Nefolwyrth
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Chapitre 33 – Séjour vespérien
Chapitre 32 – L’étreinte de la fatalité Menu Chapitre 34 – Affrontements en famille

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Les roues de la Cabalys étaient recouvertes d’un tissu épais noué de toutes parts, si bien qu’on ne pouvait pas savoir de quoi elles étaient faites. Leurs frictions avec la route pavée de larges pierres plates ne se faisaient pas entendre, et l’étrange silence qui accompagnait la course de ce carrosse était d’autant plus mystérieux que ce sinistre véhicule.

Il parcourait les terres agricoles à l’extrême sud du duché, puis les forêts et les bois, dont la végétation changeait lentement. Après quelques arrêts dans des lieux atypiques, avant-goût de ce que Deyrneille avait à offrir à ses voyageurs, nous finîmes par rejoindre un charmant relais. Le bâtiment était néanmoins réservé à la noblesse, et si la qualité de l’équipement de ces lieux était semblable à ce que Léonce et Ellébore avaient déjà aperçu, des différences locales attisaient leur engouement pour ce périple.

Dès le lendemain, nous repartîmes au plus tôt, et après avoir prolongé notre nuit lors de la traversée d’un duché, nous pûmes observer par les fenêtres des montagnes escarpées entre lesquelles slalomait le carrosse, de grandes étendues d’eau reflétant un ciel qui semblait inconnu, et d’autres villages au loin, de toutes formes, aux architectures aussi diverses que fantastiques. On put apercevoir des créatures, d’un coin de l’œil, sans que tout le monde ne les voit, sans qu’on puisse parfois les identifier. De simples silhouettes entre deux arbres, qui furent le sujet d’interminables discussions.

Ce jour-là encore, le mage cabaliste restait seul avec ces gwips pendant nos pauses, et fixait les nuages sans dire mot. Notre chauffeur, qui n’était autre que Cynom, vint nous divertir autant de fois qu’il en eut l’occasion. On finit par s’inventer des jeux, qui, je l’avoue, étaient souvent des idées qu’avaient déjà eu ma sœur. Et la nuit tomba de nouveau. Elle était fraîche, mais portait un désir grandissant de nous voir arriver à bon port. Grâce aux commentaires passionnés de mes compagnons de route, je redécouvrais comme pour la première fois ce trajet que j’avais fait toute ma vie.

En effet, ils savaient que la pénombre annonçait notre arrivée prochaine, et étaient plus excités encore que pendant les premières heures.

Après avoir traversé quelques pinèdes, nous étions au sommet de la dernière colline qui cachait le plus célèbre port du royaume. On distinguait encore le relief, et une petite heure nous séparait encore de notre destination.

Les éparses lumières de la cité en pente suggéraient une rupture nette avec une forme large, plate et aussi noire que le ciel.

Mes deux amis s’étaient agglutinés à la fenêtre qui offrait la meilleure vue, et restaient bouche-bée face à ce paysage totalement inédit.

Léonce : « Eh, mais ce truc plat et immense en bas, ce serait pas la mer ?! »

Ellébore : « C’est fou, ça s’étend à l’horizon où qu’on regarde, même en rêve, je n’ai jamais imaginé quelque chose comme ça ! »

S’enthousiasmèrent-ils, le visage collé contre la vitre. Imaginer leurs têtes d’ahuris me faisait sourire aussi.

Léonce : « C’est quoi ce truc qui brille là-bas, là ! »

Il indiqua du bout du doigt cette énigmatique lumière, et Ellébore dut forcer avec son front pour repousser la joue de Léonce.

Ellébore : « Où ?! où ?! »

Ahlala, de vrais enfants.

Lucéard : « C’est le grand phare de Port-Vespère. Il est tout au bout de la presqu’île de Magnol. »

Léonce : « Et si- »

Ellébore : « Est-ce qu’on pourra le visiter ?! »

Léonce ignora le fait qu’on venait de lui couper l’herbe sous le pied, et attendit la réponse avec la même ferveur que la demoiselle.

Lucéard : « Oui, bien sûr. »

Léonce : « Ahah ! »

Ellébore : « Oui ! »

Ces deux-là venaient de se faire une poignée de main musclée pour partager leur joie.

Ils s’attendaient à ce que je refuse où quoi… ? Et puis, depuis quand sont-ils aussi proches ?

Le Cabalys finit par s’arrêter une dernière fois, après que nous ayons traversé quelques rues plongées dans le noir. Pour des habitants de Lucécie, il était toujours étrange de voir une ville peu ou pas éclairée. C’était pourtant notre cité qui faisait figure d’exception.

Ellébore : « Ah ! Je vais enfin pouvoir me dégourdir les jambes ! »

Léonce : « Tu l’as dit ! J’en ai ma claque d’être assis ! »

On sortit tous les trois de la Cabalys.

Le palais de Port-Vespère était bien moins excentré que la plupart des résidences ducales. Les habitations avaient proliféré sur ses côtés, mais ce monument à l’apparence inquiétante surplombait toute la colline qui longeait la baie.

Si mes compagnons avaient eu plus de connaissances en matière de noblesse, ils se seraient rendus compte que l’ensemble des bâtiments ducaux étaient moins pompeux que ce qu’on pouvait trouver autre part, et que l’intention d’en mettre plein la vue aux visiteurs n’était pas une coutume ici.

Le palais de Port-Vespère avait malgré tout la particularité d’être très ancien. Il datait de l’époque où les résidences de la haute noblesse étaient encore construites en bois. Il avait été consolidé à plusieurs endroits avec divers minerais, mais sa structure n’avait jamais changé. Contrairement au récent palais de Lucécie qui brillait par sa symétrie, et la logique architecturale la plus solide, le palais de ce duché était un labyrinthe incohérent qui amenait chaque visiteur à remettre en cause la santé mentale de celui qui l’avait fait bâtir.

L’allée menant à une rue de la ville était courte, et la végétation autour y était à l’étroit. Le domaine des propriétaires de ce monument s’étendait surtout à l’arrière de la bâtisse, dans une pinède de quelques dizaines d’hectares.

Deux silhouettes nous guettaient au seuil de ce palais, accompagnés d’hommes en armure.

-2-

Sans fioriture, le couple à la tête de ce duché vint nous accueillir en personne.

Luaine : « Oh, mon petit Lucéard ! Tu n’aurais pas encore grandi ? Et je ne parle pas que de ta taille. Je parle de ton regard ! Tu ressembles de plus en plus à ta mère décidément. »

Lucéard : « Bonsoir ma tante, bonsoir mon oncle. »

Ne sachant pas quoi lui répondre, je me contentais de la saluer discrètement.

Evariste : « Alors, vous avez fait bonne route ? J’espère que vous nous amenez pas le mauvais temps ! »

La duchesse croisait les bras après avoir dévisagé tour à tour mes amis.

Luaine : « Bonsoir vous deux. J’ai entendu dire que mon neveu était bien accompagné, et c’était donc vrai. Je suis Luaine Vespère, et voici mon mari Evariste. »

Ses deux interlocuteurs étaient à la fois impressionnés de rencontrer la duchesse et son mari, mais aussi troublés de constater qu’elle était aussi accessible.

Ellébore : C’est donc ça que voulait dire Lucéard quand il nous expliquait que la noblesse vespérienne était particulière.

Je me retrouvais gêné de devoir les annoncer. Je ne craignais pas la réaction de ma tante, mais en tant que prince, mes fréquentations pouvaient faire jaser.

Lucéard : « Ce sont mes amis. Cette demoiselle se nomme Ellébore Ystyr, c’est une détective, et son père est le fameux docteur Ystyr lui-même. »

Le couple ducal hochait la tête, surpris, confirmant qu’ils connaissaient déjà ce nom.

Ellébore : Mon père est si fameux que ça ?!

Elle prit ensuite une inspiration.

Ellébore : « Ma Duchesse, Mon Duc, c’est un privilège de vous rencontrer. »

La jeune fille effectua une révérence des plus gracieuses, qui attira la sympathie de son auditoire.

Evariste : « Et beh, si elle est pas charmante cette petite. »

Luaine : « C’est bien vrai, elle est tout bonnement à croquer ! Ne t’embête pas avec tous ces trucs, Ellébore, tu peux nous tutoyer ! »

Sans une seule retenue, elle s’avança vers la roturière et posa une main bienveillante sur son épaule.

Ellébore : « J-je ne peux pas faire une telle chose, enfin ! »

Son embarras amusa le duc. Léonce redoutait son tour.

