Chapitre 12 : Ce dont rêvent les nuages
-1-
Les fers des chevaux frappaient la terre. La forêt nous protégeait de la chaleur de ce début d’après-midi.
Ellébore gonflait les joues, boudeuse, tout en frottant sa tête.
Ellébore : « Il ne se rend pas compte à quel point ça fait mal. »
Lucéard : « Je pense que si, sinon il ne l’utiliserait pas aussi souvent. »
Je lui lançai un regard pour m’assurer qu’elle ait été réceptive à ma plaisanterie, elle haussa simplement les épaules.
Lucéard : « Je suis navré de vous avoir embarqué dans tout ça. Mais ne vous en faites pas, il n’est pas bien méchant, au fond. »
Elle me rendit un sourire plein d’assurance.
Ellébore : « Je n’en ai jamais douté. Une détective digne de ce nom doit pouvoir aller au-delà des apparences, et percer à jour ce qui se cache à l’intérieur de n’importe qui ! »
Lucéard : « Et vous l’avez deviné le coup de bâton sur la tête ? »
Elle m’aurait volontiers tiré la langue si je n’avais pas été prince. Elle se contenta pourtant de soupirer, les bras ballants.
Ellébore : « M’en parlez pas, je sens la douleur revenir… »
Quand le silence s’installait pour plus d’une minute, mon visage devenait rapidement morose. En réalisant ceci, la demoiselle relança la conversation.
Ellébore : « Vous comptez faire quoi une fois à Oloriel ? Vous voulez m’accompagner ? Ou peut-être que vous avez des connaissances là-bas, comme le comte ou ses enfants et que vous aimeriez leur rendre visite ? »
Ça ne me ressemblerait pas.
Lucéard : « Ne vous en faites pas pour moi, j’ai une liste de courses pour m’occuper pendant votre absence. »
Je lui montrai le papier en question.
Je n’aurai peut-être pas dû lui parler de mon sac sans-fond. Quoique, je suis sûr qu’il m’aurait tout fait porter quand même.
Ellébore : « Entendu ! Cela vous dérangerait que l’on passe la nuit sur place ? Je ne me sens pas de faire le chemin retour ce soir, et selon ce que j’apprends, j’aurai peut-être plus à faire dans cette ville. »
Vous voulez me faire passer la nuit dans une auberge ? Oh, et puis je ne suis plus à ça près.
Lucéard : « Comme vous voulez. »
Je n’étais de toute façon pas pressé de repartir. Les auberges devaient certainement proposer un certain confort que la maisonnette n’avait pas.
Lucéard : « D’ailleurs, ça ne vous dérange pas de devoir interrompre votre enquête pour une semaine ? Vous pouvez toujours vous éclipser. Je vous ferai passer pour morte si vous le souhaitez. »
Mitigée par le registre de mon humour, la demoiselle prit quand même le soin de me faire un large sourire.
Ellébore : « Je ne sais pas. Peut-être, oui. Mais si je dois revenir à Oloriel, ce sera moins cher d’être logée moins loin. Et puis, un peu d’exercice ne me fera pas de mal ! »
A votre place, je n’en serai pas si sûr..
Dès la sortie de la forêt, nous pouvions voir au loin une ville assez conséquente qui avait néanmoins le charme d’un simple village. Il s’agissait pourtant du chef-lieu du comté, Oloriel. De grands moulins à vent semblaient monter la garde, perchés sur l’épaisse muraille qui entourait la ville.
Ellébore : « C’est rudement joli… »
Le sourire si radieux d’Ellébore fit rougir ses joues. La lumière qui brillait dans ses yeux semblait plus vive que jamais. Face à mon incompréhension, elle partagea avec moi, de sa voix la plus enjouée, la raison de cette soudaine excitation.
Ellébore : « Je ne suis jamais sortie du comté de Lucécie avant ça, vous savez ? Hier, je n’ai pas eu le temps d’y penser, mais depuis ce matin, je n’arrête pas de me dire que je suis en train de vivre une grande aventure ! »
Imperméable à toute bonne humeur, je regardai à nouveau en direction d’Oloriel, pensant que j’avais dû y rater quelque chose.
Lucéard : « Oh vous savez, c’est qu’une ville comme une autre. »
Loin d’être démoralisée, la demoiselle s’était perdue dans sa contemplation, sans même quitter des yeux notre destination, elle me répondit :
Ellébore : « C’est d’autant plus merveilleux. Il y a tellement de villes, et pourtant en voir une seule me fait tout cet effet. J’ai l’impression que chaque endroit réserve une infinité de choses à vivre, toutes plus surprenantes les unes que les autres. »
Lucéard : « Même Lucécie ? »
Dis-je, comme pour la contredire.
