Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 63 – Rafter Pound
La Préfecture de Sivellaus était située à l’Ouest du Royaume de Loen, de l’autre côté de la chaîne de montagnes Hornacis, en face de la République d’Intis. En bordure du Quartier de l’Impératrice, là où se trouvait le quartier général de la police de la capitale, une rue portait son nom.
Désireux de trouver la tranquillité d’esprit, beaucoup choisissaient de s’y installer. C’était le cas de Rafter Pound.
Au numéro 29 de cette même rue, le baronnet, en pyjama de coton matelassé, debout près de la fenêtre de sa chaude salle d’activité, observait Sivellaus Yard un peu plus loin en face.
Bien qu’il n’eût qu’une quarantaine d’années, l’homme avait déjà les tempes blanches. Ses yeux étaient bouffis, des rides évidentes marquaient son visage et il sentait l’alcool à toute heure du jour et de la nuit.
Le sol, derrière lui, était jonché de dessous féminins déchirés et en face se trouvait une cheminée où brûlait un feu.
Le Baronnet avala d’un trait le reste de son verre puis se dirigea lentement vers la porte pour retourner à sa chambre et dormir un peu.
Comme il n’y avait pas de tuyauterie pour transférer la chaleur de la cheminée, il n’avait pas plutôt franchi le seuil de la salle d’activité que le froid de cette fin d’automne lui transperça les os.
– « Bon sang ! » Jura-t-il dans un souffle en titubant jusqu’à la porte de la chambre dont il tourna la poignée.
Seule une faible lueur cramoisie éclairait la sombre pièce.
Rafter était sur le point de refermer la porte et de s’affaler sur son lit lorsque soudain, il se figea : une silhouette était tranquillement assise sur une chaise près du rideau !
Vêtu d’un pantalon bleu-gris et coiffé d’une casquette, l’individu était dissimulé dans l’ombre.
Sentant le regard du Baronet Pound sur lui, l’homme leva lentement la tête.
Son visage peint en rouge, jaune et blanc lui donnait l’apparence d’un clown particulièrement drôle !
Rafter était sur le point de crier et de s’enfuir lorsqu’il vit un revolver pointé sur lui et entendit deux phrases profondes et rauques.
– « Je vous conseille de ne rien faire d’imprudent. Si vous coopérez, je ne vous ferai aucun mal et ne toucherai pas à vos biens, si tant est qu’il vous reste quelque chose. »
L’expression de Rafter Pound changea plusieurs fois. Très docilement, il ferma la porte de sa chambre puis, leva les mains, s’assit au bord de son lit.
– « Qu’attendez-vous de moi ? » Il eut un hoquet et dans sa torpeur d’ivrogne, ajouta en tremblant légèrement : « Sivellaus Yard est juste en face ! ».
– « Je sais, mais à mon avis, je suis plus près de vous que vous de la police », répondit le Clown qui n’était autre que Klein déguisé. Puis, changeant de ton, il ajouta : « Je n’ai pas d’autre intention que de vous poser quelques questions. »
Avant de venir rue Sivellaus, le jeune homme avait procédé à une séance de divination au-dessus du brouillard pour s’assurer qu’il ne courait aucun danger. La situation était sûre.
– « Des questions ? » Les lèvres tremblantes, Rafter eut un petit rire amer : « C’est reparti… Échapperai-je un jour à ce cauchemar ? »
– « Beaucoup de gens sont-ils venus vous poser des questions ? » Demanda Klein.
– « Pas seulement des questions ! Tant de choses me sont arrivées depuis le décès de mon oncle, l’honorable Vicomte. Notre aimable vieux majordome a démissionné sans raison et s’est volatilisé. Sans prévenir, les domestiques, les uns après les autres, devenaient froids et distants. Ils cherchaient quelque chose… Oui, ils cherchaient quelque chose et comme à l’époque, je n’avais même pas dix ans, j’observais sans pouvoir le dire à personne. J’avais trop peur de ne plus jamais me réveiller ! » Répondit Rafter, visiblement prêt à s’effondrer.
