Chapitre 122 – Un ennemi différent
En entendant la question de l’Apothicaire joufflu, Klein sourit intérieurement et prit une expression stoïque.
– « À partir du moment où vous effectuez le premier paiement… »
Darkwill n’hésita pas : il prit une énorme liasse de billets qu’il compta, le cœur serré d’avoir à sortir de l’argent.
– « Voici 300 Livres. Vous pouvez tenir votre promesse. »
Klein prit les billets et acquiesça.
– « Aucun problème. »
Darkwill se sentit aussitôt soulagé, comme le serait une personne en train de se noyer et qui aurait finalement réussi à agripper une bouée.
Une demi-heure plus tard, à l’auberge Teana, Darkwill, hébété regardait le puissant Gehrman Sparrow dire au comptoir de la réception :
– « Je change de chambre. Donnez-moi une suite luxueuse. »
Sur ce, Klein recula de deux pas comme pour céder sa place à l’Apothicaire.
Darkwill ravala sa salive et demanda, hésitant :
– « C’est moi qui paie ? »
– « Durant la mission, tous les frais sont à la charge de l’employeur. C’est la règle chez les aventuriers », répondit le jeune homme sans changer d’expression.
Je serais bien bête de vous croire ! Je devrais aussi payer si vous faites appel à des prostituées du Théâtre Rouge ? se dit Darkwill en esquissant un sourire.
– « Nous pourrions prendre une chambre ordinaire. Cela facilitera le travail de protection. »
– « Dans ce cas, vous resterez seul », répondit Klein qui n’avait aucun effort à faire pour jouer son personnage de Gehrman Sparrow.
Darkwill se mit à rire, puis se dirigea vers le comptoir et demanda, impassible :
– « Une suite luxueuse. »
Une fois enregistré, Darkwill prit la plus petite chambre, puis ouvrit la fenêtre afin de laisser une « ouverture » pour M. Harry. Il sortit ensuite de sa poche la boîte à bagues et vérifia la position de l’étrange dé.
Ayant constaté qu’il n’avait pas bougé et était toujours sur le quatre, l’Apothicaire poussa un soupir de soulagement.
…
Backlund, dans une maison ordinaire.
Ince Zangwill, qui dormait, se réveilla et la première chose qu’il fit fut de s’examiner.
Il devait le faire chaque jour car en effet, il n’avait aucune idée du genre d’histoire que 0-08 composerait pendant son sommeil et des incidents que cela pouvait entraîner.
Après s’être assuré qu’il n’était pas blessé, Ince Zangwill enfila une paire de bottes en cuir brillant et se leva.
Sans surprise, 0-08 reposait tranquillement sur son bureau comme s’il s’agissait d’une plume ordinaire.
Cependant, il l’avait enfermé dans une boîte métallique couverte de symboles et de signes magiques.
L’estomac noué, Ince Zangwill s’approcha et saisit 0-08. De sa main libre, il ouvrit le carnet posé près de lui et s’aperçut qu’il contenait une nouvelle page de texte.
« Ince Zangwill ne se souvenait pas de ce qu’il avait fait la nuit dernière, mais il sentait qu’il y avait un problème.
« Il se regarda dans le miroir et eut un peu de peine à reconnaître son reflet, comme si son corps avait donné naissance à un autre Zangwill.
« Il baissa les yeux et constata sous ses ongles des étrangetés bien visibles. Cependant, il eut beau essayer de se rappeler ce qu’il avait fait la nuit passée, il n’y parvenait pas… »
Instinctivement, Zangwill se tourna vers le miroir en pieds et constata qu’il était toujours aveugle d’un œil. Son visage taillé à la classique n’avait pas pris une seule ride, mais sa bouche esquissait un léger sourire qui contrastait terriblement avec son regard lourd.
L’homme eut alors l’impression que son visage était un peu livide. Il avait des cernes sous les yeux et cela allait de pair avec ce sourire qu’il ne parvenait pas à comprendre. Il avait l’air sinistre, cruel et étrange.
Il leva les mains, baissa la tête et vit des taches noires sous ses ongles. On aurait dit qu’il avait passé la moitié de la nuit à déterrer des racines dans le jardin.
