A sa grande surprise, Feryna s’aperçut que l’épée de Damoclès, suspendue à un mince fil quelques mètres à peine au-dessus de sa tête, n’était pas tombée.
L’histoire dépeinte par le film magique était très similaire à la “vérité” révélée par l’antique sorcière, à ceci près qu’elle ne répudiait pas totalement l’Eglise. Lorsque Feryna vit les personnages principaux faire tous leurs efforts pour sauver l’institution et assumer les responsabilités de la lutte contre les ennemis de l’enfer, elle sentit une chaleur, oubliée depuis longtemps, l’envahir.
Elle serra le poing en voyant plus de la moitié des dirigeants conspirer contre le Pape et elle eut une soudaine envie de les plaquer au sol.
Ces gens avaient oublié le but initial de la création de l’Eglise et en avaient fait un monstre hideux.
Ce qu’elle détestait le plus, c’était que ces cadres cachent l’existence des Diables au public et aux personnes qui se consacraient à sauver le monde comme Tucker Thor. Ces fidèles guerriers n’étaient pas morts pour une noble cause comme ils le croyaient. Au contraire, leur mort devint simplement un outil que ces dirigeants odieux utilisèrent pour garder une prise ferme sur le pouvoir.
Feryna n’aurait pas dû mettre sa foi dans une Église comme celle-là.
Elle ne comprenait pas pourquoi le Roi de Graycastle n’avait pas révélé le côté obscur de cette institution. N’était-ce pas l’occasion idéale de critiquer davantage l’Eglise et de l’effacer de la mémoire des gens ?
A moins qu’il ne l’ait jamais prise au sérieux ?
Une multitude de pensées se bousculaient dans sa tête lorsque les soldats d’Hermès attirèrent son attention.
Pour une personne qui avait complètement perdu tout espoir, rien ne pouvait vraiment perturber son esprit. Mais voilà que Feryna était touchée et son pouvoir lui revint lentement.
En tant que l’un des meilleurs soldats de l’Armée des Juges, elle pouvait percevoir le moindre changement dans son environnement.
Elle sentit le sol sous ses pieds trembler légèrement à l’approche de l’Armée des Juges.
Pour avoir vécu cinq ou six ans à Hermès, Feryna connaissait bien le martèlement des sabots des chevaux sur le sol. Elle pouvait instantanément prédire le nombre de soldats et à quelle distance ils se trouvaient sans même les regarder.
Il y avait 16 chevaux, soit deux unités.
Mais elle savait que son sentiment n’était pas réel. Le film magique, même extrêmement réaliste, n’était qu’une image illusoire et non la réalité. Alors qu’elle était totalement intégrée dans son environnement, tous ses sens s’aiguisèrent.
Feryna réalisa que quelque chose avait changé : elle pouvait à nouveau sentir son corps.
“Que se passe-t-il ? “
Mais quelque chose de plus incroyable se produisit.
Elle vit d’autres spectateurs s’élever devant elle, y compris Joe.
“Feryna, qu’est-ce que…” demanda Joe en se retournant.
Soudain submergée par un mauvais pressentiment, Feryna tenta brusquement d’agripper le dossier mais la chaise sur laquelle elle était assise avait disparu.
“S’il vous plaît, aidez-nous !” Supplièrent le garde et la sorcière, hystériques et, comme s’ils venaient de découvrir l’existence du public, se mirent à courir vers la foule.
“Les traîtres sont ici ! Attrapez-les !”
“Ceux qui nous résistent seront considérés comme leurs complices. Nous allons tous vous tuer !”
A nouveau, quelques flèches fendirent l’air et les gens sur le front tombèrent.
La plupart des spectateurs étaient des membres du conseil d’administration des Chambres de Commerce ou des membres de familles éminentes qui n’avait jamais connu la guerre. Durant une seconde, ils demeurèrent figés sur place.
“Bon sang !” jura Feryna.
Que faisaient donc ces sorcières ? Hallucinait-elle ? Autrefois, pour calmer la foule, elle aurait crié : “C’est un méchant piège tendu par les sorcières. Suivez-moi!” Elle lutta cependant contre cette impulsion, écarta Joe et se précipita devant le public en criant :
“Arrêtez ! Je suis Feryna, commandant du bataillon d’avant-garde de l’Armée des Juges ! Qui êtes-vous ?”
Les soldats calmèrent leurs chevaux et demandèrent :
“Le Bataillon d’avant-garde ? Comment se fait-il que je n’en aie jamais entendu parler ?”
“Eh, quel est le nom de votre commandant ?”
“Le Grand Prêtre du Conseil Privé, Sir Tayfun”, mentit Feryna.
Elle mit la main dans son dos et fit signe au garde de lui remettre une arme.
“Quoi ?”
En entendant la réponse de Farrina, le chef de l’unité hésita.
Le garde eut un frisson en entendant le nom de “Conseil Privé”. Apparemment, cette organisation secrète avait une influence assez profonde sur les membres de l’Eglise. Pourtant, Feryna savait que cela ne les arrêterait pas complètement. Le prêtre n’était manifestement pas aussi influent que le Pape récemment intronisé.
Elle devait se battre avant que le camp adverse ne le fasse !
Malheureusement, le garde, qui n’avait pas vraiment compris son geste, se dirigea vers elle, une épée à la main.
“Pourquoi ne portez-vous pas l’armure de l’Armée des Juges ?” demanda le soldat en descendant de son cheval et en faisant signe à ses hommes de le suivre.
“Parce que nous sommes en mission spéciale”, répondit calmement Feryna.