Ellébore : « Il y a encore beaucoup de choses qui sont nouvelles pour moi à Lucécie. Et je ne pense pas que l’aventure réside dans le jamais-vu. Parfois, il suffit juste d’apporter un regard nouveau à notre vie, non ? »
Lucéard : « Vous avez l’air plus épanouie ici, pourtant. »
Mon cynisme mit de côté, je n’étais pas totalement sourd à ses arguments. Ellébore était toujours aussi enchantée, quoi que je puisse dire.
Ellébore : « Tout le monde a besoin d’évasion de temps en temps, histoire de prendre un peu de recul ! »
Lucéard : « Vous m’avez l’air inspirée. Je ne pensais pas que vous aviez un tel penchant. »
Ses grands yeux me fixaient, emplis de malice.
Ellébore : « Je peux me tromper, mais vous aviez l’air assez emballé à l’idée de dormir dans une auberge, tout à l’heure. Ce sera une première pour nous deux ! »
Avant même de faire une remarque sur sa familiarité, je me retrouvais le bec cloué. Avais-je vraiment exprimé de l’enthousiasme quand elle évoquait l’auberge ? Je n’en étais pas sûr.
Je rabattais à présent ma capuche, alors que les gardes nous voyaient arriver au loin.
Ellébore : « J’ai entendu dire qu’il y avait un temple très ancien dans cette ville ! »
Alors que nous attachions nos chevaux, la jeune fille irradiait toujours sa joie de vivre.
Lucéard : « Le Maître m’a dit qu’un monument local menait à un souterrain rempli de créatures atroces. »
Ellébore : « Il a l’air de s’y connaître sur tout ce qui est macabre. »
Lucéard : « Je ne vous le fais pas dire. Je me demande où est-ce qu’il va chercher tout ça d’ailleurs. »
Arrivés sur la place ovale, on s’arrêta près d’une fontaine. Ou plutôt, Ellébore s’arrêta, les yeux emplis d’étoiles.
Ellébore : « “Auberge-Pâtisserie La Bougie de Sucre” ! Je ne savais même pas qu’un tel établissement était possible ! »
Il n’y avait déjà plus aucun doute sur l’issue de cette discussion, mais je m’essayai à tester sa résolution.
Lucéard : « Ne me dites pas…que vous voulez dormir ici ? »
Ellébore : « Cet endroit m’a l’air pratique, et c’est un bon lieu de rendez-vous. »
Dit-elle d’un air réfléchi, tout en scrutant les alentours, l’eau à la bouche.
Ne vous justifiez pas, Ellébore. J’ai compris vos motivations.
Lucéard : « Si ça se trouve, ils proposent des dîners en ambigu. »
Ma compagne de route serrait les poings devant elle, pressant mon verdict.
Lucéard : « C’est d’accord. »
Ellébore : « Ouiii ! »
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle bondisse de joie, au point d’attirer le regard des passants.
Une fois l’artisan que je cherchais en ligne de vue, je me séparais d’Ellébore, qui continua vers les quartiers bourgeois.
-2-
Plus tard, alors que la nuit tombait, j’attendais, assis sur le bord de la fontaine, son retour. Les rues étaient assez animées à cette heure-ci, mais l’arrivée des falotiers sembla rappeler à la populace que le temps était venu de rentrer chez soi. Les réverbères étaient assez épars, et bien que ce quartier commerçant était suffisamment éclairé, nous étions loin des rassurantes lumières de Lucécie qui faisaient sa renommée. Cette odeur de pierre qui émanait des murs, et ces pavés polis par les pas évoquaient la certitude d’une nuit paisible. Une brise légère accompagnait pourtant le coucher du jour, mais la température était toujours aussi plaisante.
Je pris une grande inspiration, comme pour m’enivrer de ce moment.
Plus que la brioche rêve-de-nuage et j’aurai rempli la liste. Heureusement, j’ai une petite idée d’où je pourrais m’en procurer.
Ellébore : « Lucéard ! »
En entendant ce prestigieux prénom, de nombreuses têtes se retournèrent, dont la mienne.
Ellébore me salua de la main, toujours quelque peu gênée à l’idée d’adresser la parole au prince, mais néanmoins aussi souriante qu’à son habitude.
Lucéard : « Votre enquête se porte bien ? »
Ellébore : « Excellemment bien, je pense même avoir trouvé une piste ! »
Ma question n’était pas anodine, et quelque chose semblait pourtant tracasser la jeune fille. Je n’insistai pas.