Bien qu’il fût passé de la voie de la Mort à celle de la Nuit et soit devenu Veilleur de Nuit, Zangwill n’avait pas perdu les pouvoirs Transcendants qu’il possédait auparavant. C’était toujours un puissant Guide Spirituel, un Guide Spirituel dans le domaine des esprits défunts, c’est pourquoi la pensée lui vint aussitôt d’entrer en communication avec les esprits à l’intérieur et à l’extérieur de la maison pour comprendre ce qui s’est passé la nuit précédente.
C’est alors que du coin de l’œil, il aperçut le dernier passage du carnet.
« Ince Zangwill a tenté de canaliser des esprits, mais il s’est rendu compte que cela ne servait à rien. C’était comme si une personne d’une profession similaire avait effacé tous les indices. Il était très inquiet, ne sachant pas ce dans quoi il s’était embarqué la nuit précédente. »
Le visage grave, Zangwill tenta de canaliser les esprits, mais comme il s’y attendait, il n’obtint aucun résultat qui puisse être qualifié d’agréable surprise.
…
Le mercredi matin, au Bar de la Feuille d’Amyris dont le patron fantôme avait été remplacé…
Klein se dirigea vers une ruelle isolée et vit Oz Kent qui portait une minuscule valise.
– « Votre prime », dit-il en la lui lançant.
Il ne s’agissait pas de la prime au sens propre du terme, mais d’une avance de la part de l’armée, la prime concernant le bureau du gouverneur général et le ministère des Finances du royaume. La procédure était compliquée et nécessitait au moins trois jours.
Klein attrapa la valise et l’ouvrit sur-le-champ. Il y avait là des liasses bien rangées, la plupart en coupures d’une ou de cinq Livres.
– « 5 400 Livres au total », dit Oz Kent avec un sourire forcé. « Pour notre part, nous n’avons rien pris. ».
S’il s’était agi d’un autre aventurier, il lui aurait remis tout au plus 4 000 Livres, le reste revenant au personnel impliqué dans toute la procédure.
Mais face à ce fou à peu près aussi puissant qu’un amiral pirate, il ne pouvait faire que du bénévolat de crainte que celui-ci ne l’exécute sur le champ.
Klein saisit une liasse de billets et l’agita.
Les militaires ne risquent pas de me tromper avec de faux billets…
5 400 Livres… Caché tout près de la ruelle, Darkwill entendit les paroles d’Oz Kent et jeta secrètement un coup d’œil à la valise. Les liasses de billets semblaient l’aveugler.
C’était la première fois qu’il voyait autant d’argent rassemblé.
Le métier d’aventurier est vraiment rentable. Traquer et tuer un pirate rapporte des milliers de Livres. Me protéger lui rapporte 1 000 Livres plus une requête, et il peut occasionnellement tomber sur des épaves et des trésors… Pourquoi suis-je devenu Apothicaire plutôt qu’aventurier ? Si j’avais su, j’aurais choisi cette voie Transcendante qui porte chance… se dit le gros homme avec une singulière admiration.
Mais très vite, il revint à la réalité. La plupart des aventuriers ne menaient pas une vie aussi aisée. Même s’ils parvenaient à gagner de l’argent, un tiers de leurs revenus était reversé aux apothicaires, soit pour soigner leurs blessures et éliminer toute lésion latente, soit pour acheter des remèdes destinés à agrémenter le plaisir et à traiter des maladies inavouables.
Le métier d’Apothicaire est quand même plus sûr… soupira intérieurement Darkwill.
Klein, qui n’avait compté qu’approximativement la somme, referma la valise et dit à Oz Kent :
– « Je vais quitter Bayam pour un certain temps. Si j’ai des informations, comment dois-je vous les communiquer ? »
– « Vous quittez Bayam ? »
Oz Kent trouvait cela étrange.
Klein hocha légèrement la tête :
– « On m’a confié une mission en tant que garde du corps. »
Oz Kent, qui commençait à comprendre, en ressentit un soulagement déconcertant.