Lucéard : « Et voici Léonce Dru. Il est actuellement mon garde du corps, et son père est un employé du baron de Sendeuil. »

Léonce : « Hm. Bonsoir ? »

Mon oncle se penchait plus près de lui pour l’inspecter.

Evariste : « Ma parole, tu me rappelles moi quand j’étais jeune ! »

Il s’empressait ensuite de raconter une anecdote d’un passé bercé par les cigales et le soleil.

Même les Nefolwyrth respectent plus l’étiquette noble que ceux-là. Peut-être que ces temps-ci, leur mentalité a fini par me corrompre.

Ma tante fit signe à un majordome, et montra un instant la grâce et la prestance de la fille du roi.

Luaine : « Nous avons des invités de plus, préparez deux chambres du deuxième, je vous prie. »

…Quoi ?

Léonce : …Quoi ?!

Ellébore : Quoi ?!!

Même venant d’elle, il y avait de quoi être surpris. Le domestique était déjà reparti avant même qu’on ne réalise la situation.

Léonce : « A-attendez, je ne suis ici qu’en tant qu’employé, je ne devrais qu’avoir une chambre de fonction. »

Evariste : « Eh oh, pas de chichi enfin ! Lucéard vous a annoncé comme amis, après tout ! Vous avez déjà mangé ? »

Ellébore : « J-je comptais rejoindre une auberge en ville ce soir. C-c’est très gentil à vous, mais- »

Elle venait seulement de se rendre compte de la proposition du duc.

Ellébore : « …Merci de nous héberger… »

Peut-être était-ce la mention d’un bon repas, mais si elle avait fini par accepter la tournure des événements, on pouvait plutôt penser que le regard insistant du couple avait joué sur cette décision.

Mes amis restaient à côté de moi tandis que nous entrions dans le palais.

Lucéard : « Si vous voulez tout savoir, je ne l’ai pas vu venir non plus. »

Ellébore : « Mais, ça ne te dérange pas… ? »

Son air inquiet m’inspira un sourire.

Lucéard : « Plutôt le contraire, en fait. »

Ces mots l’avaient sensiblement apaisée. Léonce aussi avait fini par accepter ce privilège.

Luaine : « Nous n’avons que des restes à vous proposer à une heure aussi tardive. Vous aimez les tartes pommes-coings ? »

Ellébore m’abandonna sans un mot pour suivre la duchesse d’un pas léger.

Cette fille a vraiment un estomac de trop.

Luaine : « Quel âge as-tu, Ellébore ? »

Ellébore : « 15 ans, M-madame… ? »

Luaine : « Oh, j’avais vu juste. Tu as l’âge d’un de mes fils. Et c’est un grand amateur de tartes. Tu pourras faire sa connaissance demain. »

Ellébore acquiesçait de la tête, toute guillerette. Ma tante jeta un œil en direction de Léonce pour s’assurer qu’elle avait aussi son attention.

Luaine : « Je ne sais pas si Lucéard vous l’a dit, mais j’ai neuf enfants qui ont tous deux ans d’écart environ. Le plus âgé a 23 ans, et la plus jeune 7. »

Ellébore et Léonce : « Ooh… »

Evariste : « Tu as vu ta tante, Lucéard ? »

Légèrement à l’écart d’Ellébore et Luaine, mon oncle se rapprocha de moi.

Evariste : « D’années en années, elle devient une véritable vespèrienne. Elle préfère de loin recevoir des invités comme tes amis que de la noblesse. »

Lucéard : « Et ce n’est pas plus mal. Je me réjouis de passer une partie du séjour en compagnie d’Ellébore et Léonce. »

Evariste : « Celui qui a le plus changé cette année, c’est quand même toi, Lucéard. Et dans le bon sens du terme ! »

Lucéard : « J’imagine que si je n’avais pas évolué après tous ces mois, j’aurais juste perdu mon temps. »

Il me répondit d’un sourire crispé.

Evariste : « Bon, pas tout a changé chez toi, malgré tout. »

Léonce : « Hm, comment ça “une partie du séjour” ? »

Intervint Léonce, perplexe.

Lucéard : « Je reste tout le mois ici, mais Ellébore et toi souhaitez sûrement fêter la fin d’année avec vos familles. »

Léonce : « J’avais oublié ça… »

Léonce : Si seulement je pouvais passer les fêtes avec Miléna…

-3-

Ainsi, nous partagions un repas léger en compagnie du couple ducal, avant de remonter vers nos chambres. Pour ma part, j’avais toujours la même que d’habitude. Mais pour Léonce et Ellébore, la découverte de la pièce où ils allaient séjourner pour un temps était une merveilleuse surprise.

Ellébore : « J-je ne sais pas quoi dire… La chambre d’hier était au-delà de ce que j’avais jamais connu, mais là… »

Des étoiles scintillaient dans ses yeux, au grand plaisir de ses hôtes.

Léonce revint de sa chambre, abasourdi, et nous nous retrouvâmes tous les cinq au niveau de la mienne.

Léonce : « On va vraiment dormir là-dedans… ? Je ne sais pas si je suis prêt pour ça… »

Luaine : « C’est vrai, oui. Je ne peux pas vous laisser aller dans ces chambres alors que vous souhaitez sûrement prendre un bon bain avant de vous coucher. »

Les deux roturiers se tournèrent vers la duchesse comme s’ils venaient d’entrevoir les portes du paradis. Ils en restèrent éblouis.

Léonce : Le monde est bien trop clément avec moi ces temps-ci…

Ellébore : La mer peut bien attendre, je veux un bain de princesse !

Evariste : « Tes amis vont bien, Lucéard ? »

Lucéard : « Un peu trop, oui… »

Luaine : « Le grand bain est déjà prêt. Donc, honneur aux dames ! »

Ellébore agitait les bras pour décliner l’invitation.

Ellébore : « C’est gentil à vous, mais si vous le voulez bien, j’irais en dernière ! »

Ellébore : Ce sera mal vu si je traîne, mais je ne veux pas avoir à me presser…

Léonce : « Alors c’est parti ! »

Ils se sont vite relâchés.

Soupirai-je en voyant mon garde du corps s’éloigner gaiement.

Léonce : « Ah, décidément, plus il fait froid dehors, plus c’est bon… »

Pendant que Léonce se laissait mijoter dans les eaux chaudes de la grande salle de bain, j’attendais avec Ellébore sur le lit de cette dernière.

Ellébore : « Je suis tellement reconnaissante envers ton oncle et ta tante. Ce sont vraiment des gens attentionnés. »

Lucéard : « Je leur suis reconnaissant aussi. Et puis, on va vraiment passer un séjour calme pour une fois. Jusque là, je n’ai fait que te traîner dans de sales histoires. Je suis content de pouvoir passer quelques jours en ta compagnie sans qu’on s’implique dans des affaires dangereuses. »

Ellébore : « Eh, attention ! Tu vas nous porter la poisse si tu dis ça ! »

Sa remarque m’amusa autant qu’elle.

Lucéard : « C’est vrai, pardon. »

Ellébore : « Et puis, je ne vois pas les choses comme ça. D’accord, on a eu de belles mésaventures, mais on a aussi passé de très bons moments. De mon point de vue, passer du temps avec toi, c’est m’exposer au pire, comme au meilleur. »

Je la fixais d’un air pensif.

Au fond, c’est toujours en s’exposant au pire qu’on s’expose au meilleur, et inversement…

Ellébore : « Ne le prends pas mal, hein ? Je n’ai jamais regretté le temps qu’on a passé ensemble. Et je suis heureuse de pouvoir vivre autant de choses, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Un peu d’adversité ne me fait pas de mal, et puis, je veux plus que jamais pouvoir faire face au pire pour mériter le meilleur ! »

Je restais sans voix face à ce visage rayonnant de joie, puis finis par sourire en coin.

Lucéard : « C’est tout toi, ça. »

Je levais ensuite les yeux vers le ciel de lit.

Lucéard : « Sinon, que dirais-tu qu’on visite le phare dès demain ? »

Ellébore : « Oh oui ! J’aimerais aussi toucher la mer ! »

Je soufflai du nez en entendant cette requête saugrenue.

Lucéard : « On aura le temps de voir pleins de choses ici, et après s’être un peu reposés, on s’occupera de ton affaire, qu’en dis-tu ? »

Elle hochait la tête énergiquement.

