Chapitre 3 : C’était un nom banal, mais…
Au bout d’un certain temps, Shuanger commença à comprendre. Ce garçon ne se moquait pas délibérément, il n’avait simplement pas compris ce qu’elle voulait dire. En regardant son visage calme, sans savoir pourquoi, elle se sentait de plus en plus fâchée.
– « Vous allez mourir », dit-elle, en colère.
– « Tout le monde devra mourir un jour », répondit Chen Changsheng en la fixant de ses grands yeux.
– « Vous savez bien que ce n’est pas ce que je voulais dire », répliqua la jeune fille.
Chen Changsheng la regarda et dit gravement :
– « Je vous remercie de m’avoir dit tout cela. »
Le visage de Shuanger s’assombrit légèrement, elle poursuivit :
– « Si Mme Xu souhaite annuler ce mariage, il vous suffit de donner votre accord. Chacun récolte ce qu’il sème, pourquoi vous avez dit avec colère que vous étiez venu pour annuler cet engagement ? L’avez-vous fait pour sauver votre dignité ? Mais si c’est le cas, pourquoi avoir finalement changé d’avis ? Ce n’est pas une façon d’agir.»
– « En fait, j’étais vraiment venu pour annuler ce mariage. Que vous le croyez ou non n’a aucune importance. L’essentiel est qu’à présent, je n’ai plus l’intention de l’annuler. »
– « Pourquoi ? »
Chen Changsheng inclina la tête et réfléchit quelques secondes, un sourire innocent éclaira peu à peu son visage. A tous les coups, il essayait de trouver une bonne raison de se convaincre.
– « Parce que personne ne m’a demandé mon nom », répondit-il.
Shuanger ne pouvait pas comprendre.
« Depuis mon entrée dans cette maison, que ce soit Mme Xu ou vous, personne ne m’a demandé mon nom. »
Chen Changsheng la regarda et poursuivit, le plus sérieusement du monde : « Je m’appelle Chen Changsheng. Je sais que mon nom est très ordinaire, mais mon maître l’a choisi dans l’espoir de prolonger ma vie. C’est pourquoi j’utilise toujours ce nom. »
Tandis qu’il parlait, ses yeux étaient si brillants qu’ils reflétaient sa franchise.
Shuanger perçut tout à coup une sorte d’aura autour de ce jeune homme ordinaire. C’était probablement une personne sérieuse, aussi comprit-elle ses raisons et se sentit-elle un peu honteuse devant lui.
Même si personne ne lui avait demandé son nom lors de son arrivée, il n’avait jamais montré de colère ni manifesté son sentiment d’être offensé. Que ce soit vis-à-vis de Mme Xu ou de Shuanger, le jeune homme s’était toujours montré très courtois et n’avait jamais manqué à ses bonnes manières. Peut-être était-il un peu maussade, mais étrangement, les gens qui l’avaient rendu malheureux étaient finalement les plus affectés.
Ce n’était pas qu’il ait le don de rendre les gens malheureux autour de lui, mais il mettait un point d’honneur à faire les choses correctement. Chen Changsheng était d’avis qu’il avait parfaitement le droit d’annuler cet engagement de mariage ou de changer d’opinion. Il savait que les gens finissaient toujours par devoir se rendre à son avis. Dans le cas présent, ceux qui l’avaient affecté en étaient fâchés.
Shuanger vivait depuis son plus jeune âge dans la maison du général Xu. Grâce à Mlle Xu, elle avait une place élevée au sein de la maison. Elle ne faisait jamais de travaux pénibles, ne rencontrait jamais les gens comme Chen Changsheng.
La jeune fille se senti déstabilisée. Inconsciemment, cette situation l’angoissait.
– « De tout le continent, ma maîtresse est la seule à posséder le sang du vrai Phénix, elle est unique! »
– « Il existe une phrase consignée dans les notes de Yuren que je trouve très logique. Je vous la donne aujourd’hui, j’espère que vous y réfléchirez sérieusement : il dit que chaque personne est unique au monde », répondit Chen Changsheng en la regardant attentivement.
Au bout du chemin, il y avait un humble pont de pierre formant un arc au-dessous duquel coulait un petit ruisseau qui n’était pas la rivière Luo. Chen Changsheng se rendit sur ce pont et regarda en direction de la maison du général Xu. L’endroit était tranquille mais animé, on voyait d’innombrables maisons, dont la plus remarquable était celle du général Xu.
En regardant ce paysage, Chen Changsheng secoua la tête.