Lucéard : « Vous n’avez pas faim ? »
Son anxiété s’effaça lentement à partir du moment où un repas fut évoqué.
Ellébore : « Oh si ! »
Son enthousiasme redescendit soudain d’un cran.
Ellébore : « Mais est-ce bien raisonnable… ? Je ne devrais pas dépenser l’argent que m’a confié mon père en nourriture de luxe. »
De la nourriture de luxe ? Ce n’est que la pitance d’une auberge.
Lucéard : « Bah, ne vous en faites pas, je vous le paierai. »
Je me relevai, considérant le problème réglé. Ellébore continuait pourtant de se faire violence.
Ellébore : « Désolée, mais je ne peux pas accepter. »
Lucéard : « Vous savez, je suis le cinquième prince du royaume, ce ne sont pas quelques sucreries qui me conduiront à la ruine. »
Elle refusa poliment, agitant sa queue de cheval de droite à gauche.
Ellébore : « Je sais bien. Ce n’est sûrement pas grand chose pour vous, mais ça ne me donne pas le droit de profiter de votre argent. Je vous remercie malgré tout pour votre proposition ! C’est gentil de votre part, Lucéard ! »
Elle conclut en douceur pour ne pas me froisser. Comme si cela pouvait me froisser.
Lucéard : « Je comprends ce que vous voulez dire. Mais la proposition tient toujours si d’aventures vous changez d’avis. »
Tiraillée par la tentation, la demoiselle grimaçait.
Ellébore : « Si à un moment de la soirée je vous supplie à genoux, promettez-moi de ne rien m’acheter ! »
Vous êtes extrême, Ellébore.
Lucéard : « Je ne promets rien. »
L’air taquin, je m’avançais vers La Bougie de Sucre. La jeune fille derrière moi faisait la moue, mais reprit son expression naturelle une poignée de secondes plus tard.
Quand la porte de bois s’ouvrit, une douce odeur vint nous chatouiller les narines. Le petit guichet à l’entrée était coquet et bien rangé. Tout était d’une propreté impeccable, ce qui était bien loin de mes attentes. Nous étions quand même à l’étroit. Les chambres semblaient être à l’étage, et à notre gauche, un espace sans porte menait directement à une salle où étaient disposés de chaque côté des tables, laissant un long couloir allant du guichet jusqu’à des escaliers, qui reliaient sans doute le rez-de-chaussée aux cuisines en sous-sol.
L’ambiance était conviviale et l’éclairage délicat. Ellébore ravalait sa salive, prête à se jeter sur le premier truc comestible à sa portée.
???: « Biiiienvenuue ! »
Un homme généreusement proportionné venait d’apparaître, et son accent était aussi chantant que bruyant. Il vint à notre rencontre avec la grâce d’une danseuse, et la démarche d’un ogre. Il dandinait tout son corps à chaque pas, et sa moustache s’agitait d’autant plus fièrement.
Ellébore : « Bonsoir ! »
Lucéard : « Bonsoir… »
Encore un phénomène.
???: « Eh bien, eh bien, ça n’a pas l’air d’aller fort, mes petits ! Vous savez ce qui vous ferait aller mieux ? Manger plein de pâtisseries ! Mais pas trop non plus, sinon, ça fait plus du mal que du bien ! Mais les pâtisseries sont toutes délicieuses ! Moi j’en mange quand même plein. Oh, mais vous voulez sûrement dormir ! C’était une longue journée, hein ? Je vais vous montrer votre chambre ! Allons, jeunes gens, montez avec moi ! Et après ça, nous allons manger tous ensemble. »
Son débit de paroles me coupait le souffle. Il voulait nous mettre à l’aise, mais tout cela ressemblait à du harcèlement. Il ne tarda pas à nous pousser jusqu’au second étage. Le bois ciré grinçait sous ses pas alors qu’il continuait sa tirade.
Il nous indiqua alors une chambre, qui pour moi était assez petite, et où tout semblait être fait de bois. De nombreuses tapisseries et autres coussins de tissus donnaient une réelle impression de confort.
???: «Déposez vos affaires ici ! Vous en faites pas, moi, je veille partout ! C’est une très belle chambre, n’est-ce pas ! J’espère que ça vous plaît beaucoup ! »
En réalisant, ce qu’il nous proposait, on se mit tous deux à rougir comme des tomates.
Ellébore et Lucéard : Il veut nous faire dormir dans la même chambre ??