Ils cherchaient quelque chose ? Était-ce la structure souterraine, ou les trésors de la famille Pound, comme les caractéristiques Transcendantes et autres objets occultes enterrés près de l’esprit maléfique ? La famille royale et les églises ont dû s’en apercevoir car les plus hauts dignitaires connaissent certainement la Loi de Conservation et d’Indestructibilité des caractéristiques Transcendantes! La famille Pound étant ruinée, ces objets auraient dû être récupérés, non ? À moins que le vieux Vicomte n’ait dépensé une somme faramineuse pour se procurer de rares caractéristiques Transcendantes et des objets occultes de même Séquence dans le but de dissimuler l’histoire de la structure souterraine… Se demanda Klein qui l’avait écouté calmement.
Il semblait détendu, mais en réalité, il pouvait attaquer à tout moment.
– « Depuis combien de temps cela dure-t-il ? »
– « Je ne sais pas, je ne sais pas. Il y a partout autour de moi des visages que je ne connais pas. Comment puis-je être sûr que les autres personnes ne sont pas complices ? J’ai fait celui qui n’avait rien remarqué et après plusieurs années passées à trembler, ils m’ont poussé à boire, à coucher, à jouer, à fumer de la marijuana et à toutes sortes de choses qui me font passer pour un déchet ! » Rafter Pound eut un rire un peu fou. « Finalement, soulagés, ils ont cessé de me surveiller. Lorsque j’ai vendu la maison, whoosh ! Ils sont tous partis je ne sais où. Non, ils sont certainement encore en train de me surveiller discrètement et m’empêchent d’appeler la police. C’est vrai, ils ne me laissent pas appeler la police ! »
Ce type souffre d’un problème mental… Je ne sais pas si ce qu’il dit est vrai ou faux. Le changement des couleurs de son aura liées à l’humeur est très logique, mais imaginons que persuadé d’avoir déçu le vieux Vicomte, il ait inventé toute une suite d’évènement pour justifier sa dégénérescence et se soit raconté cette histoire jusqu’à en être totalement convaincu ?
Militant qualifié du clavier dans sa vie antérieure, Klein, qui s’y connaissait un peu sur tout, avait déjà vu des cas similaires.
Il réfléchit deux secondes et demanda :
– « Et que voulaient savoir ces gens ? »
– « Ils m’ont demandé comment étaient morts les deux enfants du Vicomte, ce que j’avais pu observer d’anormal dans le comportement du vieux Vicomte au fil des années. Je n’avais même pas dix ans à l’époque, alors je ne sais rien ! » Gronda Rafter d’une traite en agitant les bras.
– « Calmez-vous, calmez-vous s’il vous plaît », dit Klein en laissant retomber sa main gauche. Par divers angles d’attaques, il voulait savoir si le Baronnet connaissait l’existence de la construction souterraine.
S’ensuivit une séance de questions-réponses. Le temps passant, Klein dit d’une voix rauque :
– « Vous avez vraiment l’air de ne rien savoir. Vraiment désolé pour le dérangement, mais il est temps pour moi de partir. »
Sur ces paroles, il se leva et s’inclina légèrement comme quelqu’un de bien éduqué.
Presque au même moment, l’agitation et l’air décomposé de Rafter Pound disparurent. Ses yeux bleu clair se firent incroyablement profonds, comme s’il examinait quelque chose.
Mais voyant que l’intrus était sur le point de se redresser, il reprit aussitôt son attitude précédente : chagrin, colère, folie, amertume et névrose.
C’est alors qu’une voix mystérieuse résonna à ses oreilles.
– « Cramoisi ! »
Klein injecta son énergie spirituelle dans un Charme du Sommeil et de sa main libre, le lança sur Rafter.
Il y eut des crépitements puis une puissante impression de sérénité se répandit, enveloppa le Baronnet, qui, fermant les yeux malgré lui, s’affala doucement sur le lit.
– « Désolé mais les questions de tout à l’heure, c’était pour comparer avec ce qui va suivre. Je vais maintenant entrer dans votre rêve et canaliser votre esprit », dit alors Klein en tapotant le pyjama de Rafter avant de s’incliner à nouveau, la main sur le cœur.
