Vol 2 : L’Homme Sans Visage / Chapitre 43 – Nouvelle rencontre avec l’Apothicaire
Avant de quitter la maison, Klein lança une pièce pour savoir s’il était bénéfique pour lui de se rendre au bar ce soir-là.
La réponse étant négative, il a regardé autour de lui et chuchota :
– « Quelqu’un me surveille-t-il aujourd’hui ? »
Au bout de quelques secondes, la voix éthérée de son garde du corps se fit entendre derrière lui :
– « Non »
Instinctivement, Klein se retourna mais ne vit personne. Reportant aussitôt son attention sur la réponse reçue, il eut un ricanement.
Le MI9 ne m’a même pas mis sur sa liste de suspects !
Une fois qu’ils ont été certains que Rosago n’était pas venu me trouver, ils m’ont complètement mis de côté.
Dois-je m’en sentir honoré ou insulté ?
Il est vrai qu’un détective qui passe son temps à rechercher des chats ne saurait être lié à l’assassinat d’un ambassadeur ni à l’élimination d’un expert de Séquence 5…
De plus, le MI9 me surveille depuis un certain temps. Je leur ai sciemment laissé voir ma panique, mon impuissance et mon combat pour préserver ma vie. Il est donc évident à leurs yeux que j’aurais été incapable de causer des dommages substantiels à un ambassadeur…
Sur cette pensée, Klein mit son semi haut- de- forme, prit sa canne noire incrustée d’argent et quitta le 15 rue Minsk. Il prit pour 2 Solis une voiture de location et se rendit au Bar des Cœurs Vaillants, situé rue de la Porte de Fer dans le Quartier du Pont Backlund.
Tel un habitué, il entra, passa devant les ivrognes en liesse autour du ring de boxe et frappa sur le comptoir :
– « Un verre de bière Southville. »
Le barman leva les yeux vers lui et marmonna :
– « Kaspars est dans la salle de jeu numéro 3. »
Avec un sourire, notre détective poussa vers lui cinq pièces de cuivre d’un Penny.
Puis, le gobelet de bois à la main et tout en sirotant sa bière blanche mousseuse et délicate, il contourna les deux arènes les plus bondées d’où émanait une odeur épouvantable et alla frapper à la porte de la salle n° 3.
Kaspars jouait au Texas poker avec des mises illimitées. Des piles de billets de banque s’entassaient devant lui ainsi que des pièces jaunes qui s’amoncelaient en un tas éblouissant.
Le regard de Klein ne lui ayant pas échappé, le trafiquant d’armes à l’énorme cicatrice remua son gros nez rouge et dit d’un ton désinvolte :
– « Je n’aime pas les jetons, car ils n’ont rien de réel pour moi. C’est la texture des billets et le poids des pièces qui m’enivrent. C’est comme sauter des femmes ! »
Sur ces paroles, Kaspars fronça légèrement les sourcils.
– « Que faites-vous encore ici ? »
Klein ne répondit pas mais lui fit comprendre avec ses lèvres qu’il souhaitait lui parler à l’extérieur.
« Merde ! J’allais les mettre à sec avec cette main ! Bord el, je me couche ! »
Kaspars jeta les deux cartes qu’il avait devant lui au milieu de la table et boitilla en direction de la porte :
– « Vous avez intérêt d’avoir une bonne raison ! ».
Lorsqu’ils arrivèrent au coin de la rue, Klein baissa la voix et lui dit :
– « Je veux savoir quand aura lieu la prochaine réunion, la même que la dernière fois. »
Kaspars lui lança un regard méfiant :
– « N’avez-vous pas conclu un accord avec Maric ? »
– « Je ne cherche pas à engager un garde du corps. Mais… pour ce que vous savez… héhé, ça m’intéresse beaucoup », dit-il honnêtement.
Kaspars hésita un instant :
– « Il y en a une prévue ce soir. L’organisateur est le même que la dernière fois, mais il y a plus d’une demi-heure d’attente. Je vais d’abord les prévenir. Comme vous vous êtes montré crédible la dernière fois, il ne devrait pas y avoir trop de problèmes. »
– « Aucun souci, je vais vous payer », répondit Klein en mettant la main dans sa poche.
– « Ce ne sera qu’une Livre pour cette fois », fit Kaspars, l’air généreux.
– « Ça vaut le coup », répondit Klein en esquissant un sourire.
Il paya donc puis alla s’asseoir et but sa bière au riche parfum de malt tout en profitant du combat qui se déroulait sur le ring.