Lorsqu’il était arrivé dans la Capitale, le jeune homme n’avait même pas pris le temps de visiter le Tombeau du Livre Sacré ni les monuments historiques. Il avait fait sa toilette à la hâte dans la rivière Luo puis s’était rendu directement chez le Général Xu. Chen voulait vraiment annuler cet engagement de mariage. Et de toute urgence, car s’il épousait Mlle Xu et ne trouvait pas de remède à sa maladie, il deviendrait un fardeau. Quand bien même il aurait une chance de guérir, ce ne serait pas avant de nombreuses années. Il ne voulait pas faire perdre à Mlle Xu sa précieuse jeunesse. Mais Chen Changsheng n’aurait jamais imaginé qu’il serait la cible de tant de regards froids et méprisants.
Il se souvint qu’après l’anniversaire de ses dix ans, il n’avait plus jamais reçu de lettres ni de présents. Les deux parties avaient rompu tout contact, ce qui signifiait que depuis longtemps, la famille du général souhaitait annuler cet engagement. Cela aurait donc dû se faire tout naturellement. Mais il ne pensait pas se trouver face à un tel défi, c’était pourquoi une fois sur place, il avait changé d’avis.
Chen ne pratiquait pas le taoisme, il n’était pas moine mais depuis son enfance, il lisait les classiques du taoisme et avait été profondément influencé par ses lectures. Sa destinée étant très mauvaise, il souhaitait seulement trouver la paix de l’esprit. Tout ce qu’il avait fait ne visait qu’à ramener la sérénité dans son cœur : sa venue dans la Capitale, l’annulation de l’engagement de mariage, le fait qu’il avait changé d’avis…
Face à l’impolitesse de la famille du général, il n’avait pas voulu les laisser se réjouir. C’était également une façon de préserver la paix de son cœur.
Bien entendu, Chen Changsheng avait simplement l’intention d’inquiéter Mme Xu, qui cachait son regard froid sous un masque de gentillesse, et Shuanger. Au bout de quelques jours, il aurait bien sûr restitué cet engagement de mariage.
Que Mlle Xu ait une vie heureuse était beaucoup plus important pour lui que les regards froids et le mépris, et il continuait à le penser.
Mais malgré tout, cette expérience était très désagréable. Parfois, Chen Changsheng oubliait qu’il n’avait que 14 ans. C’était encore un adolescent. Il avait sa fierté et sa dignité. Ces humiliations l’avaient mis de mauvaise humeur.
Le jeune homme descendit le pont de pierre et acheta deux galettes dans un petit stand. Il s’accroupit sur une pierre au bord de la rivière et se mit à manger tout en regardant au loin la maison du général Xu.
Chen se sentit soudain le cœur plein d’amertume. Il savait parfaitement quelle était la cause de ce genre d’émotions et était convaincu que s’il la laissait prendre le dessus, elle finirait par affecter son corps. De plus, elle ne lui était d’aucune utilité pour résoudre ce problème.
Dans le lointain, à la surface de la rivière Luo, les voiles hissées ressemblaient à des nuages. Sur l’autre rive, de nombreux chevaliers montés sur des loups avançaient lentement dans la rue. On pouvait même sentir l’odeur de pourriture émanant de la gueule des loups. Tout à coup, une ombre frisa la surface de l’eau. Chen Changsheng leva les yeux et vit un cheval aux ailes blanches qui tirait un char immense, magnifique, et volait vers le nord. Au loin, tout en haut des murailles, des aigles rouges, chargés des communications militaires, s’envolaient et descendaient. Plus loin, les chariots de l’institution de sécurité, qui s’appelait Xunchengsi, faisaient des tournées d’inspection dans le ciel bleu et clair, comme ces ennuyeuses libellules qui tournaient autour du temple.
La capitale de la dynastie des Zhou offrait d’innombrables paysages magiques et inimaginables pour ceux qui arrivaient de la campagne rustique. Chen Changsheng, qui mangeait une galette, ouvrit grand les yeux. Il regarda avec délectation ces images et les compara avec ce que qui était décrit dans les livres de taoïsme. Il ignorait s’il pourrait voir des animaux magiques, comme cette tortue qui avait supporté les piliers du Palais Li durant trois mille ans. Il ne savait pas s’il existait de nobles et légendaires dragons dans le Palais, en particulier le plus prestigieux d’entre eux, le Dragon d’Or dont on disait qu’il n’était pas reparu sur la terre depuis des dizaines de milliers d’années. Peut-être aurait-il l’occasion de les voir ? Et il ne faudrait pas oublier le Phénix…
La galette était délicieuse mais très dure, difficile à mâcher. Chen Changsheng pensait qu’il avait déjà rangé dans un coin de sa tête les expériences amères de ce jour et réussi à oublier les émotions douloureuses. Mais lorsqu’il évoqua le mot « Phénix », ce qu’il avait entendu lui revint spontanément : le sang du vrai Phénix. Mlle Xu avait du sang du vrai Phénix… Il repensa également aux petits présents qu’il avait reçus de nombreuses années auparavant…
Son regard restait rivé sur le dernier morceau de galette, qu’il finit par porter à sa bouche. Chen le mâcha soigneusement avant de l’avaler, puis sortit son mouchoir de sa manche pour s’essuyer les mains. Ceci fait, il se leva, jeta ses bagages sur son dos et disparut dans la foule.
