Deux jours plus tard, Victor se rendit au cinéma.
La première du film “La Poussière de l’Histoire” avait lieu à 15 heures. Il arriva assez tôt et attendit pour s’enregistrer. Le cinéma s’était beaucoup agrandi depuis sa dernière visite un an auparavant. Non seulement il y avait plusieurs nouvelles salles, mais aussi une cour et une zone d’attente pour les clients. Bien que Victor arrivât une demi-heure en avance, la salle était déjà bondée.
“Êtes-vous M. Gammon, de la Chambre de commerce de la Baie du Croissant de Lune ? Ravi de vous rencontrer.”
“Moi de même. Je ne m’attendais pas à rencontrer ici un puissant homme d’affaires du Royaume de l’Aube.”
“Sont-ce des acteurs de la troupe de Carmine ? Je me demande s’il me serait possible de le rencontrer en personne. Si jamais vous en avez l’occasion, je vous serais reconnaissant de me présenter à lui.”
“Bien sûr.”
Le public se mit à bavarder. Comme Victor s’y attendait, ceux qui pouvaient se permettre la première étaient tous des personnages importants. C’était aussi l’un des avantages d’assister à la première.
“Hé, n’êtes-vous pas M. Victor ? J’ai entendu dire que vous n’êtes plus dans la bijouterie, est-ce vrai ?” demanda brusquement quelqu’un.
“J’exerce toujours mon ancien métier, mais les affaires ne sont pas bonnes en ce moment.”
“J’aime bien vos couvertures. Depuis que j’utilise vos produits dans mon auberge, j’ai encore plus de clients. J’aimerais en commander 100 de plus.”
“Je suis heureux de l’entendre. On pourrait en discuter après le film magique.”
“Cela me convient très bien.”
Lila les écoutait, les yeux grands ouverts. Pour elle, il était inimaginable qu’une simple discussion puisse déboucher sur une si grosse commande. Lorsque Victor fut enfin seul, elle lui tira la manche et lui demanda :
“Monsieur, ces gens viennent-ils ici pour le film ou pour affaires ? Je remarque que beaucoup d’entre eux ne vous connaissent pas vraiment. Ne craignez-vous pas que ce soient des escrocs ?” (Des escrocs qui ont payé 50 royals d’or leur place quand même)
“Ne vous inquiétez pas. C’est très courant chez les entrepreneurs. Il faut juste vous y habituer”, expliqua Victor en souriant.
Seuls des hommes d’affaires prospères étaient financièrement capables d’assister à cette grande première. Dans une certaine mesure, cette première en disait plus sur leur situation financière que les bijoux qu’ils portaient, car l’expérience théâtrale était, essentiellement, un service intangible qui ne procurait aucun avantage monétaire au public.
Victor donnait des explications à Lila lorsque quelqu’un se heurta à lui.
“Ah… désolé”, s’excusa-t-il mais lorsqu’il vit la femme en question, il demeura pétrifié.
C’était un visage sans vie, bien qu’assez joli. Cette dame aurait peut-être été encore plus jolie que Lila si elle s’était maquillée. Néanmoins, sa peau pâle et son air absent le répugnaient. L’expression maussade de cette femme formait un contraste flagrant avec l’atmosphère animée du hall.
Au lieu de s’excuser, elle lui jeta un regard indifférent et s’éloigna.
“Quelle étrange personne…” marmonna Victor.
“Monsieur, le film magique commence dans une minute. Entrons”, s’impatienta Lila, qui n’avait apparemment rien remarqué (sérieux !), en saisissant la main de Victor.
“d’accord…”, répondit Victor.
Il ne tarda pas à oublier cette mystérieuse dame et suivit Lila dans le hall.
“Que s’est-il passé à l’instant ?” demanda Joe à Feryna avec un peu d’appréhension.
“Rien”, répondit Feryna à voix basse. “Quelqu’un m’est rentré dedans. Allons-y. Puisque vous m’avez amené ici, entrons.”
“D…d ’accord “, balbutia Joe, ne sachant pas s’il devait lui prendre la main. Finalement, il s’abstint. “Quoiqu’il arrive, restez avec moi.”
Feryna garda le silence. C’était le mieux qu’elle puisse faire pour venir ici avec lui.
Depuis plus de six mois qu’elle séjournait à la Cité Sans Hiver, la jeune femme s’était progressivement rendu compte que l’antique sorcière qui se prétendait âgée de 400 ans ne lui avait pas menti. Ses blessures avaient lentement cicatrisé. Bien que son corps gardât encore les marques des coups de fouet , au moins pouvait-elle marcher toute seule. Feryna n’avait rien à redire. Si elle était tombée entre les mains des purifiées, elle aurait subi bien d’autres tortures. Les sorcières de la Cité Sans Hiver l’avaient plutôt bien traitée.
Cependant, le procès qu’elle attendait n’avait pas eu lieu. Elle n’avait même pas eu l’occasion de rencontrer le Roi de Graycastle. Interrogée par des dizaines de personnes? Feryna avait même menti pour tenter de les provoquer mais ses interrogateurs, mais ceux-ci s’étaient contentés de la regarder d’un air moqueur.
