliers.
Lorsque son ministre des Finances, Sir Arthur Golddess, eût connaissance des plans de bataille de Timothy, il souleva immédiatement des objections. Après les Mois des Démons, l’exploitation agricole constituait la plus haute priorité : si les agriculteurs étaient recrutés dans ses troupes, cela risquait d’affecter la future récolte.
Devant cette objection sensée, Timothy ne contraignit pas ses vassaux à déployer leurs serfs. A la place, il leur fallut convoquer des affranchis et les envoyer assumer la responsabilité de la livraison et de la logistique. Ainsi, même s’ils devaient se battre au Sud, cela n’aurait pas d’incidence sur la récolte à l’automne.
Du point de vue de Timothy, quoi qu’il ait à faire, Garcia ne devait pas demeurer plus longtemps au sud de son royaume.
Eagle City n’était pas une ville très développée. A l’origine, ce n’était qu’un lieu commercial situé au carrefour des villes environnantes. Mais par la suite, moins d’un siècle plus tôt, il avait pris de plus en plus d’importance en tant que tel et, progressivement, avait fini par se développer et devenir une ville. Le Seigneur, qui formait le projet de promouvoir davantage l’importance de cette place commerciale, avait décidé de ne pas faire construire de murs insurmontables.
Quelle pouvait-être la force d’une armée composée de trois mille civils et des hommes de deux Comtes ? Plus tôt Timothy prendrait ses contre-mesures, plus il avait de chances de gagner. S’il lui laissait ne serait-ce que le temps de respirer, sa sœur reprendrait rapidement tout le territoire du Sud et il lui serait alors difficile de la repousser.
Après une nuit de repos et un bon repas, ses troupes étaient maintenant prêtes à se battre. Le soleil passa graduellement d’un orange pâle à de l’or brillant, dispersant le brouillard du matin. Bientôt, Timothy put voir les murs de la Terre colorée d’Eagle City.
Aux yeux du nouveau roi, ceux-ci ne méritaient pas le nom de murs. Tout au mieux pouvait-on appeler cela une motte de terre. Un chemin d’accès reliait le bas de cette pente au sommet, aussi, même sans échelles de siège, ses troupes pouvaient grimper à pied. En outre, cette déclinaison, qui n’était pas plus haute qu’un homme, avait une largeur suffisante pour que quelqu’un puisse se tenir dessus. Si ce soi-disant mur pouvait arrêter les réfugiés et les bandits, il ne saurait constituer un rempart contre des soldats lourdement armés.
Les murs de cette ville n’abritaient visiblement que peu d’habitants, qui ne semblaient pas préparés à la défendre.
– « Votre Majesté, la cavalerie chargée d’observer la Porte Sud est rentrée faire son rapport. Ils ont vu partir un groupe d’hommes et de chevaux », l’informa Le chevalier Linden qui accourait vers le Roi, tenant son cheval par la bride.
Timothy se tourna vers le Duc Frances et dit avec un regard avisé :
– « On dirait qu’elle s’apprête à fuir. »
Le Duc regarda attentivement et hocha la tête :
– « C’est très probable, et l’on peut considérer que c’est un acte décisif de sa part. Eagle City n’est pas apte à soutenir un siège, si elle tentait de défendre cette ville avec ses troupes, ce serait gagné d’avance pour nous. Les choses se passent exactement comme vous l’aviez prévu lors de la réunion militaire d’hier soir. Elle ne s’attendait vraiment pas à ce que nous réagissions si vite », ajouta-t-il en riant.
– « Nous sommes arrivés au bon moment », répondit Timothy. « Elle n’aurait pas pu fuir de nuit, même si elle l’avait voulu. »
– « Vous avez raison, marcher pendant la nuit est un grand tabou. Si elle l’avait fait, et que nous ayons pris l’initiative d’attaquer, ses troupes se seraient facilement effondrées. Et lorsque cela se produit la nuit, il est rare que les troupes puissent se reformer. Même si elle était parvenue à fuir vers le port de Clearwater, cela n’aurait fait que retarder l’inévitable. »
– « C’est pourquoi ma chère sœur a dû attendre le matin pour ordonner à ses troupes de se retirer », conclut Timothy. Il regarda d’un air satisfait le château d’Eagle City qui semblait attendre qu’il s’en empare. « Ce doit être dur pour Garcia, après tout ce qu’elle a fait, mais les choses n’ont pas tourné comme elle l’avait prévu. »
Garcia était trop attachée au statut symbolique d’Eagle City, et aux possibilités qu’elle entrevoyait en positionnant des troupes à cet endroit. Avoir la main mise sur le manoir du gardien de la Frontière Méridionale lui aurait permis de conquérir plus facilement les cœurs de la noblesse du Sud. Mais ces avantages comportaient des risques.
