Livre 2, Chapitre 112 – Reconnu mais non accepté
Quand Cloudhawk ouvrit la bouche, les autres se turent. Qui aurait pu s’attendre à ce qu’il prononce des mots aussi peu aimables ? Seule Claudia savait que les mots de son capitaine étaient empreints de sarcasme.
N’avait-elle pas toujours pensé que les Élyséens valaient mieux que les habitants des terres désolées ? Tant que le domaine sacré en profitait, les habitants des terres désolées n’étaient rien de plus que des insectes à écraser sans discernement sous sa botte. Pourquoi, alors, la même logique ne pouvait-elle pas être appliquée du point de vue de Cloudhawk ?
La vie de ces innocents ne valait-elle rien pour armée des enfers ? À la lumière froide de la logique, il était normal d’en sacrifier un pour le plus grand nombre. Mais, c’était tout sauf juste et aucun Élyséen qui se respecte ne l’accepterait. Éliminer ces villageois pourrait en sauver d’autres, mais avaient-ils pensé à ce qu’ils avaient perdu ?
Les deux assistants le regardèrent avec une certaine surprise. Ce jeune homme avait-il vraiment compris si vite ? Il était définitivement plus que ce qu’il n’y paraissait.
« Vous pouvez nous considérer comme des monstres, mais ce n’est pas comme ça que nous le voyons », expliqua l’un des assistants. « Ce que nous faisons, un démon pourrait le faire aussi, mais la différence est que les démons sont prêts à tout pour atteindre leurs objectifs maléfiques. Nous ferons tout pour protéger ce qui peut l’être. Nous donnons notre honneur, notre dignité, et même nos vies dans ce but ! »
« Ce monde est un lieu d’obscurité et de lumière, de bien et de mal. Parfois, les péchés sont nécessaires, et Maître Arcturus a créé l’armée des enfers pour que des gens comme nous puissent se salir les mains quand le besoin s’en fait sentir. En échange, les innombrables personnes qui vivent dans le domaine de Skycloud restent en sécurité et heureuses. Maintenant, vous êtes tous venus à nous, et tant que vous ferez partie de l’armée des enfers, vous devrez accepter la réalité. Le mal sera toujours là. Parfois, il doit l’être. »
« C’est la leçon la plus importante que vous pouvez apprendre dans la vallée des enfers. »
Drake avait l’impression que tout ce qu’il appréciait et tout ce qu’il savait du monde avait été chamboulé. Il avait repensé à la première fois qu’ils s’étaient inscrits à ce programme d’entraînement. Un des assistants avait dit, « Si le domaine de Skycloud est un arbre, alors nous sommes les racines. Nous ne voyons jamais le soleil. Nos vies se passent dans l’humidité et l’obscurité. Ici-bas, vous ne pouvez pas éviter la saleté, mais sans nous, que pensez-vous qu’il arriverait à ceux qui sont comme vous – ce feuillage luxueux, au soleil ? Tout le parfum des fleurs et les fruits riches et mûrs… mais les gens ne voyaient que la beauté d’en haut. Ils ne connaissaient pas la cruauté qui laissait pousser de telles choses. » C’était vraiment comme ça ?
Un grondement vint de l’est. Des explosions !
L’armée des enfers était attaquée. Cloudhawk pouvait entendre le bruit caractéristique des coups de feu. Ici, sur les terres élyséennes, les armes à feu étaient interdites, donc ceux qui les utilisent ne peuvent être que Dark Atom.
En effet, lorsque les instructeurs adjoints avaient tourné leur regard vers le bruit, ils avaient vu leurs compagnons d’armes passer du massacre de civils à la fuite. Au moins deux cents terroristes armés d’armes de pointe se dirigeaient vers eux et arrosaient la zone de balles.
Un homme barbu, le corps drapé dans une bandoulière de grenades, se précipita sur eux. « Sortez d’ici ! »
Cet homme était un simple soldat de l’Église de la Brillance Divine et un membre de Dark Atom. Ils s’étaient échappés par les tunnels secrets, mais quand ils avaient appris que des soldats massacraient des innocents, ils avaient fait demi-tour. La plupart d’entre eux avaient construit leur vie à Teal Ridge. Abandonner leurs racines était plus facile à dire qu’à faire.
Ils ne pouvaient pas simplement rester là et regarder les villageois se faire faucher ! Ils ne pouvaient pas fermer les yeux sur la peur et le désespoir peints sur tant de visages familiers.
