La jeune fille s’était enfuie de sa secte avec l’intention de rejoindre la Cime Blanche. Leurs deux sectes entretenaient de très bonnes relations ; elle y trouverait refuge à coup sûr.
Son condisciple voulait néanmoins éviter cela à tout prix. Une fois là-bas, elle retrouverait son statut de génie et obtiendrait une position de choix parmi les disciples de la Cime Blanche, tandis que lui… Aurait-il encore seulement l’occasion de la côtoyer ?
Partant de là, il n’avait pas arrêté de lui répéter que la Cime Blanche convoiterait leurs méthodes de cultivation ainsi que les ressources qu’elle était parvenue à sauver, en plus de lui expliquer tous les risques qu’elle prenait à vouloir placer sa confiance dans des étrangers. Il s’était fait si insistant que le doute avait petit à petit gagné l’esprit de la jeune fille qui n’avait, rappelons-le, que dix-huit ans. Vu ce qu’elle venait de traverser, il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle soit bouleversée et confuse.
Le jeune homme à la tunique jaune l’avait ainsi conduite à travers les Étendues Sauvages Australes pour arriver jusqu’à la Ville du Mûrier Vert. Vu la situation, il était assez satisfait d’être tombé sur cette cité de mortels. Sa taille était suffisamment grande pour qu’ils s’y installent confortablement pendant quelque temps. Il aurait ainsi tout le loisir de veiller sur la jeune fille et d’asseoir son emprise sur elle en consolant son cœur meurtri.
Puisque le passé appartenait au passé, il lui fallait désormais s’approprier son futur.
Alors que la jeune fille prenait son bain, il se tenait à l’extérieur et écoutait tous les sons autour d’elle. Ses sens étaient affûtés et son ouïe fine, à tel point qu’il percevait la moindre ondulation à la surface de l’eau.
Le désir enserra son cœur en imaginant ce qu’il entendait et ne pouvait voir. Et alors qu’il réfléchissait à un prétexte pour s’attarder auprès d’elle cette nuit, le bourdonnement sourd des cloches d’alarme retentit à travers la cité.
La harde sauvage était de retour !
— Fait ch*er ! jura-t-il. Les habitants de cette ville ne lui inspiraient ni sympathie ni pitié. Mais il résidait désormais ici, et si les murs de la cité venaient à tomber, les bêtes féroces auraient tôt fait d’atteindre cet endroit.
…
Une lune ronde et brillante éclairait le ciel d’encre de la nuit. Depuis les remparts, n’importe qui pouvait apercevoir la masse grouillante qui approchait au loin. La plupart de ces bêtes féroces étaient de grade un ou deux, avec une poignée de spécimens de grade trois. Elles étaient encore plus nombreuses que la première fois. À vue d’œil, il y en avait au moins cent mille !
La jeune fille venait tout juste de passer une robe en soie d’un blanc pur que Zhu Ping avait préparée à son attention.
— Pardonnez-moi de troubler votre repos, leur dit-il en approchant tout sourire.
— Je vous aiderai cette fois, mais ne comptez plus sur moi à l’avenir, déclara le jeune homme à la tunique jaune l’air renfrogné.
— Une seule fois suffira bien, répondit Zhu Ping après un bref moment de surprise. Vous serez sans doute soulagés d’apprendre que des renforts sont en route.
Qu’aurait-il pu dire d’autre ? Il n’avait tout simplement pas le choix que de se ranger à son bon vouloir.
— J’espère bien, je ne compte pas être dérangé de la sorte indéfiniment.
En parlant, il retira sans se presser son épée de son anneau spatial. Et alors qu’il s’élança en direction du camp, il aperçut Lin Ming non loin et l’interpella d’un rire provocateur : — Hé ! que dirais-tu de faire une petite compétition ? Ce sera à celui de nous deux qui tue le plus. Réussis à en éliminer moitié moins que moi et tu l’emportes !
Une lueur brûlante lui traversa le regard. Il fallait qu’il profite du peu de temps qu’il lui restait pour impressionner sa sœur-apprentie et gagner son cœur avant qu’elle ne devienne plus forte que lui. Et pour ça, Lin Ming ferait un parfait faire-valoir. À quoi bon se contenter de tuer des bêtes féroces quand il avait là une parfaite occasion de ridiculiser un adversaire ?
— Pas intéressé, lâcha laconiquement Lin Ming sans même prendre la peine de se retourner. La Lance Divine Pourpre entre ses mains, il bondit en dehors de l’enceinte du camp.
Contrarié, le jeune homme à la tunique jaune fit une grimace.
Quel petit enfoiré !
Zhu Ping regarda l’ombre rapide de Lin Ming et un sourire apparut au coin de sa bouche. Au même moment, un message de véritable énergie résonna dans ses oreilles : — Es-tu certain que le gamin a envoyé son Dragon des Flots ailés vers une autre cité pour demander de l’aide ?