Timothy avait intentionnellement envoyé une armée marcher lentement sur la route pour faire diversion, pendant qu’une division de cavalerie se précipitait vers l’est, sans infanterie.
Suivait un chariot qui transportait les rations nécessaires. En arrivant au manoir du Duc, ils prirent le reste de la cavalerie avec eux et contournèrent Eagle City pour approcher la ville du côté opposé. La première mission de la cavalerie fut de bloquer toutes les routes, réduisant la capacité des espions à transmettre les messages.
Mais on ne pouvait dissimuler éternellement une activité militaire de cette ampleur. Garcia avait dû être prévenue de leur attaque deux à trois jours avant qu’ils n’approchent. Aussi, leur retraite ce matin-là avait-elle l’air d’un mouvement précipité. Il ne leur fallait qu’une journée de marche pour parcourir la distance qui séparait Eagle City de Clearwater. Même s’ils avaient de bonnes jambes, Timothy n’aurait aucune peine à les rattraper avec son unité de cavalerie pour les tuer, ce qui entraînerait naturellement l’effondrement des ridicules forces armées de sa sœur.
Malheureusement, même si elle renvoyait ses troupes de trois mille hommes, Garcia avait toujours une chance d’échapper aux griffes de Timothy en quittant la ville à cheval. Il lui serait facile de rester en vie et de rentrer au Port de Clearwater.
« Même si elle parvient à s’enfuir, je mettrai fin à cette farce », pensa-t-il.
– « Votre Majesté, d’après le plan précédemment établi, c’est ici que nous devons nous séparer », déclara le Duc Frances. « Vous m’attendrez au centre de la ville après l’avoir contournée et attaqué par la Porte Sud, c’est bien ce qui était convenu? Et si nous rencontrons une forte résistance ou un obstacle, il nous faudra faire un détour. »
– « Je continue à penser qu’il est préférable que j’attaque par le sud-ouest », rétorqua Timothy : « Pour nous autres chevaliers, il n’est pas facile de se déplacer dans ces rues étroites, et Garcia peut également empêcher nos troupes d’avancer en bloquant les rues avec un tas de débris. Même si nous devons faire un détour et nous battre de nuit, rien ne nous empêchera de les chasser et de les massacrer. »
– « Dans ce cas, j’y vais, Votre Majesté »
– « Soyez prudent », l’avertit Timothy : « Même si Garcia n’avait plus aucune troupe dans la ville, elle aurait pu laisser de nombreux pièges derrière elle. Soyez également sur vos gardes dans ces rues étroites, il pourrait encore y avoir beaucoup de gens dans les maisons. Ils attendent le bon moment pour vous tendre une embuscade. Tuez tous ceux que vous croiserez, vous ne devez rien laisser qui puisse menacer votre sécurité. »
Le Duc Frances éclata d’un rire franc :
– « Ha, ha, ha ! Rassurez-vous, Votre Majesté, j’ai suivi votre père dans de nombreuses batailles, j’ai personnellement coupé des centaines de têtes et jusqu’à présent je n’ai jamais été blessé. » Il agita la main et ordonna à sa garde : « A l’attaque! »
Les troupes derrière lui se mirent en place, se séparant en plusieurs formations sous la direction de chevaliers et se dirigèrent vers Eagle City. La première ligne était composée des affranchis, suivies des mercenaires en armure. C’était la force principale du siège. Les chevaliers du duc, quant à eux, étaient pleinement attentifs à ses ordres.
Timothy attendit que les forces principales atteignent les murs, puis conduisit les chevaliers et leurs écuyers en direction du sud-ouest.