Voyant nos mines déconfites, celui que nous considérions comme l’aubergiste réalisa son erreur, les mouvements de son bassin s’accélérèrent.
???: « Mais enfin, je suis bête, c’est deux chambres qu’il vous faut ! Vous avez quel âge les enfants ? Moi 34 ! Oh, je ne me suis pas présenté, ma foi ! Je m’appelle Malo Gatulecci. C’est moi qui est chef cuisinier et gérant de l’auberge. Vous aimez les pâtisseries ? Moi oui ! Tout le monde aime les pâtisseries ! Mais vous aimez quelles pâtisseries ? Moi j’aime tout ! Mais ma douceur préférée dans ma vie, c’est de voir le sourire de mes clients quand ils mangent ! Mais ce sont pas vraiment mes clients, ce sont mes amis ! Vous aussi vous êtes mes amis maintenant ! Je fais des plats salés aussi ! Mais c’est mon équipe de cuisiniers qui en fait ! Moi aussi parfois j’en fais. Vous restez pour la soirée ? Bien sûr vous restez ! Mais est-ce que vous restez pour le petit-déjeuner ! Le matin, je fais des spécialités pour réveiller vos papilles ! Ou alors la nuit ! J’ai mis un menu dans les chambres ! Alors appelez-moi si vous avez besoin de pâtisserie ! Mais pas trop tard, sinon, moi je dors ! Mais réveillez-moi ! Et je vous ferai des pâtisseries, et on les mangera tous ensemble sur le lit ! »
Ellébore ne pouvait pas s’empêcher de sourire, elle était bluffée par la performance vocale de notre hôte. Il parlait de plus en plus vite, et de plus en plus fort. Quant à moi, je faisais mine d’être exaspéré.
On dirait qu’il se retenait au début pour ne pas nous faire fuir, mais là, il nous sort le grand jeu.
Il nous brusqua alors jusqu’à une table, sans discontinuer, nous enfonça des menus entre les mains, et nous raconta une histoire qui devait avoir un quelconque rapport avec ce qu’il avait dit plus tôt, mais j’étais à présent incapable de suivre ses associations d’idées.
Il finit par repartir en cuisine, en continuant de parler. On l’entendait encore au sous-sol, il ne devait probablement pas s’adresser à nous en particulier.
Face à moi, je vis Ellébore poser son menu. Elle me regardait dans les yeux, avec beaucoup de sérieux. La commissure de ses lèvres se redressait lentement, jusqu’à ce que ses joues ne rougissent. On finit tous les deux par éclater de rire.
La jeune fille s’accrochait à la table, par peur de basculer tant elle riait. Elle s’enfonçait dans le dossier garni de nos chaises, incapable de contenir son hilarité. Mon rire était plus mesuré, mais il avait la fâcheuse tendance de me faire monter les larmes aux yeux.
Ellébore : « Aah, j’ai mal aux côtes. »
Je m’étais calmé plus vite que la demoiselle, qui pouvait encore repartir en fou rire à la moindre mention de notre hôte.
Lucéard : « Ça faisait longtemps que je n’avais pas ri comme ça. »
Ces mots m’étaient venus naturellement, et ils me rappelèrent brutalement la raison qui se cachait derrière cette vérité. Ce fut un violent retour à la réalité. Avais-je vraiment le droit de rire ?
Ellébore remarqua cette soudaine saute d’humeur. Elle prit un ton plus posé.
Ellébore : « J’ai beau avoir choisi l’endroit, je dois quand même t- vous remercier de m’y avoir emmené. Cette auberge est rudement chouette ! »
Elle attira mon attention.
Lucéard : « Chouette ? Que voulez-vous dire ? »
Ellébore : « Oh, c’est vrai que cette expression n’est pas très connue. Ça signifie que c’est plaisant ! »
Les expressions des roturiers étaient parfois bien mystérieuses. Alors que je réfléchissais à tout cela, la demoiselle poursuivit.
Ellébore : « Pour être franche, je suis un peu inquiète. Si ma piste est la bonne, alors les disparus se sont rendus dans un endroit peu recommandable. Ce genre d’endroits dont pourrait vous parler monsieur Heraldos. Et j’ai un mauvais pressentiment… »
C’était là où elle voulait en venir.
Ceci explique cela.
Lucéard : « N’allez pas vous mettre en danger. Et ne vous prenez pas trop la tête avec ça, nous en parlerons demain au Maître. Pour l’instant, ça ne sert à rien d’y penser. »
Ellébore : « Vous avez raison. »
La jeune fille se plongea dans le menu. Il s’agissait d’un livre relié assez fin. De mon côté, je me tournais vers la fenêtre sur ma gauche. La lumière de l’auberge éclairait une partie de la place ovale. Tout y était à présent paisible. Les autres clients semblaient être des locaux issus de la bourgeoisie, et dînaient en famille. Ellébore perturba le calme éphémère dû à l’absence de Malo.