“Je suis désolé mais je dois ramener ces traîtres à Hermès. Ordre du Pape. Je dois aussi vous emmener. Je suis sûre que Sir Tayfun comprendra.”
“N’y a-t-il aucune autre alternative ?”
“Non”, répondit résolument le soldat en posant la main sur la garde de son épée.
“Très bien, je vous accompagne”, soupira Feryna. “Quant à Sir Tayfun…”
“Quoi, Sir Tayfun?”
“Il est mort ! Vous avez seulement 300 ans de retard.”
À ces mots, elle prit l’épée du garde et transperça le casque du chef d’unité dont le sang se répandit sur elle.
“C…capitaine !”
“Tuez-les !”
Feryna saisit l’arme du chef d’unité et se battit avec acharnement contre les autres soldats. Le garde comprit alors ce qui se passait et la rejoignit.
“Cette femme est… très difficile à gérer !”
“Bon sang ! Où est mon arc ? Tirez-lui dessus !”
“Ne laissez pas la sorcière partir !”
C’était le chaos total. Beaucoup de gens tombèrent à terre tandis que le public, sidéré, fixait l’écran.
Farrina savait pertinemment que, ne portant pas d’armure, elle n’avait aucune chance de l’emporter, à deux contre 16. Tôt ou tard, elle serait blessée.
Cela, en effet, se produisit peu après mais loin de la ralentir, la douleur renforça sa férocité.
Pour la première fois depuis son Éveil, Feryna se sentait satisfaite.
“Comment osez-vous défier l’Eglise ?” crièrent les soldats.
“L’Eglise ? Non… vous ne méritez pas de porter ce nom !” répondit la sorcière en les regardant fixement. “Cela n’aurait pas dû se passer comme ça. Vous l’avez détruite. Vous nous avez laissés tomber !”
Elle allait bientôt finir par mourir mais d’une certaine façon, Feryna était satisfaite de cette fin. En une fraction de seconde, elle était enfin devenue la personne qu’elle voulait être.
Cependant, la mort ne vint pas.
Quelques coups de feu traversèrent l’air au-dessus du fracas des épées. La jeune femme se retourna et vit apparaître dans le film les hommes en noir qui gardaient la cour. La situation s’inversa. Visiblement effrayés par ces renforts, les ennemis remontèrent sur leurs chevaux et disparurent bientôt dans la chaîne montagneuse, laissant derrière eux les corps de leurs compagnons.
“Merci…” , remercièrent le garde blessé et la sorcière en boitant vers Feryna. “Je pensais que l’Église était entièrement sous le contrôle de mon père mais je ne m’attendais pas à ce qu’il y ait encore des guerriers loyaux comme vous.”
“Je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir, mais Dieu ne nous a pas abandonnés”, surenchérit la sorcière avec un sourire en levant son visage baigné de larmes vers Feryna. ” Vous n’avez pas sauvé que nous, mais aussi toute la race humaine.”
“Je…” Farrina ne savait que répondre.
“Nous allons partir pour Graycastle et raconter à leur Roi le coup d’État qui a eu lieu sur le plateau d’Hermès, en espérant qu’il n’est pas trop tard”, l’informa solennellement le gardien. “Fuyez ! Ne revenez plus jamais à la Cité Sainte. Nous nous reverrons lorsque l’Eglise aura rectifié son erreur. Prenez soin de vous , mon amie !”
L’écran s’assombrit à mesure que le couple disparaissait à sa vue.
Lorsque la lumière se ralluma, Feryna réalisa qu’elle était toujours dans la salle, assise sur sa chaise.
Même ses blessures consécutives à la bataille avaient disparu.
Avait-elle vraiment eu des hallucinations ?
“Seigneur… c’est incroyable !”
La salle explosa en un raz-de-marée d’applaudissements alors que le public revenait à la réalité.
“Seigneur Dieu ! Je sens que je suis en train de changer l’histoire…”
“Quel brillant chef-d’œuvre. Je serais prêt à payer 100 Royals d’or pour le voir encore une fois, alors 50 !”
” Vous m’avez fait une peur bleue lorsque vous vous êtes précipitée au front”, dit Joe en se tapotant la poitrine. “C’est tellement incroyable de concevoir une telle histoire et de la rendre si vivante…”
Feryna ne répondit pas, mais elle remarqua que les hommes en noir regardaient nerveusement autour d’eux, armes à la main, comme si quelque chose d’inattendu s’était produit. Deux autres membres du personnel du théâtre se précipitèrent dans les coulisses, tout aussi troublés.
Cela n’avait pas l’air d’être un grand succès.
La jeune femme retint son souffle, essayant de comprendre ce qui se passait à quelques signes qu’elle avait décelés. Soudain, elle entendit au loin des explosions, des gens pleurer et maudire, mais ces voix étaient étouffées par les discussions animées dans la salle.
Réalisant que quelque chose n’allait pas, Feryna se leva brusquement et, sous le regard surpris de Joe, traversa la foule et se précipita hors de la salle.
“Arrêtez ! Vous… attendez !” crièrent les hommes en noir, tentant de l’arrêter, mais il était trop tard.
La sorcière traversa la cour en courant et atteignit la rue.
La Cité Sans Hiver était en plein chaos. Partout, des gens couraient et criaient. Plusieurs quartiers résidentiels étaient en feu. Elle entendit d’autres explosions dans la zone industrielle: la ville semblait hors de contrôle.
Mais ce qui l’effraya le plus fut ce qu’elle vit en levant la tête.
Le soleil s’était volatilisé, cédant place à l’obscurité. Comme si un oeil géant s’ouvrait, une énorme lune cramoisie apparut dans le ciel.