Je pourrais les battre et les mettre à terre tous les deux en même temps… Se dit-il presqu’aussitôt.
Une dizaine de minutes plus tard, Kaspars revint, regarda autour de lui et dit à voix basse :
– « Ils ont accepté. Nous irons dans une demi-heure. Par le Seigneur des Tempêtes, j’espère que vous n’avez pas oublié le masque. »
Après lui avoir confirmé que non, Klein se remit à siroter mais par petites gorgées cette fois et il lui fallut une demi-heure pour terminer son demi-litre de bière Southville.
C’était le même chemin que la fois précédente, la même maison totalement éteinte. Klein mit le masque de fer qui ne couvrait qu’à moitié son visage et regarda Kaspars frapper à la porte selon un rythme défini.
Le code n’est pas le même que la dernière fois. Les coups changent tout le temps… Durant un moment, le jeune homme écouta attentivement puis la petite lucarne de la porte s’ouvrit et deux yeux apparurent.
Après cette procédure qui ne se distinguait pas de la précédente, il enfila la robe à capuche et dissimula son visage dans l’ombre.
C’était toujours le même salon, avec sa bougie qui vacillait dans la pénombre. Klein prit une place au hasard et s’assit.
Mais contrairement à la précédente réunion, il n’était plus déprimé ni tendu et regardait tranquillement autour de lui.
Au vent froid qui soufflait sur sa nuque, il eut la certitude que son garde du corps féminin l’avait suivi sans que personne ne la remarque.
Comme je le pensais, il n’y a aucun expert de Séquence 5 à cette réunion. Il n’y a peut-être même pas de Séquence 6… se dit le détective.
Il écoutait les gens parler depuis un moment lorsque soudain, l’Apothicaire changea de posture comme s’il s’apprêtait à prendre la parole.
Et en effet, l’homme dont on ne voyait que la moitié de son visage joufflu leva aussitôt la main et annonça :
– « Apparemment, Serpent Noir est mort dans les égouts…Ces bêtes sévissent toujours. »
Serpent noir est mort ? Klein fut surpris d’apprendre cette nouvelle.
Serpent Noir était justement l’homme qui lui avait vendu les reliques d’un Auditeur, à partir desquelles il avait “créé” le Langage de l’Ignominie. On le soupçonnait d’appartenir à l’Ordre Aurora.
Il était loin d’être faible et pourtant, il est mort en accomplissant une simple mission : éradiquer les bêtes présentes dans les égouts. Suspicieux, Klein fronçait les sourcils lorsque quelque chose lui revint :
Le jour où il avait découvert le corps de Zreal, il avait entendu des bruits sourds dans les profondeurs des égouts et le temps qu’il y emmène Ian, le corps de l’homme avait été dévoré par d’étranges créatures.
C’était au bas de la rue Fer Carbone, dans le Quartier Est et assez loin du Quartier du Pont Backlund. Je me demande s’il n’y a pas un lien…
Ceci dit, Klein n’avait aucune envie d’aller le vérifier.
La nouvelle de la mort de Serpent Noir se répandit rapidement dans la sombre pièce et beaucoup se mirent à chuchoter. Un sentiment de peur s’empara d’eux, comme s’ils l’avaient vécu personnellement.
L’Apothicaire frappa dans ses mains :
– « Alors, que dois-je faire ? »
Les chuchotements se turent brusquement et un silence glacial tomba sur la pièce.
L’Apothicaire l’ayant conseillé sans craindre de l’offenser, Klein réfléchit un instant:
– « Si j’étais vous, j’abandonnerais le reste des herbes et n’irais plus jamais là-bas. »
– « Pourquoi ? Elles seront très bientôt à maturité et ces bêtes qui se cachent dans les profondeurs des égouts ne sortent généralement pas », répondit l’Apothicaire d’une voix hésitante.
Klein prit une voix rauque et lui dit :
« Serpent Noir était probablement soutenu par une organisation et sa mort entraînera certainement une enquête. Je ne pense pas que vous vouliez avoir affaire à eux, n’est-ce pas ? »
Si le fait que Serpent Noir soit en possession des reliques d’un Auditeur ne signifiait pas nécessairement qu’il soit membre de l’Ordre Aurora, le fait qu’il qualifie le Vrai Créateur de “grande entité” venait le confirmer.
De plus, il préférait le croire plutôt que d’avoir à compter sur un coup de chance.
– « C’est vrai », fit l’Apothicaire en hochant légèrement la tête. On aurait dit que sa décision était prise.