Ellébore : « Oui ! Mais d’abord, on s’occupera de la quête que t’a confiée monsieur Heraldos ! »

Cette proposition me convenait beaucoup moins.

Lucéard : « …Vous tenez vraiment à m’accompagner ? Je veux dire- »

Ellébore : « Monsieur Heraldos t’a demandé de t’en occuper tout seul ? »

Lucéard : « Non, mais… »

Ellébore : « Alors laisse-nous t’accompagner, s’il te plaît. »

Elle me fit parvenir son plus doux regard, me rappelant les raisons pour lesquelles ils préféraient venir avec moi. J’étais tenté de leur rappeler à quel point cela pouvait s’avérer périlleux, mais je savais au fond de moi qu’ils étaient déjà au courant, et que c’était ce qui les poussait à insister.

Lucéard : « Bon, d’accord, d’accord… »

La porte s’ouvrit avec hésitation. Le garçon de l’autre côté du mur n’était déjà plus sûr d’entrer dans la bonne chambre.

Léonce : « Au suivant ! »

Mon garde du corps était reluisant, et ce bain semblait lui avoir fait du bien sur tous les plans. Ellébore semblait plus impatiente encore après avoir vu le bonheur dans le regard de son nouvel ami.

Lucéard : « Bon, je ne serai pas long. »

Tandis que les deux roturiers partageaient leurs impressions, je me rendais au bain tout sourire. Bien que celui-ci finit par retomber lentement. Dans ces sombres corridors, un sentiment froid m’envahit.

Ces moments paisibles, c’est à elle que je les dois.

Le silence de la nuit s’immisçait lentement en moi.

Et j’aurais aimé qu’elle soit là, elle aussi. Sans elle, j’ai l’impression qu’il manque toujours quelque chose. Sans elle, ce séjour ne sera jamais parfait.

Je me rendais très bien compte de la noirceur de ces élucubrations.

On dirait que rien n’a changé chez moi. Mais c’est faux. Je ne vais plus mal. Ce vide béant que j’ai subi ces derniers mois, il n’en reste plus qu’un amour entier. Je n’ai plus de regret, plus que de la gratitude. C’est seulement grâce à ces sentiments que j’aimerais qu’elle soit ici.

Il m’arrivait souvent d’y repenser, comme si c’était devenu le fil rouge de ma vie. Néanmoins, c’était la première fois que j’étais prêt à reconnaître aller mieux. Et c’était vrai. Pourtant, mon sourire ne revint pas.

La haute température de l’eau m’avait assommé, et j’étais prêt à me coucher aussitôt. Néanmoins, je vins prévenir Ellébore, et finis par rester discuter avec Léonce.

Après avoir découvert avec fascination cette pièce hors du commun, la demoiselle pénétra lentement dans le bassin, les cheveux attachés en un épais chignon.

Ellébore : Oh, c’est presque trop chaud pour y rentrer, mais une fois dedans, quel pied !

Elle se délassa autant que possible.

Ellébore : « Aah… Et cette vapeur enivrante. C’est donc ça la vie de château… C’est trop bon… »

Alors qu’elle se laissait lentement couler, elle finit par se ressaisir.

Si je mouille mes cheveux maintenant, ils ne sécheront jamais.

S’imaginer se coucher avec cette désagréable sensation lui rappela néanmoins la douceur du matelas qu’elle avait pu effleurer quelques minutes plus tôt.

Ce bain est autre chose que la barrique en fer de chez moi. Et c’est pareil pour le lit. Il est si douillet, et… et…

Elle poussa un long soupir de satisfaction.

Quand je me réveillerai demain, j’aurai le droit à un petit-déjeuner de reine.

Elle se laissa glisser contre la paroi une fois de plus, et se redressa d’un coup sec en sentant la chaleur monter le long de sa nuque.

Une fois revenue, elle nous trouva dans la chambre de Léonce, et vint parler avec nous du séjour qui s’annonçait. Malgré la fatigue, on finit par se coucher tard.

Je me réjouissais autant qu’eux à l’idée de les savoir sous de chaudes et soyeuses couvertures, la tête enfoncée dans les oreillers les plus généreusement garnis qu’ils aient connus.

-4-

Bien assez tôt, avant même que le soleil ne se lève, on vint toquer à la porte de la chambre d’Ellébore. Celle-ci se cramponnait à un traversin, ses longs cheveux ondulaient et se répandaient sur et sous les couvertures.

Elle n’était pas habituée à entendre un tel bruit d’aussi loin. Elle reconnut tout de suite avoir dormi dans une vaste pièce. Le regard brumeux, elle entraperçut une silhouette féminine.

Domestique : « Mademoiselle, le petit-déjeuner va être servi. Je vous souhaite un très agréable séjour. »

Le respect exacerbé dont elle faisait preuve, ainsi que sa courbette prononcée était aussi exotique que plaisant pour la jeune fille, qui hocha faiblement la tête. L’employée de maison repartit aussitôt, laissant l’invitée se réveiller tranquillement.

Mais, chose rare, Ellébore était d’une fraîcheur et d’une énergie toute particulière ce matin. Toute cette excitation lui avait déjà fait ouvrir les yeux en grand.

Ellébore : Quelle vie de rêve !

La jeune fille fredonnait tout en brossant ses cheveux devant la somptueuse coiffeuse de sa chambre. Quand elle eut fini de se vêtir de ses plus beaux atours, elle sortit dans le corridor. Léonce et moi y étions déjà, et la saluions. Personne n’avait autant hâte qu’elle de découvrir ce que valait un petit-déjeuner de la famille royale.

Ellébore : « En avant ! »

Son enthousiasme faisait plaisir à voir de si bon matin.

Talwin : « Luuucéééaaard !! »

J’entendis au loin mon cousin débouler dans notre direction. Il dérapa sur le long tapis pour ralentir son élan, et prit une pose dramatique une fois à l’arrêt.

Talwin : « Bonjour, mon cousin. »

M’asséna t-il d’un air ridiculement mystérieux.

Lucéard : « Talwin, bonjour ! »

Mes deux amis observaient cet étrange individu, et aperçurent au loin d’autres silhouettes.

Talwin : « Tu as l’air en grande forme. Tant mieux. Tant mieux ! »

Efflam fit la même entrée que lui quelques secondes après.

Efflam : « Lucéard ! Tu vas pouvoir constater nos progrès ! »

Lucéard : « Vos… Progrès… ? »

Ils sont un peu trop en forme ces deux-là.

Kana : « Lucéaaard ! »

Ce fut ensuite au tour de Kana, qui, plutôt que de faire une entrée musclée, bondit sur moi, s’accrocha de ses deux bras à mon cou, et en fit le tour, portée par son élan, avant de revenir face à moi.

Kana : « Lucéard, je suis si contente que tu sois là ! »

Je reprenais mon souffle après avoir été étranglé par la princesse.

Lucéard : « Ah… Moi aussi… Content… »

Elle attrapa mes mains sans plus attendre, et les serra entre les siennes.

Kana : « Tu as un beau teint ! Je suis heureuse de te voir aussi resplendissant ! »

Cette remarque me fit plus plaisir que je ne l’aurais imaginé.

Elle bascula ensuite la tête sur le côté pour apercevoir les deux nouveaux visages derrière moi.

Kana : « Je suis enchantée de vous rencontrer tous les deux, je m’appelle Kana ! Vous êtes nos invités, c’est bien ça ? »

L’attitude sereine et aimante de ma cousine les mit de suite à l’aise.

Ellébore : « Nous sommes aussi heureux de faire votre connaissance. Je m’appelle Ellébore Ystyr ! »

Elle regardait tour à tour les trois nouvelles têtes. Ellébore se souvint alors les avoir déjà vus de loin il y a quelques mois. À cette époque, elle ne se doutait pas qu’elle sympathiserait avec moi.

Le second croisa les bras, et fit un sourire plus discret que celui de la détective à sa droite.

Léonce : « Et je suis Léonce Dru. Enchanté également ! »

Talwin tentait à son tour de faire une bonne impression aux invités.

Talwin : « Mais oui. J’en oubliais presque mes bonnes manières. Je suis Talwin, l’aîné de cette fratrie. Et voici Efflam, le plus faible. »

Efflam : « Q-Quoi ?! Ne dis pas ça à nos invités, enfin ! »

Ces présentations étaient efficaces en ce qu’on devinait tout de suite que Talwin était du genre taquin, et Efflam du genre bruyant.