— Sûr et certain. Je vous prierais d’agir au plus vite. Une fois les renforts arrivés, j’ai bien peur que nous n’ayons plus pareille occasion, suggéra Zhu Ping. Le sort de Lin Ming était intimement lié à celui de sa famille. Si lui survivait, alors eux périraient.
— Garde donc tes conseils, le rabroua froidement l’homme qui se cachait dans la foule de soldats, je sais très bien à quoi m’en tenir.
Sans le Dragon des Flots ailés dans les parages, il était persuadé d’avoir au moins quatre-vingts pour cent de chances de réussir sa mission.
Des hurlements emplirent le champ de bataille tandis que les premiers rangs des bêtes féroces venaient s’écraser contre la ligne de piège. Ces trous remplis de pieux avaient joué un rôle essentiel durant le premier assaut, mais malgré tous les efforts déployés, seule la moitié d’entre eux avait pu être remise en état. Emportées par leur propre élan, quelques centaines de créatures vinrent tout de même s’empaler avant d’être piétinées par le reste de la harde.
Le jeune homme de la Lune Montante se dirigea vers ce torrent de crocs et de griffes et commença à se frayer un chemin à coups d’épée.
Une onde de choc bleue de plusieurs mètres de long s’étendit tel un croissant de lune en tranchant un monticule de terre et les créatures qui se trouvaient derrière. Des dizaines de bêtes féroces de grade un et deux furent coupées en deux sur le coup par l’énergie d’épée.
« Les Lames Tortueuses ! »
Le jeune homme enchaîna directement en faisant tournoyer son épée. Une vague d’énergie jaillit de la lame et se tordit en de larges formes de serpents qui s’élevèrent dans le ciel avant de retomber tels de meurtriers lotus célestes. Le sang coulait partout où ces traits d’énergie s’abattaient.
— Quelle férocité ! s’exclama Shi Linkai qui observait non loin. Il resta complètement interdit en voyant ce jeune homme tuer une centaine de bêtes féroces en à peine deux coups. C’était vraiment un artiste martial redoutable !
Une force pareille dépassait sans doute déjà celle de ce vieux maître Houtian avancé qui vivait en ermite dans le Royaume du Grand Avenir.
Si ce jeune homme faisait preuve d’une arrogance insupportable, Shi Linkai devait bien reconnaître qu’il avait de quoi l’être. Douze hommes comme lui se feraient massacrer sans l’ombre d’un doute…
Zhuang Fan et Lin Wanshan étaient tout aussi déroutés que lui. L’univers ne connaissait décidément aucune limite. Il y avait toujours quelqu’un au-dessus de vous. À vrai dire, l’héritage d’une secte dépassait de très loin leur imagination.
Pendant un instant, tous les regards furent tournés vers le jeune homme à la tunique jaune. Même la jeune fille qui l’accompagnait arborait un sourire pour la première fois depuis son arrivée. Évidemment, son sourire ne tenait pas à la démonstration à laquelle se livrait son condisciple. Avec son talent, il était à mille lieues des véritables génies Houtian de la Lune Montante. C’était simplement qu’après des jours de fuite, elle était finalement parvenue à atteindre cette cité et à souffler un peu.
La vue de toutes ces personnes du monde des mortels et de leur quotidien l’avait conduite à se dire que le jeune homme à la tunique jaune avait peut-être raison, que la vie dans ce monde-là n’était probablement pas si mal. Sa cultivation progresserait nettement moins vite, mais au moins elle vivrait paisiblement et simplement et n’aurait plus à supporter le fardeau qui pesait sur ses épaules.
Des monceaux de membres déchirés gisaient autour du jeune homme à la tunique jaune. Plus aucune créature n’osait s’approcher de cette effroyable énergie d’épée.
En comparaison, Lin Ming semblait nettement moins menaçant. Quelques dizaines de cadavres seulement reposaient autour de lui ; probablement à peine un tiers du nombre du jeune homme à la tunique jaune.
— Dire que ce jeune maître est capable de tuer les bêtes féroces trois ou quatre fois plus vite que Héros Lin est vraiment terrifiant !
— Il ne lui faut qu’un seul coup pour en tuer plusieurs dizaines. Qui a dit que les épées n’étaient pas adaptées pour combattre de larges groupes d’ennemis !? Sa lame m’a l’air bien plus meurtrière que la lance de Héros Lin !
— Eh ! je n’ai pas envie de l’admettre, mais faut bien reconnaître…
— Pff ! qu’est-ce que vous racontez ? Héros Lin a quel âge ? Et ce type alors ? Croyez-vous vraiment qu’on puisse les comparer ?
Personne ne remarqua qui avait dit ça, mais tout le monde sembla alors changer d’avis. Lin Ming n’avait effectivement que seize ans, tandis que l’autre jeune homme avait la vingtaine.
De toute manière, les soldats de la garnison venaient à peu près tous de la Ville du Mûrier Vert. Leur jugement était forcément biaisé en faveur de Lin Ming.