– « À votre place », ajouta Klein, « je ferais même un rapport anonyme de cette affaire à la police. »
– « Quoi ? » S’exclamèrent certaines des personnes présentes.
– « Si ces bêtes qui vivent dans les égouts ont pu tuer Serpent Noir, c’est qu’elles sont très dangereuses. Comme nous habitons tous Backlund, si jamais cela entraînait une catastrophe majeure, difficile d’être certains que nous ne serons pas mis en cause.
« C’est pourquoi le mieux à faire est d’attirer l’attention de la police et de laisser les autorités s’occuper de cette affaire. Nous bénéficierons des conséquences positives sans avoir à prendre de risque. N’est-ce pas formidable ? »
Il avait à peine terminé sa phrase que le vieux monsieur, Œil de Sagesse, se mit à applaudir.
– « Quelle bonne idée ! Si nous craignons les Transcendants officiels, nous pouvons aussi nous en servir. Nous ne sommes pas obligés de tout gérer seuls. »
Comme au fond, je suis moi-même un Transcendant officiel, mes pensées sont certainement différentes de celles de purs sauvages comme vous… Ironisa Klein en son for intérieur.
Ayant dit ce qu’il avait à dire, il redevint un simple observateur et écouta les gens tenter de vendre ou réclamer des objets. Certaines transactions aboutissaient, d’autres non, mais rien ne l’intéressait.
Pour le moment, il n’annoncerait pas les ingrédients dont il avait besoin, car il avait l’intention d’observer un temps le cercle de Transcendants.
Les secondes devinrent des minutes et Œil de Sagesse organisa le départ des personnes présentes : une toutes les trois minutes.
Klein qui, la fois précédente, avait été le premier à quitter les lieux, ignorait ce qui s’était passé après son départ. Il remarqua qu’il y avait au moins cinq sorties vers lesquelles les assistants d’Œil de Sagesse dirigeaient les personnes présentes, essayant autant que possible de les espacer et de faire traîner les choses.
Après plus d’une demi-heure, il ne restait plus sur place que trois personnes : Œil de Sagesse, Klein et le supposé Apothicaire.
Le premier regarda Klein et eut un rire de vieillard :
– « On dirait que vous avez eu de la chance. »
Il m’a reconnu comme l’homme qui avait acheté l’objet de mauvais augure à Serpent Noir… Se dit notre détective qui répondit avec un sourire :
– « En effet, mon pari a payé. »
En entendant leur conversation, l’Apothicaire regarda longuement Klein et écarquilla les yeux.
– « Auriez-vous un charme occulte capable d’agir sur la chance ? Je vous voyais déjà mort. »
Vous êtes vraiment direct… se dit le jeune homme qui répondit avec tact :
– « Peut-être suis-je simplement assez chanceux. »
En fait, il aurait bien voulu posséder un tel objet.
Œil de Sagesse soupira:
– « Ne misez pas tout sur la chance, jeune homme, surtout concernant des sujets comme celui-ci. Même si, par le passé, vous avez souvent gagné, il suffirait que vous perdiez une fois et vous seriez condamné pour l’éternité. »
– « Je sais. C’est pourquoi je suis venu à cette réunion, pour voir si je pourrais me procurer des objets utiles. Hé, mais je suis comme vous tous maintenant », dit Klein en prenant un air décontracté.
– « Vraiment ? » L’apothicaire a poussé un soupir exagéré. « J’aurais dû écouter mon professeur ! »
Le cœur du détective fit un bond :
Son professeur… Je le soupçonne d’être un Apothicaire… Une voie sous le contrôle de l’Église de la Terre Mère et l’École de Pensée de la Vie… Celle-ci transmet ses enseignements par le biais du mentorat…
– « Pourquoi dites-vous cela ? » Demanda-t-il, intrigué.
L’Apothicaire soupira :
– « Mon professeur m’a conseillé de choisir une voie qui m’apporterait suffisamment de chance mais au final, je suis devenu préparateur de remèdes. De fait, je cherche en vain depuis deux ans les ingrédients pour préparer la potion liée à la prochaine Séquence. J’envie votre chance. »
Rendre les gens suffisamment chanceux… Cela ressemble beaucoup à la voie de Séquence du Monstre… Il fait donc vraiment partie de l’École de Pensée de la Vie…
– « Et qu’est-ce qui vous a motivé à choisir cette voie ? » Demanda Klein avec un sourire.
L’Apothicaire se redressa soudain et répondit :
– « C’est une décision d’homme ! Lorsque j’ai su que je pouvais concocter des potions pour améliorer mes capacités, j’ai choisi cette voie sans hésiter ! ».