Talwin : « Pas la peine de s’en faire. Les gens qui ont du second degré, on les reconnaît de loin ! Crois-moi, on va bien s’entendre avec ces deux-là. »

Le regard du plus âgé d’entre nous pouvait être particulièrement perçant de temps à autre, et intimidait légèrement les nouvelles têtes. Son attitude puérile l’empêchait hélas de faire bon usage de ce charisme inné.

Talwin : « À ce sujet, Ellébore, Léonce, n’hésitez pas à nous tutoyer. Nous avons beau être de la famille royale. Il est coutume dans la région de ne pas surveiller son langage. »

Kana : « Ne va pas leur faire croire de telles bêtises, grand frère… »

Elle était la première à croire ses mensonges pourtant, même après 17 ans de vie commune.

Talwin : « Vrai ou pas, ça vaut pour nous. On va vivre sous le même toit quelque temps, après tout ! …Par contre, quand le carré royal arrivera, prudence… »

Ellébore : « Le carré royal ? »

Lucéard : « C’est le surnom des quatre enfants du roi. Ils sont beaucoup plus à cheval sur les manières royales que nous autres leurs cousins. »

Efflam : « C’est sûr… D’ailleurs, je pensais qu’ils devaient arriver en même temps que toi, Lucéard… »

Talwin : « Je crois plutôt qu’ils arrivent demain. »

Kana : « Eh, ne devrions-nous pas aller manger ? »

Avec beaucoup de douceur, Kana nous invita à la suivre.

Ellébore : « Très bonne idée, K-kana ! »

La quatrième de la fratrie était légèrement replète, mais n’avait pourtant pas un aussi gros appétit qu’Ellébore. Kana aimait surtout les douceurs. En particulier les pâtisseries. Plus elles étaient colorées et ouvragées, mieux elle les savourait.

Kana : « Vous semblez avoir faim, Ellébore. Maintenant que j’y pense, vous n’avez peut-être pas eu le temps de manger hier soir. »

Talwin : « Kana, attention ! »

Ce cri soudain nous alarma tous, en particulier la concernée, qui se tourna vers son frère, surprise.

Kana : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Talwin : « J’étais sérieux à l’instant, tu sais ! On a vraiment reçu un décret du roi ce matin disant qu’il ne fallait surtout plus vouvoyer qui que ce soit ! »

Kana : « C-comment ?! M-mais pourquoi ?! »

Le ton dramatique de Talwin suffisait à l’effrayer.

Talwin : « Si un garde te voit faire, tu risques de finir en prison, comme Meloar ! »

Rien n’a changé. Pour une raison ou une autre, Meloar est toujours la victime de ses bobards.

Kana : « M-mais que lui ont-ils fait ?! »

Ellébore : « Hm, Kana… Je pense que c’est une plaisanterie. »

Ellébore riait jaune. Voir Kana se faire mener par le bout du nez lui faisait de la peine.

Réalisant que ça avait tout d’un canular, Kana gonflait les joues, honteuse de s’être faite encore avoir.

Talwin haussait les épaules d’un air satisfait.

Talwin : « Bien vu ! Mais rien d’étonnant de la part d’une détective ! »

La plus grande des filles de la fratrie s’indignait une nouvelle fois, et lança un regard boudeur à Talwin.

Kana : « Je ne vais quand même pas me faire avoir deux fois d’affilée ! »

Ellébore : « …Mais cette fois-ci, c’est vrai… »

Murmura la détective en question, après un soupir.

-5-

Le courant était bien passé, et rapidement, on se retrouva tous les six à la grande table de la duchesse.

Mes deux amis, toujours peu à l’aise avec ce nouvel environnement, s’assirent à côté de moi.

Je fixai la table, perplexe.

Pourquoi n’ai-je qu’une seule paire de couverts ?

Je me retournais vers l’assiette de Léonce, afin de comparer notre argenterie. Lui n’avait pas un seul couvert, et regardait son plat pensivement, essayant de donner un sens à tout cela.

Le reste des Vespère entra bruyamment dans la grande salle de réception. Le soleil se levait enfin, et quelques lueurs nous parvinrent par les fenêtres.

Je fis signe à mes amis de se lever, comme le voulait l’étiquette.

Les enfants de la duchesse vinrent chacun leur tour se présenter, en commençant par le deuxième plus âgé. Il avait les cheveux noirs, courts et bien soignés. La rondeur de cette coiffure était plaisante à voir, et une mèche dissimulait la moitié de son front.

Il avait les yeux d’un marron particulièrement clair avec lequel il dévisageait parfois les gens. Son teint pâle, et la froideur de son expression ne mettait pas en confiance.

???: « Je m’appelle Meloar de Port-Vespère. Enchanté de faire votre connaissance. »

Sans une once de sympathie, le jeune adulte les observait sans grand intérêt.

Il repartit aussi sec.

Léonce : Il a vraiment quelque chose de différent de ceux qu’on connaît déjà.

Ce fut au tour du cinquième plus âgé. Il était bien plus bedonnant que quiconque dans cette famille, mais sa démarche assurée était convaincante. Sa large tête était particulièrement bienveillante, et sa voix claire et paisible mettait les invités en confiance aussitôt. Ses yeux étaient pratiquement fermés et on peinait à deviner leur couleur. Il avait aussi les cheveux assez courts, et bruns, comme son père.

???: « Je suis Goulwen ! Lucéard, tu te portes bien ! C’est super que tu sois venu passer le mois avec nous ! Et toi, tu dois être Ellébore. Ma mère m’a dit que tu avais un penchant pour les tartes ! Je suis sûr qu’on s’entendra bien ! »

La jeune fille dont il était question hochait discrètement la tête, un peu gênée d’avoir une telle réputation. Goulwen avait un naturel doux et spontané, il était facile à vivre, tout en étant bien plus discrets que la plupart de ses frères et sœurs. Mais Ellébore remarqua aussi que lorsqu’il entrouvrait les yeux, un air malicieux, presque manipulateur, changeait sensiblement l’expression sur son visage.

La prochaine était juste derrière lui, elle était arrivée sans un bruit, cachait ses mains derrière son dos, et son visage sous sa frange brune.

Klervi : « …K-klervi… …Bon appétit… »

Elle repartit aussi timidement qu’elle n’était arrivée avant même qu’Ellébore et Léonce n’aient pu réagir.

Une fillette plus petite encore arriva. Elle avait les cheveux noirs mi-longs, qui rappelait une coiffure que je n’avais plus vu depuis longtemps. Elle avait un ruban dans les cheveux qui formait une étrange couette sur le côté. Sa robe aussi était garnie de dentelles et de nœuds de soie. Elle croisait les bras, le menton levé, d’un air sévère, et réussissait à avoir une certaine prestance. Et ce qu’il y avait de plus notable chez elle était ses yeux. L’un était marron comme ceux de son père, et l’autre, couleur d’ambre, rappelait ceux de sa mère.

Aenor : « Je suis Aenor de Port-Vespère ! Je me réjouis de faire votre rencontre. »

Plutôt qu’être réjouie, elle donnait l’impression de faire une déclaration importante. Elle avait particulièrement séduit la lucécienne.

Ellébore : Elle est rudement mignonne ! Et son air sérieux la rend encore plus chou !

Avant même qu’elle ne se retire, le plus jeune des garçons de la famille lui passa devant.

???: « Moi c’est Jagu ! Et ce mois-ci, j’ai dépassé Aenor d’un centimètre, et je compte bien conserver mon avantage jusqu’au bout ! »

Ses cheveux roux s’élevaient en piques sur sa tête, parsemés de mèches noires. Une telle singularité biologique était encore plus rare que des yeux vairons. Son regard était du même orange que certains de ses frères et sœurs.

Aenor : « N’y compte pas trop. »

Lui rétorqua la fillette, d’un air supérieur, nullement inquiétée par ce rival.

Elle n’a pas tort, ce sera sûrement sa dernière victoire avant longtemps…

Léonce hochait la tête, avec un air beaucoup trop solennel.

Léonce : « Ne lâche rien, Jagu ! »

Je rêve ou il vient d’en faire une affaire personnelle ?

Jagu : « Je ne lâcherai rien ! »

L’enfant était satisfait de l’intérêt qu’on portait à sa cause.

Le prochain à se présenter leur était déjà familier.

Talwin : « Moi, c’est Talwin. Et voilà tes couverts, Léonce. »

Déclama-t-il avec un air moqueur, et une certaine fierté.