Puis, à l’aide du Charme de Rêve et tel un Cauchemar, il pénétra dans les songes de l’homme.
Dans ce monde gris, fragmenté et en perpétuel scintillement, le jeune homme se retrouva marchant posément aux côtés de Rafter et le vit croiser des domestiques, hommes et femmes, dont le visage n’avait pas de traits, ce qui rendait l’atmosphère étrange et effrayante. Le Baronnet tourna ensuite la tête vers le visage d’un vieil homme qui le regardait, le vit se pelotonner dans un coin, frissonnant, alors qu’une ombre l’enveloppait progressivement.
Cela correspond bien à ce qu’il m’a dit… Klein tenta de guider le rêve pour donner un sens à ce qu’il voyait, mais on aurait dit que le Baronnet souffrait d’un très grave traumatisme psychologique à ce sujet. À la moindre stimulation, il se mettait à hurler et à courir comme un fou, toujours dans son rêve.
Dans l’incapacité d’obtenir plus d’informations, notre détective quitta le songe de Pound, lui lança un autre Charme du Sommeil puis sortit de sa poche l’extrait d’Amantha et autres matériaux dans l’intention de procéder à un rituel de médiumnité.
L’esprit de Klein traversa la tempête de pensées et aperçut Rafter sous la forme d’une image illusoire basée sur le Corps du Cœur et de l’Esprit.
– « Que vous a dit le vieux Vicomte avant de mourir ? » Demanda-t-il après un instant d’hésitation.
– « Il m’a demandé de préserver la famille », répondit Pound, confus.
– « Quoi d’autre ? » Insista Klein sur un ton volontairement affirmatif.
– « Il voulait que je me souvienne de la gloire de nos ancêtres », répliqua Rafter d’une voix dénuée d’émotions.
Klein hocha la tête :
– « Que cherchaient ces gens ? »
– « Je l’ignore. »
Après une série de questions et comparaison avec les réponses que l’homme lui avait données plus tôt, Klein en vint à la conclusion que le Baronnet n’avait pas menti. Tout ce qu’il avait dit était vrai.
Il ne s’attarda pas davantage et après avoir retraversé la tempête de pensées, le jeune homme ramena dans son corps l’énergie spirituelle qu’il avait déployée.
Il remit ensuite tout en ordre et lança à plusieurs reprises le sifflet de cuivre, utilisant sa nature pour interférer avec d’éventuelles investigations divinatoires.
Cela fait, il s’inclina une troisième fois :
– « Merci pour votre coopération, M. Baronet. »
Puis, se détournant, il ouvrit la fenêtre, sauta dans la rue et disparut dans la nuit.
Un moment plus tard, Rafter Pound rouvrit brusquement ses yeux clairs autour desquels on pouvait voir un anneau de capillaires rompus !
Il se redressa d’un bond et fixa l’oriel resté ouvert.
…
Après avoir fait un long détour en direction du Quartier Est, Klein lava son déguisement, revêtit ses vêtements de ville et, comme si de rien n’était, retourna chez lui dans le Quartier de Cherwood.
Au lieu de se reposer ou de réfléchir à ce qu’il allait faire quant à la construction souterraine, il repartit au-dessus du brouillard.
Assis tout au bout de la longue et antique table, le jeune homme ouvrit lentement la main, révélant plusieurs mèches de cheveux bruns. Ces cheveux, qu’il avait pris pendant que celui-ci dormait, appartenaient à Rafter Pound.
Il reste encore une dernière étape : confirmer les résultats en procédant ici à une séance de divination… se dit Klein en faisant apparaître un stylo et du papier sur lequel il écrivit une phrase qu’il avait déjà préparée :
« L’avenir de Rafter Pound. »
Je veux voir ce qui va vous arriver dans le futur afin de confirmer le passé !
S’adossant à sa chaise, il se mit à réciter l’énoncé divinatoire.
L’antique structure impliquant les six dieux orthodoxes, il craignait de rencontrer des problèmes s’il procédait à une divination directe, aussi changea-t-il d’avis. Il allait faire en sorte que Rafter Pound s’interroge lui-même sur son avenir !