« Je vais les retenir ! » L’homme barbu arracha l’une des grenades, laissant la goupille derrière lui. Comme un taureau fou, il se rua sur les vétérans de l’armée des enfers. Une demi-douzaine de carreaux jaillissaient de diverses parties de son corps, mais ils ne le ralentissaient pas. « Cours… cours ! »
Boom !
Le terroriste chargea dans la ligne des soldats et explosa. Il fut immédiatement englouti dans un terrifiant brasier, et la force souffla de nombreux soldats. Il avait sacrifié sa vie pour donner aux villageois survivants un peu d’air et une chance de s’échapper. Après un moment de peur figée, ils avaient commencé à se disperser tandis que d’autres membres de Dark Atom affluaient pour bloquer l’armée des enfers.
Les assistants avaient blanchi pendant que la scène se déroulait. « Fils de pute ! »
Claudia, Drake, Caspian, Veronika, Felina… tous ces stagiaires d’origine noble regardaient le carnage avec un choc horrifié. Bien que largement surpassés, les combattants de Dark Atom sacrifiaient leur vie pour les villageois. Des terroristes s’interposaient entre des Élyséens innocents et les troupes d’élite de la vallée des enfers qui tentaient de les assassiner.
Qui étaient les méchants ? Qui avait raison ?
Le monde entier semblait à l’envers, ou peut-être que le monde avait toujours été comme ça. Lorsqu’ils prirent conscience de la vérité, les stagiaires se sentirent complètement perdus.
Bien que les terroristes ne soient pas à la hauteur des soldats élyséens, ils continuaient de se battre. Les pertes étaient beaucoup plus importantes de leur côté, mais les troupes de la vallée souffraient toujours de blessures. Les assistants avaient regardé les stagiaires de Tartarus avec de l’hésitation dans les yeux.
« Le soutien est nécessaire partout. » Cloudhawk vit le changement dans leurs expressions. Il s’avança. « Je peux m’occuper de cette section. Allez-y. »
Les deux hommes qui étaient là pour s’occuper des stagiaires avaient partagé un regard sans mot. Tout ce qui devait être dit avait déjà été dit. Maintenant, il était temps de se battre.
« Attaquez ! »
Les assistants rassemblèrent un groupe de soldats et se lancèrent dans la mêlée.
Alors qu’ils fonçaient, les stagiaires virent une jeune fille apparaître à travers la fumée. Elle ne devait avoir qu’une dizaine d’années, mais elle tenait une arme aussi grosse qu’elle. Son visage était couvert de larmes et de saletés. Un petit cri résonna dans sa gorge alors qu’elle tirait sur les soldats.
Claudia lui cria, « Non ! »
L’un des soldats lui tira dessus avec une arbalète. Ses jolis vêtements blancs étaient immédiatement devenus cramoisis et le sang les avaient traversés. Elle trébucha sur le sol comme un papillon avec une aile cassée. L’une des carreaux l’avait atteinte juste entre ses délicats sourcils. Elle regardait fixement devant elle, les yeux écarquillés et brillants.
Claudia ne pouvait pas le supporter et s’effondra sur le sol. « Pourquoi ? ! »
« Tu penses que c’est terrible ? Des choses comme ça arrivent tous les jours dans les terres désolées. Partout où va votre peuple, c’est ce qu’il laisse derrière lui. » Le visage de Cloudhawk était dur et froid. Ce n’est que lorsque les assistants étaient partis que ses mains s’étaient recourbées en poings de colère. Il leva sa main droite et l’enroula autour de la poignée de son épée. « Maintenant tu comprends d’où je viens ? »
« Ça… capitaine ! » Felina fixait tout ce qui se passait autour d’eux, le visage cendré. Tout à coup, le chaton démoniaque était aussi impuissant qu’un chat domestique. Ses yeux regardaient anxieusement les soldats de la vallée s’éloigner. « Qu’est-ce qu’on fait ? »
Tout le monde était plus perdu et confus que jamais dans leurs vies abritées. Ce dont ils avaient été témoins avait complètement bouleversé tout ce qu’ils savaient du monde.
« Ce que je propose est dans votre intérêt. Restez ici. » Cloudhawk regarda les soldats disparaître dans la fumée. « Il y a quelque chose que je dois faire. »
« Ma sœur ! Ma sœur ! »
Un garçon qui ne devait pas avoir plus de dix ans rampa hors des décombres. Son visage était couvert de sang, et il sanglotait hystériquement. Il tirait sur le cadavre étalé devant lui, la suppliant de se réveiller. C’était une image issue du plus répugnant des cauchemars. Un groupe de soldats l’avait vu et avait pointé leurs arbalètes sur le garçon.