Léonce : « Ah… »

Ce dernier prit cette blague minable comme un défi plutôt que comme un affront.

Peut-être que ma tante profite de la venue de mes amis pour justifier qu’on utilise les mêmes couverts pour tout le repas. Ça lui ressemblerait bien.

Les deux roturiers attendaient le dernier enfant. D’après leur estimation, il manquait le plus jeune d’entre eux. En l’occurrence, la plus jeune.

Evariste : « Où est Yuna ? »

Le personnel de la maison, ainsi que la duchesse ne surent lui répondre. Il mit sa main dans les cheveux et les tira en arrière, en soupirant.

Evariste : « La reine de l’évasion a encore frappé… »

Même pour des parents aussi aguerris et toute une ribambelle de domestiques, la petite dernière de la famille était une épreuve. Elle avait beau être plus sage que certains, elle avait un don pour échapper à la surveillance des adultes. On ne la retrouva pas de tout le repas.

Ellébore : « Merci beaucoup madame Luaine, monsieur Evariste ! »

Le sourire jusqu’aux oreilles, Ellébore repensait à l’exquis repas qu’elle venait de finir.

Luaine : « Ce n’est pas la peine de nous remercier à chaque repas, Ellébore. Tu vas passer tout le mois ici après tout ! Dont la fête de fin d’année ! »

Ellébore : « P… Pardon ? »

S’étonna la jeune fille.

Luaine : « Ce serait plus amusant d’être tous ensemble, tu ne penses pas ? Il suffit donc de faire venir vos familles ici ! »

J’étais aussi estomaqué que mes deux amis.

Ça y est. Cette fois-ci c’est vraiment la fin de l’ordre établi…

Luaine : « Bien sûr, si vous avez une famille nombreuse, et que vous souhaitez la fêter chez vous, je ne vous retiendrais pas. »

Ellébore : « En ce qui me concerne, je n’ai que mon père, mais… Mais… »

C’était plus que ne pouvait accepter la demoiselle. Elle avait l’impression d’être une sans-gêne.

Ellébore : J’ai beau vouloir refuser, je suis sûr que mon père serait comblé s’il pouvait passer un séjour ici…

Léonce : « Quant à moi, j’aurais dû mal à faire venir mes deux parents en même temps. »

Léonce : Honnêtement, je serais tenté de repartir dans l’infime espoir de voir Miléna.

Ces deux-là semblaient en proie à un dilemme.

Evariste : « Alors, c’est décidé, nous les inviterons ! »

Léonce et Ellébore : « Oh. »

Ils ne répondirent pas davantage, embarrassés par la situation.

Ils ne savent vraiment pas dire non.

Luaine : « Et ça vaut pour toi aussi Lucéard. Que dirais-tu que nous invitions la famille Nefolwyrth cette année ? »

Le boucan habituel d’un repas chez les Vespère s’interrompit en entendant ce nom.

J’aurais dû m’y attendre à ce coup-là…

Luaine : « Ton père m’a évidemment raconté par lettre tout ce qui est arrivé. Notamment à cette pauvre Eilwen. Nous ne les voyons pas souvent nous non plus, alors qu’ils sont aussi de la famille. Et nous avons beaucoup d’autres raisons de les accueillir ici cette année. Tu ne penses pas ? »

La plupart des enfants Vespère se tournèrent dans ma direction, le regard insistant.

Talwin : « Exactement. La famille, c’est la famille, non ? »

Kana : « Ce sont des cousines éloignées pour nous, certes, mais je veux les voir ! »

Klervi hochait la tête pour abonder dans le sens des siens.

Je détournais le regard, quelque peu gêné.

Lucéard : « Ça ne sert à rien d’essayer de me convaincre, je suis d’accord depuis le début. C’est aux Nefolwyrth qu’il faut demander. En ce qui me concerne, j’espère sincèrement qu’ils accepteront. »

Le silence était d’autant plus parfait, à présent. Aenor haussa lentement les sourcil, perplexe.

Efflam : « Décidément, je ne m’y fais pas, Lucéard. T’as la grande classe ! »

Je ne savais pas comment réagir à ce regard empli d’étoiles.

Evariste : « Il y aura quand même eu des trucs biens cette année ! »

Déclara Evariste, qui créa instantanément un malaise.

Aenor posa sa main sur son front pour désapprouver la réplique de son père.

Mon oncle avait un don inné pour mettre les pieds dans le plat. Et il venait de frapper très fort. L’atmosphère s’était sensiblement alourdie.

Lucéard : « C-c’est gentil. Je n’irai pas jusqu’à dire que cette année m’a fait du bien, mais… Vous n’avez pas tort mon oncle… »

En essayant de mettre fin à ce silence gênant, j’en avais créé un pire encore. Ma réaction n’était pas naturelle, et j’avais jeté un froid dans la pièce.

On aurait tous les deux mieux fait de nous taire…

Personne n’était indifférent à ce qui avait été dit. La tragédie qui nous avait frappé était encore là, vive et douloureuse.

Fichu pour fichu, autant en rajouter une couche !

Lucéard : « Cette année, ce sera la première fois que nous passerons cette fête sans ma sœur… »

J’avais peiné à le dire, et j’avais peiné tous ceux qui avaient écouté. Ellébore me fixait avec chagrin, sans savoir quoi faire.

Lucéard : « C’est notamment pour ça que nous devrions être tous ensemble, plus que jamais. C’est ce que j’ai appris grâce à vous tous la dernière fois où l’on s’est vu. Et je vous en remercie. »

Ce nouvel électrochoc avait paralysé toute l’assistance.

Si on pouvait mourir de honte, je suis sûr que j’aurai été tué sur le coup.

Luaine : « Tu as décidément bien grandi, Lucéard. »

Souriait discrètement ma tante au bout de la tablée.

Efflam : « Ouais, il a bien raison ! »

Talwin : « C’est décidé ! On va remplir les chambres de ce palais pour la fin d’année ! »

Jagu : « Ouaiiis ! Attends, quoi ?! »

Les discussions repartirent de plus belle. Certains avaient tellement bavassé qu’ils n’avaient toujours pas fini leur repas.

Kana : « Lucéard ? »

J’entendis la voix de Kana à quelques mètres de moi, et me tournai dans sa direction. Elle semblait vouloir aborder un autre sujet pénible.

Kana : « Qu’est-il arrivé à Eilwen exactement ? »

Mon moral venait de reprendre un coup. Heureusement, il était solide aujourd’hui, sans quoi je n’aurais jamais pu dire tout ce que je venais de déclarer.

Ellébore : « Eilwen a développé des troubles psychiques. Pour faire simple, certains mécanismes de son cerveau ne fonctionnent plus comme avant. Parfois, ses réactions peuvent surprendre, et cette maladie l’empêche de faire certaines choses… »

Merci de m’avoir remplacé sur ce coup-là, Ellébore. Je t’en dois une !

Ma voisine de table s’était faite violence pour raconter cela sans laisser ses émotions prendre le dessus.

Aenor : « Vous avez entendu, vous autres ? Il faudra que vous fassiez attention avec Eilwen, compris ? »

Malgré sa voix d’enfant, son charisme de meneuse lui servait de porte-voix, et ses frères et sœurs manifestèrent leur approbation. À l’exception de Meloar, qui n’avait pas une seule fois montré une once d’intérêt pour quel sujet que ce soit depuis le début du petit-déjeuner.

Les deux coudes sur la table, mon oncle glissa ses doigts les uns entre les autres de façon à dissimuler sa bouche.

Evariste : « Tiens donc, Ellébore. Tu passes pas mal de temps avec Lucéard pour en savoir autant. »

Sa femme imita sa position.

Luaine : « Mais oui… C’est vrai, ça… »

De lourds regards pesaient sur nous deux, et nous ne répondîmes que par des sourires embarrassés.

Efflam : « Oh, j’y pense, il va falloir prendre encore plus de cadeaux cette année ! »

S’enthousiasma le flambant jeune homme.

Ellébore et Léonce : « Euh… »

Les deux roturiers suaient abondamment à l’idée de devoir faire des cadeaux et d’en recevoir.

Décidément, c’est malaise sur malaise ce matin.

Les nobles autour d’eux essayaient de les rassurer, et leur firent comprendre qu’ils n’attendaient rien en retour de leurs cadeaux. Les voir ainsi discuter ensemble m’apaisa.

C’est fou de les voir s’intégrer aussi facilement. Il y a un an, je n’aurais jamais imaginé que l’année finirait ainsi… D’une manière générale, tout ce qui m’arrive est incroyable.