Ellébore : « Il y a une dizaine de pages pour les plats salés, et une trentaine pour les desserts, c’est fou ! C’est très détaillé. Il y a même de jolis dessins. »
De toute évidence, l’apprentie détective était à l’aise avec ces menus. Pour ma part, je n’avais jamais mangé en ville. Je devinais que les prix à côté des plats coïncidaient avec les coûts de ceux-ci. Vu la taille des illustrations et la longueur des descriptions, nul doute que ce menu était épais. J’en venais à me demander si une partie de la clientèle n’était pas illettrée.
Ellébore : « Aah… Certains desserts ne sont disponibles que le matin… »
Ses grands yeux humides en disaient long sur son mal-être. Quelle pâtisserie pouvait être à l’origine d’un tel désespoir ? Je feuilletais le menu, et constatais que les dessins étaient particulièrement bien faits.
Lucéard : « Que diriez-vous de déjeuner ici, en ce cas ? »
Ellébore : « Je ne peux vraiment pas me le permettre. Une entrée et un plat ne dépassent que rarement les 2000 Unidors, mais certains desserts vont bien au-delà de ça… »
Cette somme représentait une semaine de repas pour la jeune fille. Ce genre d’enseigne n’était pas à la portée de beaucoup de monde en y réfléchissant. La prime que les Ystyr avaient reçue leur permettait malgré tout de faire quelques folies.
Je tentais de m’intéresser au prix, bien que cela ne faisait pas une grande différence pour moi. Je remarquai ainsi une des suggestions du matin.
Lucéard : « La brioche rêve-de-nuage… »
La demoiselle en face de moi était enchantée d’entendre ces mots.
Ellébore : « Oui, vous avez vu ? Ça a l’air rudement bon. Et si léger. Mais c’est cher pour ce que c’est. D’accord, ça a l’air copieux, mais 1500 Unidors pour une brioche, c’est pas rien. »
Lucéard : « J’en prendrai trois demain. »
Ellébore parut impressionnée par cette annonce.
Ellébore : « Je ne pensais pas que vous aviez autant d’appétit ! »
Je soupirai.
Lucéard : « Vous n’y êtes pas. Le Maître m’a demandé d’en rapporter une, et nous n’allons pas repartir le ventre vide. »
Ellébore : « Désolée, mais ça ne prend pas ! Ne m’achetez rien, s’il vous plaît ! Je vous dois déjà beaucoup pour tout ce que vous avez fait pour moi, Lucéard. Je ne peux pas accepter plus. »
Quelque peu solennelle sur la fin, la jeune fille se faisait violence au point de grimacer.
Lucéard : « Très bien, je vais prendre les deux autres pour moi alors. Mais si je n’arrive pas à les finir, je compte sur vous pour me donner un coup de main. »
Ellébore se leva de son siège, des étoiles dans les yeux, emplis d’une détermination incandescente.
Ellébore : « Je ne vous décevrai pas ! »
Ça y est, elle a craqué.
Quelques minutes plus tard, je reposai le menu après lui avoir accordé une longue attention.
Lucéard : « Je pense que je me suis décidé. »
Avant même que je ne puisse finir ma phrase, j’entendis un grondement provenant des cuisines. Monsieur Gatulecci surgit en trombe de l’escalier.
Malo : « Vous avez choisi les enfants ?! Je vous apporte les boissons d’abord ! Ah, mais vous ne m’avez pas encore dit ce que vous voulez ! Toi, petite, je suis sûre que tu vas adorer ce nectar ! Oh, c’est ça que tu veux ? Vous voulez la même chose ?! C’est extraordinaire ! J’adore ce plat moi aussi ! On est vraiment fait pour s’entendre, les amis ! Vous savez qu’à la fenêtre de votre chambre, on peut voir la lumière de la fenêtre de ma chambre sur le mur en face ? On pourra faire coucou avec nos ombres ! Tenez, j’ai pris des petits pains pour vous ! Il y en a beaucoup, mais il faut bien manger ! Moi quand j’étais tout petit, j’étais tout chétif, mais maintenant ça va mieux ! Ma femme dit même que je suis gros ! Elle est très très drôle ! Je vais vous la présenter ! Levez-vous ! Ah non ! Vous devez manger ! Je vais aller cuisiner ! Enfin, pas moi ! Mais moi j’aiderai ! En fait, j’adore mettre mon tablier. Je le mets tout le temps. Alors j’en ai six. Oh mais il se fait déjà tard ! Je reviens tout de suite ! Mais d’abord, je vous donne des petits coussins. Regardez ! Celui-là, il est en forme de biscuit ! Et celui-là aussi ! Allez-y prenez-les tous ! Oh ! J’entends les cuisiniers qui m’appellent ! C’est l’heure du travail ! J’adore le travail ! Comme ça, après, la nuit je dors bien ! Oui j’arrive ! A tout de suite mes amis ! »
Il repartit comme une tornade tout en continuant la conversation.