Si ce fou reste longtemps à Bayam, il finira un jour par poser problème… Mieux vaut qu’il parte en mer combattre des pirates…
– « Vous pouvez m’envoyer un télégramme en indiquant mon adresse. Nous avons des gens au bureau du télégraphe. »
– « D’accord », répondit simplement Klein avant de quitter la ruelle dans son manteau de tweed noir, la mallette à la main.
Il rejoignit Darkwill et tous deux prirent la direction du port avec l’intention de prendre le premier paquebot pour l’île d’Oravi. Le hibou, qui volait entre les arbres, réapparut furtivement. Ils avaient acheté leurs billets au noir la veille au soir.
Une demi-heure avant l’embarquement, Darkwill tremblait d’angoisse. Il craignait que la personne qui avait trahi son professeur ne se précipite soudain sur lui et ne l’attaque.
Ce sentiment persista jusqu’à ce qu’il pénètre dans la cabine de première classe qui lui revenait. Une fois le paquebot au large, il serait difficile aux Transcendants ne possédant pas la capacité de voler ni leurs propres vaisseaux de l’intercepter.
Démarrez vite… Démarrez vite … marmonna Darkwill pour lui-même en regardant par la fenêtre.
Le hibou, qui l’avait suivi, vint se percher sur son épaule gauche. Klein s’assit sur une chaise, prêt à faire face à toute attaque éventuelle.
Soudain, le ciel s’assombrit et le vent se mit à hurler de plus en plus fort. L’humidité de l’air augmentait considérablement.
– « Une tempête ? » s’exclama Darkwill, la bouche grande ouverte.
Le navire risque de ne pas partir à l’heure prévue. Il se pourrait même qu’il ait plusieurs heures de retard !
L’Apothicaire ne pourrait faire face à tous ces risques inutiles !
Il tourna la tête vers Gehrman Sparrow et eut un sourire forcé.
– « Avez-vous des solutions ? »
J’en ai une. Vous pourriez, par exemple, prier immédiatement le Dieu de la Mer et je répondrai à votre prière depuis le brouillard gris. Je vais disperser la tempête… Mais il ne fait aucun doute que dans quelques minutes – voire quelques secondes – Jahn Kottman, le Roi des Mers va surgir et attaquer plus tôt que prévu…
– « Je ne suis qu’un aventurier », répondit calmement Klein.
Sachant qu’il n’aurait pas dû avoir d’attentes, Darkwill maudit intérieurement la météo et se tourna vers la fenêtre pour voir ce qu’il en était.
Un éclair argenté le frappa avant même que Klein ne puisse réagir.
Darkwill s’effondra aussitôt, pris de convulsions, tandis que de la fumée s’échappait de son corps. Il avait la peau carbonisée et des serpents de foudre bourdonnaient.
Klein était presque en état de choc. C’était la première fois qu’il voyait quelqu’un se faire frapper par la foudre durant un orage.
C’est vraiment pas de chance… se dit-il, oubliant un instant de secourir Darkwill.
Durant quelques secondes, M. Harry, lui aussi, demeura stupéfait, puis s’écria :
– « Vite ! Vite ! Il y a un flacon dans sa seconde poche secrète de gauche. Donnez-le-lui ! »
Ce hibou sait parler…
Klein haussa les sourcils, fit quelques pas en avant, se pencha et ayant trouvé un flacon de remède rouge sang, iI le versa dans la gorge de l’Apothicaire.
Au bout de quelques minutes, Darkwill reprit enfin ses esprits. Alors que sa peau noire et carbonisée se détachait, il se leva avec difficulté.
– « Je… je vais soigner mes blessures. »
Il tituba jusqu’à sa chambre, ferma la porte à clé puis prit la boîte à bagues et l’ouvrit, l’air grave.
Bien qu’il n’eût presque pas de place, le dé avait roulé et l’on pouvait voir, sur sa face supérieure, deux points rouges.
Resté dans le salon à l’extérieur, Klein se remémora tout ce qui s’était passé et fronça les sourcils.
Il avait le sentiment déroutant que l’ennemi qu’il allait affronter au cours de cette mission serait différent de ceux auxquels il avait fait face jusque-là.
Lorsque Darkwill revint, partiellement remis, Klein se rassit et se pencha légèrement en avant.
– « Expliquez-moi. C’est déterminant quant à la façon dont je vais devoir vous protéger. »