Il ne remarqua pas l’humble chariot stationné au coin de la rue. Sur celui-ci figurait un emblème d’une couleur sombre, un phénix rouge. Quand bien même il l’aurait vu, Chen ignorait que cet emblème représentait la maison du général Xu : à la naissance de Mlle Xu, la Sainte Reine avait donné ce phénix rouge à la famille du général comme leur nouvel emblème. Celui-ci évoquait la gloire suprême, mais aussi une sorte de présage.
Le cheval qui tirait le chariot avait du sang de licorne, il regardait froidement l’eau couler sous le pont. Le regard de la vieille femme assise à l’intérieur était froid lui aussi, mais empreint d’une certaine vigilance.
Lorsque Chen Changsheng avait quitté la maison, celle-ci l’avait suivi. Elle n’aurait jamais imaginé que ce jeune homme pourrait rester si calme après avoir vu les paysages de la Capitale. Il ne ressemblait pas à un garçon de campagne. Elle ignorait que Chen avait lu d’innombrables livres depuis son enfance. Il connaissait de nombreux paysages. Ainsi qu’on le disait, lire d’innombrables livres revenait à parcourir d’innombrables miles.
Xu Shiji était assis dans la bibliothèque. Son corps robuste comme une petite montagne dégageait une légère odeur de sang. A travers la fenêtre, les drapiers, effrayés, cachaient leur tête sous leurs ailes et se faisaient silencieux. Cette atmosphère reflétait non seulement la force terrible de ce général mais également sa mauvaise humeur du moment.
La raison de sa colère était cette demi-jade posée sur le bureau de bois. ***
– « Lorsque mon père était premier ministre, il a gagné la confiance de la Sainte Reine. Un jour, il s’est rendu sur le mont Tai pour présider à la destruction par le feu des livres de type Gaotian. Afin de faire diversion, la race des démons a envoyé Gong Yangchun pour assassiner secrètement mon père. Ce dernier a été si grièvement blessé que le Pape lui-même n’a pu le guérir. C’est à ce moment qu’un taoïste, qui passait par le village Tai, a eu vent de la blessure de mon père et l’a guéri. C’est pourquoi ce mariage a été décidé. »
Mme Xu murmura :
– « Il semblerait que ce taoïste possédait une certaine capacité. »
Xu Shiji leva la tête, regarda le ciel bleu et dit :
– « Dans un monde si vaste, il existe d’innombrable personnes possédant une grande force. Ce taoïste est classé parmi les meilleurs dans le domaine médical. Il devait être extraordinaire, sans quoi mon père n’aurait jamais donné sa petite-fille en mariage à l’un de ses descendants. »
Un peu inquiète, Mme Xu demanda :
– « A présent, la clé est cette lettre de mariage… Si ce taoïste n’a pas de références, s’il ne s’agit pas de quelqu’un d’important, il sera plus facile pour nous de régler ce problème.»
Xu Shiji, l’air froid, répondit :
– «Ce jeune taoïste me semble lucide : laissez-le prendre conscience de sa condition!»
Mme Xu bassa la voix, si bas que si l’on n’y faisait pas attention, on n’aurait pu distinguer ce qu’elle disait :
– « Ce jeune taoïste ne semble pas être une personne facile à congédier. Comment ferons-nous s’il s’accroche ? L’année prochaine, toutes les grandes familles du Sud enverront des délégués pour demander officiellement le mariage avec notre fille. Nous ne pouvons nous permettre de laisser quelque incident que ce soit se produire. »
Xu Shiji cligna des yeux, comme un tigre ensommeillé.
– « Dans ce cas, brûlez-le et jetez ses cendres dans la rivière Luo. »
Dans quelques jours, ce serait la saison des pluies. La rivière Luo était sur le point de grossir. Que ce soit de la poussière ou des os, tout ce qu’on y jetterait disparaîtrait instantanément.
*** En Chine, lorsque l’on prend un engagement de mariage, une demi jade est remise à chacune des parties. Le Général est mécontent car l’engagement est vrai.