Cloudhawk sortit carnage silencieux de son fourreau. Sa cape grise vola et il courut en avant. Les soldats étaient proches, mais il était un homme à part entière – personne n’allait se mettre en travers de son chemin. Il s’approcha et puis…
Snap ! Thud !
Il abattit sa main en un coup sec sur la gorge du soldat le plus proche. Le vétéran s’effondra instantanément sur le sol. De sa main droite, il enfonça la poignée de son épée dans le cou du guerrier suivant. Le deuxième soldat rejoignit le premier dans un tas.
Le troisième soldat eut le temps de se retourner avant que le coup ne le trouve, l’assommant.
Cloudhawk se pencha et aida le petit garçon à se relever. Il était aussi frêle qu’un bébé oiseau. Il alla ensuite aider un vieil homme qui avait pris un carreau d’arbalète dans la jambe. Il regarda les survivants. « Courez ! »
« Merci. Merci ! »
Leurs yeux brûlaient de larmes de gratitude. Les membres de l’escouade Tartarus regardaient oisivement comment il assommait les soldats, sauvant la vie de ceux qu’ils étaient censés tuer. Plusieurs membres de son équipe auraient pu l’arrêter, mais pour l’instant, ils en étaient incapables. De quoi s’agissait-il ? Leur capitaine n’avait-il pas, il y a quelques secondes à peine, approuvé ce que les assistants étaient en train de faire ? Alors pourquoi sauvait-il les villageois tout d’un coup ?
Tout ce qu’il avait dit auparavant n’était-il qu’une comédie ?
Désobéir aux ordres était un péché.
Attaquer des soldats était un péché.
Sauver les hérétiques. Un péché !
Avait-il pensé aux conséquences ? Bien sûr que oui ! Mais, il avait décidé de le faire quand même. Et pour tout le reste, il s’en fichait.
Alors qu’il disparaissait de la vue de tous en menant les survivants en sécurité, Claudia regardait fixement. Quelque chose vint en elle, une épiphanie. N’était-ce pas exactement ce qu’il avait fait dans les terres désolées, à l’avant-poste de Lighthouse ? Tout comme il n’avait pas eu peur d’elle, il n’avait pas hésité à faire fi de la loi militaire. C’était qui il était. Il n’avait pas changé du tout.
Certaines vérités peuvent être reconnues mais jamais acceptées.
C’était ce qui faisait ce qu’il était. Il avait rejeté son destin de charognard, et cela lui avait donné le courage de se battre pour sortir des terres désolées. Il avait toujours fait ce que les autres ne pouvaient pas comprendre, car le défi était inscrit dans ses os.
Cloudhawk avait une foule de dix-sept ou dix-huit survivants. Un groupe de cette taille essayant d’échapper à la vigilance n’allait pas se produire. Quatre soldats de la vallée s’étaient précipités sur eux depuis un coin voisin. Lorsqu’ils virent qui aidait les survivants, ils marquèrent une pause surprit, puis levèrent leurs arbalètes.
« Capitaine de l’escouade Tartarus, vous savez ce que vous faites ? ! Abattez ces traîtres immédiatement ! »
« Je vais vous abattre ! »
Cloudhawk agita sa main, et un mur de sable s’éleva du sol juste à temps pour protéger son groupe d’une volée de carreaux. Cependant, les soldats ne se laissaient pas déjouer si facilement. Quelques-unes de leurs attaques avaient réussi à passer le mur et s’étaient dirigées vers lui. Il étendit sa main gauche et fit avancer le mur de sable tout en repoussant les carreaux qui s’approchaient avec l’épée dans sa main droite. Il se précipita sur ses attaquants de front.
L’un d’entre eux cria : « Tu es fou ?! C’est de la rébellion ! »
Cloudhawk répondit avec un sourire sombre, « Je suppose que oui. »
Les soldats l’avaient dévisagé. À ce moment-là, le mur de sable s’était abattu sur eux. S’il les encerclait, ils seraient réduits en bouillie comme s’ils étaient pris dans les griffes d’un géant. Il n’y avait pas de retour en arrière possible – si Cloudhawk faisait ça, aucune excuse ne le sauverait des conséquences.
« Esquive ! »
Les soldats étaient des hommes habiles, et lorsque le torrent de sable s’abattit, ils sautèrent tous en l’air. Ils s’éparpillèrent dans les ruines ou les coquilles de bâtiments et lâchèrent leurs arbalètes au profit des armes élyséennes attachées à leur dos.
Eh bien merde, pensa Cloudhawk.
« Ça ne va pas bien se terminer pour moi. »