Le son des discussions se dissipait alors que je me plongeais dans mes pensées.

Je devrais réfléchir à leur offrir un cadeau. Je suis sûr que je peux trouver quelque chose qui leur plaît par moi-même.

En pleine introspection, le silence était désormais parfait.

En début d’année, j’avais eu une bonne idée de cadeau pour Noju.

J’y pensais encore. Je croyais pourtant m’en être libéré, mais une fois de plus, quelque chose me retenait de vivre pleinement ces instants.

C’était la première année que je m’ouvrais aux autres, mais au milieu de leurs discussions, je m’étais tu. Une froide sensation s’étendait au fond de moi.

Une main attrapa ma manche, et je revins à la réalité, le brouhaha et la lumière matinale me parvenaient de nouveau.

Ellébore : « Bon, alors, on commence par quoi ? »

M’interrogea t-elle, surexcitée à l’idée de visiter les alentours.

-6-

L’heure qui suivit, nous étions sur la plus grande plage de Port-Vespère. Le temps était maussade, et la couleur de la mer en était d’autant plus surprenante pour ceux qui ne l’avaient jamais vu. Le gris-marron de cette étendue d’eau fascinante les laissa sans voix.

L’odeur de ce vent iodé était tout nouveau pour mes deux amis. À cette saison, il n’y avait personne sur le sable froid, et l’étendue du paysage les envoûta. Cette expérience nouvelle pour tous leurs sens semblait leur insuffler de l’énergie.

Ellébore se précipita d’aller mettre sa main dans cette “flaque monstrueuse”. L’étrange mouvement de l’eau était un mystère pour elle qui n’avait connu que le calme plat du lac d’Azulith.

Léonce recrachait le sable que le vent venait de porter à ses lèvres.

La pâleur de l’hiver naissant n’empêchait pas aux lucéciens de remarquer la douceur du climat méridional. Nous marchions, accompagnés des Vespère, en direction du grand phare.

On entendait tintinnabuler les embarcations qui s’agitaient sur le port. Les pêcheurs et poissonniers s’égosillaient sans fin. Les palmiers et les pins qui longeaient la route attiraient le regard des deux roturiers. Cette presqu’île était une côte, et plus nous avancions, plus la mer s’étendait au loin, et ces flots qui s’agitaient quelques mètres sous nos pieds auraient pu leur donner le vertige.

Sans m’en rendre compte, je m’étais éloigné du groupe, et fermais la marche. Bien assez tôt, le phare, qui semblait s’élever jusqu’au ciel, nous fit lever la tête.

On nous laissa monter le grand escalier en colimaçon, jusqu’au sommet de l’édifice. Tout le monde s’était attroupé là où la vue était la plus magique, à l’exception de Léonce et moi, tous les deux accoudés sur la rambarde de fer, là où on ne voyait que la mer et la nature.

Je ne me souviens même pas de la dernière fois où j’ai pu voir ce paysage.

Léonce : « Qu’est-ce que t’as à rêvasser depuis tout à l’heure ? »

Je sursautai légèrement. J’avais presque oublié que je n’étais pas seul sur le sommet de ce phare.

Lucéard : « Euh ? »

Léonce : « Tu repenses aux Corneilles, c’est ça ? C’est déjà si loin, mais je dois reconnaître que parfois, ça me revient en tête aussi, sans raison apparente. Je me demande combien de temps ça va durer. »

Il était tout sourire, et ne semblait pas affecté par ces souvenirs difficiles.

Lucéard : « Ah, non. Tu te trompes. Je ne pensais pas du tout à ça. Même si… C’est vrai que ça m’arrive aussi, de temps à autre. »

Et ce ne sont pas les seuls souvenirs qui me reviennent. Ces derniers jours sont si tranquilles que j’ai tout le temps nécessaire pour ressasser tout ce qui m’est arrivé pendant ces cinq derniers mois. Et je ne peux pas dire que ça me fasse du bien.

Léonce : « Alors quoi ? »

Même confronté à ce regard insistant, je continuais de fixer la mer.

Lucéard : « Oh, rien du tout. »

Je lui lançais néanmoins un coup d’œil, et fus surpris de le voir arborer un air amusé.

Léonce : « Me fais pas ce genre de réponse, ou ça va vraiment mal aller pour toi ! »

Je répondais à sa provocation par un sourire hautain, tout en me retournant face à lui.

Lucéard : « Ah oui ? Et comment tu comptes t’y prendre ? »

Léonce : « Je vais me servir de cette épée supposée te protéger ! »

Lucéard : « Hah ! Il va plutôt falloir qu’elle te protège de moi, ton épée! »

Léonce : « Ohoh, c’est un défi, petit prince ? »

La tension montait soudainement de ce côté du phare.

Ellébore : « Eh, vous faites quoiii ? »

Débarqua la demoiselle tout sourire, qui trottinait gaiement dans notre direction.

Talwin : « Oh, ça sent l’esprit viril par ici ! Parfait, c’est le bon timing ! »

L’air mystérieux, Talwin apparut, adossé à la vitre nous séparant de l’intérieur du phare.

La mention d’esprit viril avait aussi invoqué Efflam qui semblait soudainement gonflé à bloc. Nous étions tous les trois largués.

Talwin : « Tu te souviens certainement de ce dont nous avions parlé la dernière fois où nous nous sommes vus, Lucéard. »

Son air beaucoup trop sérieux ne m’inspirait pas confiance. Il frottait frénétiquement sa barbiche.

Lucéard : « Là, tout de suite… Pas vraiment, non… »

Talwin : « Je t’avais dit que tu ne serais pas seul à porter ce fardeau qui est aussi le nôtre. C’est pour ça que mes frères, mes sœurs, et moi-même n’avons pas relâché nos efforts jusqu’à aujourd’hui. »

Je notais à son intonation et son sourire qu’il avait attendu longtemps le moment où il pourrait faire cette déclaration.

Talwin : « J’ai ouï dire que tu souhaitais partir à la recherche de Haven Gleymt. Me trompé-je ? »

Lucéard : « Oui, c’est exact… Enfin, on parle de Haven Gleymt, le port oublié, donc rien ne dit qu’on réussira. »

Talwin : « J’ai entendu de leurs bouches des aventuriers affirmer l’avoir trouvé alors qu’ils longeaient la côte à l’est de Cyrtat. »

Je n’ai encore rien fait, mais ça me fait déjà une bonne piste. Mais quel est le rapport avec son histoire ?

Talwin : « La plage sauvage s’étend sur une bonne centaine de kilomètres, tu sais ? Et qui sait sur quoi tu pourrais tomber, chemin faisant. Surtout que, on raconte que le port oublié est loin d’avoir révélé tous ses secrets. Quel genre de danger s’y terre ? Une multitude ! Une infinité ! »

Devoir chercher un endroit légendaire qui nourrit l’imagination d’écrivains pour enfants depuis des siècles, c’est vraiment le genre de quête qu’on pourrait attendre du maître.

Lucéard : « Et donc… ? Où est-ce que tu veux en venir ? »

La pose dramatique qu’il venait de prendre indiquait que c’était la question qu’il attendait.

Talwin : « Quoi ? Mais n’est-ce-pas évident ? On va vous accompagner ! »

Lucéard : « Hors de question. »

Je ne laissais aucun espoir à cette naïve tentative. Néanmoins, il ne semblait pas étonné de cette réaction.

Talwin : « Comme je le disais, nous n’avons pas chômé de notre côté. Ne serais-tu pas en train de nous sous-estimer ? »

Efflam : « Tous les nôtres ont reçu l’entraînement draconien de notre grand héros local ! Nous sommes fin prêts ! »

Qu’est-ce qu’ils me chantent ceux-là ?

Talwin : « Ce serait logique que tu choisisses d’être accompagné par des personnes qui font leurs preuves. Et si l’un d’entre nous était plus fort que ceux que tu comptais emmener dans cette périlleuse quête, ils auraient leur place dans cette expédition, tu ne penses pas ? »

Lucéard : « Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? Je n’ai pas besoin d’une armée pour m’accompagner. »

Talwin : « C’est très simple cher cousin. Un tournoi ! Nous allons faire un tournoi ! »

Cria-t-il au ciel en levant les deux bras.

A t-il seulement écouté ce que je viens de dire ?

Efflam : « U-un, un tournoi ?! »

Il était probablement au courant que quelque chose du genre se préparait, mais entendre ces mots prononcés avec une telle ardeur le poussa à contracter tous ses muscles à l’idée d’y participer.