— C’est clair ! D’ici quelques années il sera aussi fort que ce type, ça ne fait aucun doute !
À ce moment-là, un rugissement éclatant retentit au cœur de la harde sauvage. Des bêtes féroces de grade quatre venaient d’apparaître, et il y en avait deux.
Il s’agissait de Lézards Fer-Armure. L’un était énorme, et l’autre un peu plus petit. Ces créatures étaient des adversaires d’une puissance redoutable protégés par de formidables écailles. Si personne ne parvenait à les terrasser, ils finiraient tôt ou tard par briser les murs de la cité.
— Il y en a deux, à chacun le sien ! s’écria le jeune homme à la tunique jaune avec un sourire prématuré. Brandissant son épée, il s’élança immédiatement à la rencontre des lézards.
D’après lui, Lin Ming serait en mesure de tuer ces Lézards Fer-Armure. Mais la tâche s’avérerait particulièrement difficile pour lui au milieu de toutes ces bêtes féroces. Il devrait à peine s’en sortir et non sans déployer d’immenses efforts. C’était l’occasion parfaite de le ridiculiser.
Les traits de lumière d’épée tombaient en pluie battante, perçant des trous ensanglantés dans le corps du lézard. La créature poussa des hurlements de douleur en levant la tête vers les cieux.
Le jeune homme à la tunique jaune était très satisfait de son action à l’instant. Il venait de blesser sévèrement l’un des lézards d’un seul coup d’épée. Et alors qu’il s’attendait à ce que Lin Ming profite de la diversion pour s’attaquer à l’autre créature, il réalisa en tournant la tête dans sa direction que celui-ci s’enfonçait plus profondément dans le flot de bêtes féroces, tuant toutes celles qui se présentaient à lui.
Un sourire chargé de dédain se dessina sur son visage.
Quel lâche ! Il n’ose même pas essayer de tuer le petit . Oh et puis qu’importe , ce n’est pas comme si j’avais besoin de lui !
Un élan de combativité gagna le jeune homme à la tunique jaune en pensant à sa sœur-apprentie qui l’observait depuis l’arrière des lignes. Il se jeta dans la foulée sur le second Lézard Fer-Armure et le blessa à son tour à l’aide d’une compétence martiale.
En à peine deux coups d’épée, il venait de mettre deux bêtes féroces de grade quatre hors d’état de nuire. Aux yeux des soldats, c’était tout simplement un dieu de la guerre fait homme.
Même Shi Linkai ne semblait plus rien avoir à redire. Sur le Continent du Grand Dévers, seuls les forts emportaient le respect du reste des hommes. Le jeune maître de la Lune Montante était plus fort que Shi Linkai à un point tel que, sans parler de ce qu’il pouvait ressentir pour l’individu, il continuerait de reconnaître cette supériorité comme un état de fait. Ils vivaient sur la même terre mais n’appartenaient pas au même monde.
— Lin Ming ! s’écria Lin Wanshan. Ne pars pas aussi loin ! De toutes les personnes présentes dans le camp, c’était bien lui qui s’inquiétait le plus. Si quelque chose lui arrivait, la Famille Lin ne s’en remettrait jamais.
Hum ? Lin Ming ? La jeune fille de la Lune Montante sentit un frisson lui parcourir l’échine en entendant ce nom, puis elle secoua la tête comme pour chasser une idée folle. C’était impossible. Ça ne pouvait pas être lui. Lin « Ming » ou Lin quoi que ce soit d’autre, c’était un prénom répandu après tout. Qu’y avait-il d’étrange à ce que deux personnes aient le même nom ?
Chassant cette éventualité aussi vite qu’elle était apparue dans son esprit, elle retrouva rapidement son expression indifférente. Debout et immobile dans la nuit, elle se contentait d’observer sans rien faire. Ce conflit entre mortels et bêtes féroces ne l’atteignait pas.
Pendant ce temps-là, Lin Ming se frayait un chemin toujours plus avant à travers la harde sauvage. Il tuait les bêtes féroces à une cadence inouïe, ne laissant que mort et sang dans son sillage. On aurait dit qu’il traçait une ligne rouge le long du champ de bataille.
Ce n’est qu’un gamin en fin de compte . Il a beau posséder un talent hors du commun , il n’est pas encore mature . Il aura fini par comprendre à quel point le poids de l’infériorité est oppressant et se sera jeté en avant pour partir le plus loin possible de cet autre artiste martial . Cachée dans la masse de bêtes féroces, une ombre aux contours incertains filait à la poursuite de Lin Ming.
Le jeune homme continua d’avancer comme si de rien n’était. Partout où sa lance passait, des gerbes de sang jaillissaient.
Voilà qu’il se décide à sortir de sa cachette ? En tout cas, sa méthode de camouflage est remarquable. Il est si proche, et pourtant je ne ressens qu’une fébrile intention meurtrière .