Tu m’étonnes qu’il dort bien.
De son côté, Ellébore se retenait de rire.
Ellébore : « Je dois avouer que je suis curieuse de rencontrer sa femme, maintenant ! »
La jeune fille prit une grande inspiration pour retrouver son calme. Elle regardait aux alentours. Elle pouvait sentir des arômes dont elle ne pouvait deviner l’origine, des voix et des visages totalement différents de ceux qu’elle connaissait, des meubles et des traces du temps qui lui donnaient l’impression d’être dans une autre réalité que la sienne. Elle était apaisée.
Ellébore : « Cet endroit a quelque chose de magique, vous ne trouvez pas ? »
Lucéard : « Vous êtes encore sur ça ? »
Plutôt que de rejeter la vision des choses qu’elle me proposait, je me prêtais à la réflexion, sans m’attendre à grand-chose.
Lucéard : « Je peux seulement vous dire que je n’ai jamais entendu d’incantations aussi longues qu’ici. »
Ma remarque l’amusa malgré tout. Avant que notre serveur ne revienne, elle mit un point d’honneur à tenir la conversation. Nos plats ne mirent pas trop de temps à se joindre à nous. Des boissons jusqu’au dessert, tout était délicieux. Je pensais même les préférer à ce que les cuisiniers du palais préparaient. A chaque bouchée, je m’interrogeai : comment la première auberge venue pouvait-elle avoir des chefs aussi talentueux que ceux qui travaillaient pour la haute noblesse. La réponse m’apparut avant le dessert. La nourriture d’ici n’était pas meilleure, j’avais simplement été habitué à ce qui se faisait dans les grandes cuisines. C’était bel et bien la découverte de ces saveurs qui avait sublimé ce plat. Je me retrouvais forcé de concéder un point à Ellébore, bien que je gardais cette information pour moi.
Ellébore : « 5000 Unidors pour la nuit et 4500 pour le repas. Mais quel festin ! Et quelle soirée géniale ! »
Alors que nous montions les marches pour rejoindre nos chambres, la demoiselle partagea avec moi sa satisfaction, bien que le coût total semblait aussi lui déchirer le cœur.
Lucéard : « Personne ne vous a forcé à prendre les deux desserts entre lesquels vous hésitiez. »
En première réponse, la jeune fille se contenta de grommeler, puis se justifia.
Ellébore : « Juste poser le pour et le contre, ça ne m’aide pas à choisir. Vous auriez pu simplement choisir à ma place. »
Lucéard : « Il n’y a que vous qui pouvez réellement savoir ce que vous souhaitez. Et à mon avis, vous souhaitiez les deux. »
Ellébore : « Je n’ai aucun regret, c’est vrai ! »
Son large sourire finissait toujours par reprendre le dessus.
Lucéard : « Merci encore de m’avoir laissé goûter. »
Pour être honnête, elle m’avait un peu forcé la main. Goûter le plat de son voisin de table était totalement proscrit chez les nobles. Notamment parce que nous mangions tous la même chose lors des réceptions.
Ellébore : « Au plaisir ! Vous m’avez aussi laissé goûter votre dessert après tout ! »
Là aussi vous m’avez forcé la main.
Ellébore ouvrit la porte de sa chambre avant de tourner son regard vers moi. C’était le moment de se souhaiter bonne nuit.
Ellébore : « Dormez bien, Lucéard. Si j’ai bien compris, nous allons avoir besoin d’énergie pour demain. »
Bien que ce fut dit au ton de la plaisanterie, la demoiselle ne savait pas encore ce qui l’attendait, et j’en étais confus d’avance.
Lucéard : « Encore désolé que vous deviez subir ça. »
La demoiselle agitait les bras, craignant que j’ai pris sa phrase au sérieux.