Talwin tendit sa main ouverte face à nous trois, le pouce rentré contre la paume.

Talwin : « Les quatre demi-finalistes du tournoi partiront pour Haven Gleymt ! »

Il n’a définitivement rien compris.

Léonce : « Il s’agirait de combats en un-contre-un ? »

Mon garde du corps semblait intéressé par la proposition.

Tiens donc. Prévisible, ça.

Dans l’espoir que quelqu’un d’autre que moi ait encore les pieds sur terre, je me tournais vers Ellébore, qui fixait le sol d’un air grave. Elle baragouinait quelque chose.

Ellébore : « Je n’ai aucune chance d’arriver jusqu’en demi-finale… »

Bon…

Talwin : « Je m’occuperai des préparatifs ! Vous avez jusqu’à après-demain pour vous entraîner ! »

Nous n’étions que quatre à avoir entendu son annonce.

Ellébore : « Donc nous allons nous battre, c’est bien ça ? Mais avec quoi ? »

La jeune fille paraissait inquiète. Ses talents de détective n’allaient pas lui être d’une grande aide quoi qu’il arrive.

Talwin : « Vous avez déjà entendu parler des combats diogellois, je me trompe ? »

Ellébore leva les sourcils. Ce mot lui parlait, et elle se rappelait même pourquoi.

Ellébore : « Ce ne serait pas ces combats qui ont remplacé les combats d’arène classiques à la capitale ? »

Talwin confirma d’un signe de tête. Léonce se tourna vers elle, pour la pousser à expliquer.

Ellébore : « Je ne pensais pas que ça se faisait autre part qu’à Pluvistelle. C’est un style de combat avec des règles particulières, et des armes magiques qui ne font pas de blessures. »

Talwin : « Ici aussi, on en fait. Ces armes diogelloises libèrent de l’énergie au contact, et repoussent la personne touchée, sans abîmer ses vêtements. C’est encore moins barbare que des épées en bois. »

Ellébore venait de sortir son carnet de son sac en une fraction de seconde, et prenait des notes sur les explications détaillées de Talwin. Je ne pouvais m’empêcher de fixer l’endroit où devait se trouver le sac de Thornecelia qui était maintenant sien.

Evariste : « Heureusement d’ailleurs, parce que sinon la magie héréditaire de la famille Diogel ne serait pas d’une grande utilité. Grâce à ça, ils ont gagné en influence. »

Mon oncle et Kana venaient de faire irruption.

Talwin : « Et l’un d’entre eux vit à Port-Vespère et nous permet de pouvoir nous battre sans nous retenir entre frères et sœurs ! »

Kana : « Ne dis pas n’importe quoi, Talwin, il faut être prudent, même avec ces armes… »

Léonce : « C’est sûr qu’on est pas à l’abri d’une mauvaise chute… »

Lucéard : « De toute façon, je n’ai jamais dit que j’acceptais cette proposition. Je n’emmènerai personne de plus avec moi. »

Tous ceux présents me lançaient un regard intense, comme s’ils pouvaient ainsi faire changer ma décision.

Leur entêtement m’agaçait. Je me tournais vers Ellébore qui faisait une moue prononcée.

Lucéard : « Oh non, pas toi, Ellébore… »

Elle se mit à rire discrètement.

Ellébore : « Désolée, c’était tentant ! Mais ne t’en fais pas, je suis d’accord avec toi, et je ne remets pas ton choix en cause. Un simple tournoi ne pourra pas déterminer qui a ce qu’il faut ou non pour entreprendre une telle aventure. Et puis, c’est avant tout une mission que monsieur Heraldos t’a confiée. Ça n’aurait pas de sens de faire participer autant de monde. »

Tu es un peu gonflée de dire ça maintenant.

Ellébore : « Mais je pense aussi que ce sera une bonne expérience pour nous tous ! Je suis sûre qu’ils ont beaucoup de choses à te montrer, et ceux que tu affronteras pourront peut-être te montrer qu’ils sont dignes de t’accompagner. »

Lucéard : « Je ne m’attends pas à changer d’avis, mais soit. Par contre, tu es sûre que ça ne te dérange pas, Ellébore ? Il me semble que tu n’aimes pas trop tout ce qui est combat. »

Ellébore : « Moi aussi… »

Murmura t-elle aussitôt, avec une grande résolution, ce qui me surprit.

Ellébore : « …J’ai envie de me mesurer aux autres. »

Ce regard, particulièrement sérieux, que j’avais déjà vu à plusieurs reprises m’impressionnait toujours autant.

Je reconnus qu’elle était prête à en découdre, et sa détermination finit par me convaincre.

J’entendis Efflam bouillonner de l’intérieur après avoir entendu une réplique aussi ardente.

Talwin souriait aussi, cachant son visage.

Talwin : « Intéressant… »

Sa pose dramatique inspira un soupir à sa sœur.

Jagu, qui débordait lui aussi d’esprit de compétition, apparut à son tour, après avoir ressenti l’atmosphère de notre discussion.

Jagu : « Oh ouais, on va se battre ! »

Evariste : « Non non. Pas toi, Jagu. Tu es trop petit… »

Son père venait de briser les espoirs de son fils sans le moindre état d’âme et se tourna ensuite vers nous tous, l’air menaçant.

Evariste : « Moi, par contre, je participe. »

Y en a pas un pour rattraper l’autre.

Une petite main vint se poser sur le crâne de Jagu et vint le caresser.

Une fillette sur la pointe des pieds tentait de le réconforter. Ses cheveux roux étaient bien plus clairs que ceux de ses frères et sœurs, et ses grands yeux, étonnamment sombres, croisèrent les miens.

Cette enfant de 7 ans me dévisageait avec ce même sourire qu’elle gardait collé sur son visage à longueurs de journées. Il s’agissait de la petite dernière, Yuna.

Yuna : « Tout va bien, Jagu, tout va s’arranger ! »

J’ai l’impression de passer pour le rabat-joie de service, mais c’est typiquement le Lucéard dont ils ont l’habitude au moins. Et puis, j’ai de bonnes raisons cette fois-ci. Je serais le dernier des idiots de mettre ma famille en danger inutilement.

Mais ce tournoi en lui-même ne me dérangeait pas.

-7-

Après avoir visité la ville jusqu’au coucher de soleil, Ellébore rentra au palais, comblée. Léonce aussi semblait s’être amusé, mais portait moins d’intérêt pour ce tourisme historique que la jeune détective.

Le bonheur de cette dernière était d’autant plus grand qu’un dîner luxueux l’attendait, et que tous ses prochains jours étaient sûrs de se conclure ainsi.

Après un autre repas qui s’éternisa comme les précédents, nous rentrâmes tous dans nos chambres, suffisamment fatigués de cette première journée.

J’étais à présent seul dans la pénombre.

Les fenêtres de ma chambre devaient subir les bourrasques glaciales de cette fraîche nuit, mais la chaleur entre ces murs m’enivrait d’autant plus. Le confort et le silence, ainsi que les lueurs de la simple bougie à mon chevet m’inspiraient une torpeur bien singulière. Je finis néanmoins par me lever. J’y avais pensé plusieurs fois aujourd’hui. J’avais attendu ce moment.

Je sortis la lyre d’entraînement que m’avait confiée le maître. Et plutôt que d’incanter un sort, je me contentais de jouer une courte mélodie. Je jouais ensuite un morceau plus complexe, en entier, sans pourtant l’avoir joué depuis plus d’un an.

Après tout, tout ce que j’ai construit dans ma vie n’a pas pu disparaître en si peu de temps.

Je n’avais certes pas oublié comment jouer de cet instrument, mais ça n’était plus pareil. Je m’en étais vite rendu compte. Pratiquer tous ces morceaux ne me faisaient plus le même effet qu’avant. Ma façon de jouer n’avait pourtant pas changé…

Je ne savais pas quoi faire. Cela ne deviendrait un problème que si je le considérais comme tel. Pour l’instant, je n’avais qu’à faire avec, et rejouer seulement si l’envie m’en prenait. Sur ces pensées, je me couchais.

Alors que des songes étranges aspiraient lentement ma conscience, j’entendis des voix dans les corridors.

Et bien assez tôt, le matin fut venu.

En sortant de ma chambre, j’entendis bâiller à ma droite. Ellébore était déjà coiffée et debout, mais les yeux encore mi-clos.