Ellébore : « Oh, ne vous en faites pas ! Après tout ce que j’ai mangé, un peu d’exercice ne me fera que du bien ! »
Lucéard : « J’espère pour vous. Bonne nuit. »
Je lui fis un discret signe de main avant de m’enfermer dans ma chambre.
Étonnée de me voir partir aussi soudainement, Ellébore resta immobile une seconde, pensive.
Très peu de temps après avoir rejoint mon lit, j’entendis notre hôte s’époumoner dans le couloir.
J’imagine que ça amuse ma voisine de chambre.
Une fois le calme revenu, une pensée me fit sourire.
Je me demande s’il est en train de nous faire “coucou” à sa fenêtre.
-3-
Je ne perdis pas de temps à m’endormir. Le lendemain venu, mon visage avait repris ses traits les plus durs.
Au pied de mon lit, une silhouette se profilait discrètement, mettant tous mes sens en alerte.
Je resserrai mes sourcils, et me plaquai contre le mur derrière moi.
Faites que ce ne soit pas une hallucination.
La créature surgit de la pénombre.
Malo : « Bonjouuuur ! Vous avez bien dormi ? Moi oui, très bien même ! Je me suis levé pour me faire des pâtisseries cette nuit ! Je n’ai dormi qu’une heure ! Mais c’était du bon sommeil ! Vous êtes tout décoiffé, c’est très drôle ! Il faut se coiffer avant de manger des gâteaux ! Parce que sinon, vous en faites tomber plein dans vos cheveux ! Je serai triste, hein ! Mais j’en referai d’autres pas de problème ! Les cheveux sont pas des ingrédients, non ! D’ailleurs, vous ne pouvez pas manger avant d’être sorti du lit, parce que c’est moi qui nettoie ! Bon, c’est pas vrai ! Mais on est un peu comme un tout ici, quand quelqu’un nettoie, c’est moi qui nettoie ! Et puis, vous pouvez manger dans le lit ! Moi je vais faire les petits déjeuners, alors on se dit à tout à l’heure ! Au boulot, hop hop ! »
Il repartit au pas de course, mais dans la mauvaise direction. Quelques secondes plus tard, j’entendis Ellébore pousser un cri depuis sa chambre.
C’est ce que j’appelle se lever du bon pied.
J’attendais à présent à la même table qu’hier, Ellébore me rejoint. Elle avait dû prendre le temps de se brosser les cheveux. En ce qui me concerne, les épis faisaient parti intégrante de mon identité capillaire, et je me refusais à y toucher.
Ellébore : « Bonjour, bonjour ! »
Dit-elle d’un ton enjoué, illuminant les alentours de sa présence.
Lucéard : « Bonjour Ellébore. J’ai entendu vos vocalises ce matin, c’était ravissant. »
Elle gonfla les joues, gênée, avant de se remettre à sourire plus fort encore.
Ellébore : « Haha. Notre hôte me met un peu dans l’embarras. »
Lucéard : « Vous avez beau dire ça, si vous revenez ici, je suis sûr que vous vous arrêterez sans faute dans cette auberge plutôt qu’une autre, si tant est que la raison de votre venue ne soit pas expressément cet endroit. »
Sa première réaction fut une légère indignation.
Ellébore : « Eh ! …Bon, je ne peux pas dire que cette possibilité soit exclue. »
Avant qu’elle puisse conclure par un « mais quand même » trois brioches étaient apparues sur la table.
Ellébore : « D-depuis quand sont-elles là ? »
Surpris par la furtivité de ce service, on exclut aussitôt qu’il s’agissait de l’œuvre de Malo. L’odeur venait à peine d’assaillir nos narines.
Ellébore : « Lucéard, mangez pendant que c’est chaud, elles seront plus moelleuses. Et si vous manquez d’appétit… »
J’ai compris le message, merci.
La jeune fille était en admiration devant ces larges sucreries. Rien que mon odorat me suffisait à comprendre cet intérêt que j’aurai trouvé autrefois saugrenu. Ces pâtisseries étaient particulièrement généreuses, aussi dorées que luisantes.
Lucéard : « Je vois presque mon reflet dans ses boursouflures. »
Les mains entre les genoux, la demoiselle attendait patiemment, déglutissant bien trop régulièrement.
Lucéard : « Ne vous faites pas prier, mangez. »
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle empoigne un couteau et une fourchette, avant de déchirer une partie de sa victime.
Ellébore : « Bon appétit ! »
D’un mouvement synchronisé, on happa notre fourchetée résolument. Le contact avec notre palais fut décisif. L’espace d’un instant, je pensais avoir croqué dans le vide. La légèreté de cette brioche ne lui permettait aucune résistance. Ce fut cette douceur qui eut raison de nous avant même que nous ayons raison d’elle. Soufflés par ce nuage de saveurs, on s’affaissa contre les dossiers de nos bancs. Je regardais sévèrement la brioche.
Lucéard : « C’est clairement de la sorcellerie. »
Ellébore : « Mes papilles sont indignes de recevoir la bénédiction de cette brioche. »
Les autres clients nous observaient, intrigués.
Les pièces claquèrent sur le guichet de bois à la fin de notre séjour. Nous nous apprêtions à repartir.
Ellébore : « Nous partons ! Merci beaucoup, Monsieur Gatulecci ! »
A ces mots, le propriétaire de l’auberge se rua vers nous, en furie.
C’est parti.
Malo : « Vous partez déjà ?? Oh mais c’est bien normal ! Mais ce n’est pas grave ! Enfin si ! Revenez ! Mais pas tous les jours ! Je ferai de nouvelles pâtisseries! Vous n’avez pas tout goûté, si ? Je vous ai présenté mon assistant cuisinier ? Attendez ! Ah non, il faut que vous partiez! Je ne dis pas que vous devez partir ! Mais vous voulez partir ! Alors je ne peux pas vous retenir ! Je m’étais promis de ne pas pleurer ! Quand je pleure en faisant la pâte, c’est comme du sucré-salé, vous connaissez ? Les cheveux, c’est comme les larmes au fond. Faut pas en mettre dans les gâteaux ! Les figues non plus ! Bon, peut être de temps en temps ! Mais si vous en mettez dans une brioche, ça n’est pas une brioche ! Oh, je vous fais perdre votre temps ! Je suis impossible, hein ?! A très bientôt les amis ! Lucéard, Ellébore, c’était un plaisir ! La prochaine fois, on fera un portrait tous ensemble. Ohla ! Mais en vérité, le peintre du quartier, y a quelques semaines de ça ! Ah on s’en fiche, Bonne journée à vous ! Et le bonjour à ce brave Heraldos, va ! »
Je ne sais pas comment il sait ça, mais je ne me risquerai pas à lui demander.
Et ainsi, notre chemin reprit, et la route fut, pour une fois, sans embûche.
Ellébore : « Aaah, le cheval, c’est fini ! »
Peut-être s’y prenait-elle mal, mais si c’était le cas alors moi aussi.
Lucéard : « Quand vous aurez commencé vos corvées, vous ne penserez plus qu’à partir d’ici au galop. »
Toujours confiante, malgré mes remarques, Ellébore posa ses poignets contre ses hanches.
Ellébore : « J’espère que vous me sous-estimez, Lucéard ! …Parce que je commence à avoir peur. »
Elle n’était plus aussi vaillante tout à coup.
Lucéard : « Ne vous en faites pas, à mon avis, il… Oh, et puis vous savez quoi ? Je vais vous laisser découvrir, plutôt. »
Ellébore : « Gnah gnah gnah. »
Affirma-t-elle, l’air boudeur. Je ne relevais pas ce terrible lèse-majesté.
Le vieil homme à la longue barbe nous attendait de pied ferme.
Heraldos : « Qu’en est-il des courses, Lucéard ? »
Qu’en est-il de bonjour, d’abord ?
Lucéard : « Elles sont là. »
Il vérifia scrupuleusement avant de nous percer de plus bel avec son regard.
Heraldos : « Allez manger maintenant. J’ai cuisiné quelque chose. »
Lucéard : « C’est déjà ça. »
Le coup de bâton qui suivit, je l’avais anticipé. La douleur qui s’en suivit, non. Ellébore semblait confuse de me voir sujet à de telles violences.
Ellébore : « J’ai mal pour vous, Lucéard. Mais il fallait vous y attendre… »
Elle aussi en reçut un, sans s’y attendre. La jeune fille se tenait à présent la tête, et pleurnichait.
Heraldos : « Les retrouvailles sont finies, allez manger avant que ça ne refroidisse. »
Je garde ça pour moi, mais je ne me souviens pas vous avoir déjà vu cuisiner quelque chose de chaud.
On se mit en route péniblement tandis que le Maître s’éloignait, brioche en main. Ce constat me rendit pensif.
Je ne l’imaginais pas apprécier les douceurs. Finalement, je ne sais pas grand chose de cet homme.
Heraldos avança jusqu’à une pierre tombale, cachée dans le sous-bois derrière la maisonnette. Il se mit à genoux et posa la brioche sur la roche polie.
Il se recueillit en silence quelques minutes.