Ellébore : « …Bonjour. »

Léonce nous rejoint quelques secondes après. Et après s’être tous salués, je pris le temps de les briefer.

Lucéard : « On dirait bien que mes autres cousins sont arrivés dans la nuit. Et comme Talwin vous l’a dit hier, ce sont les enfants du roi, et ils sont bien plus stricts que le reste d’entre nous. Mais ils ne sont pas bien méchants, ne vous en faites pas trop. »

S’imaginer parler aux enfants du roi ne les mettait pas à l’aise, c’était le moins qu’on puisse dire.

Léonce : « Cette fois-ci c’est du sérieux ! …Enfin, ça l’était déjà, techniquement. »

Ellébore : « Ça me fait toujours bizarre de me dire qu’il s’agit de la famille royale. Mais une fois qu’on aura parlé au dauphin, on sera bien forcé de réaliser que c’est le cas. »

Ce fut à ce moment-là que l’on entendit des bruits de pas se rapprocher. Ellébore passa la main dans ses cheveux pour s’assurer être bien coiffée, et Léonce se renifla.

Dilys menait la marche d’un pas assuré. Elle avait encore grandi, et ses couettes s’agitaient toujours avec le même panache.

Derrière elle, le reste du carré royal approchait. Cela faisait déjà longtemps que je ne les avais plus vus.

Brynn : « Bonjour, mon cousin. Heureux de te revoir. »

Son ton n’était pas naturel. Quand il y avait des nobles autour de nous, nous châtiions notre langage le plus possible. Mais c’était la première fois que des roturiers écoutaient l’une de nos discussions.

Après avoir entendu les salutations de toute la fratrie, il était clair qu’ils n’étaient pas à l’aise non plus.

Lucéard : « Bonjour à vous tous. Vous avez fait bonne route ? Permettez-moi de vous présenter mes compagnons. Voici Ellébore Ystyr, fille du docteur Ystyr, et Léonce Dru, fils de… de… un employé du domaine de Sendeuil. »

Je sentis dans mon dos le regard noir du fils de jardinier.

Ellébore fut la première à prendre son courage à deux mains et s’avancer.

Ellébore : « Enchantée. C’est un privilège de pouvoir vous rencontrer, et un très grand honneur de séjourner en votre compagnie. J’espère sincèrement que nous ne vous importunons pas. »

Sa robe se mit à danser alors qu’elle exécutait la plus charmante des révérences. Cette attitude digne et respectueuse n’avait pu que faire bonne impression au carré royal. Ils n’avaient clairement pas été indifférents, à l’exception de Dilys qui détourna la tête, comme pour rejeter leurs existences.

Eira : « Ne vous en souciez pas, mademoiselle. Nous sommes tous ici des invités de la duchesse. »

Il y a toujours un peu de tension, mais l’intervention d’Ellébore m’a l’air d’avoir été décisive.

Léonce : « C’est très aimable à vous. Et je suis moi-même honoré de faire votre connaissance. »

Après avoir ajouté sa pierre à l’édifice, la balle était dans le camp de la royauté.

Brynn : « Voici ma plus jeune sœur, Dilys. Mon frère Ceilio, ainsi que ma sœur Eira. Et je suis Brynn, premier prince de sang du royaume. Enchanté également. Nous avions hâte de faire votre connaissance. »

Vraiment ?

Après avoir échangé quelques mondanités, mes deux amis purent souffler. Grâce à cette conversation, la pression sur leurs épaules était déjà moindre. Et tous les sept, nous nous rendîmes à la salle de réception.

Dans la cohue habituelle d’un repas Vespère, Talwin profitait de l’occasion pour se moquer du carré royal devant les roturiers tout en sachant que c’était d’autant plus gênant pour eux. Il ne manquait pas non plus de railler Meloar, sans raison particulière. Celui-ci mangeait d’un air revêche, sans se soucier des dires de son frère, comme d’habitude.

Efflam et Jagu n’étaient pas à table, ce qui expliquait le calme relatif de cette matinée. Yuna aussi était absente, ce qui était à prévoir.

Kana donnait son maximum pour permettre à Ellébore de pouvoir sympathiser avec Dilys. Mais ce n’était pas une mince affaire.

Aenor ne cessait de faire des remontrances à Goulwen, qui se laissait aimablement malmené par la fillette.

Klervi restait dans son coin, observant discrètement Meloar pour qui elle avait de la compassion. Léonce réussit à discuter avec elle, et je me joins à eux.

Evariste et Brynn parlaient politique, et bien que Ceilio tentait de participer, il n’arrivait pas à en placer une.

Eira et ma tante discutaient de tout et de rien, jusqu’à ce qu’elles soient interrompus par le jeune homme qui venait de se lever de table le premier.

Talwin : « Votre attention, s’il vous plaît ! Demain matin, dans l’arène diogelloise de Port-Vespère aura lieu notre premier tournoi martial familial ! The Royal Fight ! »

Déclara t-il fièrement. Talwin était du genre à utiliser la langue d’un royaume voisin, prétextant qu’elle sonnait mieux dans beaucoup de circonstances. Il n’avait hélas pas un accent digne de ce nom.

Talwin : « Il y aura seize participants, que je m’apprête à annoncer ! Dilys ! Ceilio ! Eira ! Brynn ! »

Ces quatre-là n’avaient aucune idée de ce qui se tramait et n’y accordèrent aucun crédit.

Talwin : « Meloar ! Efflam ! Kana ! Goulwen ! Klervi ! Et Jagu, en duo avec Yuna ! »

Parmi les personnes présentes, Aenor semblait être la plus intéressée par ce tournoi, et se leva.

Aenor : « Je souhaiterais participer au nom de Goulwen ! »

Élevant la voix, elle ne donnait la possibilité de refuser ni à Talwin, ni à Goulwen.

Talwin : « Très bien ! Tu n’auras pas le droit de monter sur l’arène, mais tu pourras le superviser pendant ses combats, et récolter la gloire de votre éventuelle victoire ! »

C’était précisément ce qu’attendait Aenor qui, satisfaite, se rassit en silence.

Kana : « Mais je croyais que c’était non à partir d’Aenor ! Et puis, Klervi n’a pas l’air d’avoir envie de participer… »

Talwin : « Ne t’en fais pas, j’ai obtenu l’autorisation de mère pour que Jagu et Yuna participent. Il y aura bien sûr des conditions. Et Klervi aussi a ses chances de gagner. Ne la sous-estime pas ! »

Ça n’est pas la question…

Talwin : « Je poursuis : Evariste, Lucéard, Ellébore, Léonce, ainsi que notre bon vieux majordome Gauvin ! »

Attends, on parle bien du vieillard tout tremblant qui erre dans les couloirs à longueur de journée ?

Talwin : « Et bien sûr, moi-même ! »

Il prit une pose ridicule pour conclure sa liste.

Talwin : « Sur ce, entraînez-vous bien ! »

Brynn toussota pour attirer l’attention.

Brynn : « Quelqu’un pourrait-il nous expliquer de quoi il retourne ? »

Kana expliqua au carré royal tout ce qu’elle savait. Les deux aînés ne semblaient toujours pas montrer d’intérêt. Même si on ne pouvait apercevoir son regard, Ceilio était visiblement motivé à l’idée d’y participer, bien qu’il aurait aimé le cacher. Dilys, elle, qui feignait aussi de ne pas s’y intéresser, dévisageait Klervi, comme si son seul motif pour se battre était de pouvoir la mettre au tapis.

Ces deux-là étaient diamétralement opposés. D’ailleurs, Klervi finit par se rendre compte du regard qui pesait sur elle, et se tourna vers sa cousine, sans la moindre trace d’animosité.

Les absents de ce matin ne se montrèrent pas de la journée. Nous n’étions que la moitié des participants à prendre ce tournoi au sérieux. Quoi qu’il arrive, j’avais moi aussi une routine d’entraînement que je ne devais oublier sous aucun prétexte.

Ce serait risible que je perde contre l’un de mes cousins après tout ce que j’ai enduré chez le maître, mais, raison de plus pour ne pas les sous-estimer.

Je courais dans les bois derrière le palais pour m’échauffer.

Cela dit, la plus grosse menace pour moi risque d’être Léonce. Mais je sais que je peux le battre !

J’accélérais le rythme une fois de plus. Je pouvais toujours faire plus que la dernière fois.

Ce long séjour commençait par une compétition qui allait se révéler plus instructive que je n’aurais pu l’imaginer.



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