Sitôt qu’elle fut libre, Joe acheta une maison pour l’installer. Contrairement à elle, lui-même, en tant qu’ancien noble, trouva rapidement un emploi au bureau administratif et eut tôt fait de s’adapter à son nouveau logement. À vrai dire, Joe n’aurait même pas dû être membre de l’Eglise au départ. Cependant, la vie à la Cité Sans Hiver tourmentait Feryna dans la mesure où elle réalisait à quel point l’Eglise avait eu tort. Les sorcières n’étaient pas la représentation du mal. Mis à part le pouvoir magique, elles n’étaient pas si différentes des gens ordinaires. Roland Wimbledon n’avait pas transformé la ville en enfer grâce au pouvoir des sorcières, mais plutôt amélioré la vie des gens.
La jeune femme était déchirée entre la croyance à laquelle elle avait été redevable la moitié de sa vie et la réalité criante. Peut-être était-ce là son procès car parfois, la simple réalité peut s’avérer bien plus brutale que les tortures. Elle aurait mis fin à sa propre vie si Joe n’avait pas eu besoin d’elle.
Feryna ne savait pas combien de temps elle pourrait vivre ainsi, consciente que les deux billets envoyés par la troupe Star Flower seraient la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Carmine Fels avait créé ce film à la demande du Roi Rolan, son seul but étant de révéler la vérité sur l’Eglise et ainsi d’assurer une position dominante à la famille de Wimbledon.
Selon elle, après le film, tous haïraient l’Eglise. Le sacrifice du Pape Tucker Thor et des nombreux Guerriers de l’Armée des Juges tués au combat ne serait alors plus qu’une infime plaisanterie.
Même si la sorcière ne voulait pas que cela se produise, elle avait tout de même accepté d’accompagner Joe de la même manière qu’elle avait accepté la demande des dirigeants de l’Église et était restée pour se battre pour Hermès.
Joe avait besoin d’elle et c’était sans doute la dernière chose qu’elle puisse faire.
La lumière s’éteignit progressivement.
L’obscurité tomba sur la salle et le film magique commença.
L’histoire commença sur le plateau d’Hermès 300 ans plus tôt, alors que la Nouvelle Cité Sainte n’était encore que rochers. Elle revit en esprit l’image d’une simple falaise, un immense plateau recouvert de neige et la grande faille de la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
Bien que Victor ait déjà vu de nombreux films magiques, il était toujours choqué de voir le continent si petit .
Au-delà de la grande faille, de nombreux membres de l’Eglise construisaient leur nouvelle ville. On aurait dit qu’ils avaient fait un bond de trois cents ans dans le temps.
Un moment plus tard, le public vit un énorme trou dans le sol. Victor entendit le nom de “Conseil Privatif”, l’organisation la plus secrète de l’Eglise. Un murmure, à ce moment-là, balaya la salle. Tout le monde était aussi surpris et intrigué que lui, convaincu que seule la famille royale connaissait cette partie cachée de l’histoire. Il fut aussitôt absorbé par le récit.
Selon la rumeur, une guerre désastreuse éclatait tous les 400 ans: une lune sanglante apparaissait dans le ciel et de nombreux ennemis sortaient de l’enfer pour écraser l’humanité. Pour le bien de la race humaine, des sorcières avaient offert leur sang aux guerriers, leur conférant un pouvoir incroyable. C’était là la vérité au sujet des Guerriers du Châtiment Divin.
Pour s’assurer du succès de ce plan, les sorcières avaient créé l’Eglise et commencé à sélectionner des guerriers potentiels. Le personnage principal de ce film était une sorcière qui devait succéder au Pape et le second rôle revenait au Garde du Pape, Commandant de l’Armée des Juges.
Comme dans la plupart des pièces, les deux personnages principaux, après avoir surmonté les préjugés ainsi que l’hostilité initiale qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre, tombèrent finalement amoureux et se firent la promesse mutuelle que sitôt qu’un successeur aurait été trouvé au Pape, ils assisteraient à la cérémonie d’incarnation de l’Armée des Juges et ne se sépareraient plus jamais
Le génie de Carmine Fels lui permit de conter cette belle histoire d’amour de manière particulièrement émouvante et discrète. Mais ce fut surtout l’excellente performance des acteurs de la Troupe Star Flower qui émeut le public. Lila elle-même pleura lorsqu’elle assista au voeu du couple.
Mais soudain, la situation empira lorsqu’animé d’une forte soif de pouvoir, père du garde piégea le Pape et usurpa le trône. La sorcière, en tant que candidate au poste, devint naturellement le premier obstacle dont il devait se débarrasser. Il demanda donc à son fils de tuer la jeune fille ce à quoi ce dernier opposa une détermination inflexible.
Il s’agissait d’un plan conspiré depuis longtemps et lorsque le couple découvrit la conspiration, il était trop tard. Ils décidèrent donc de fuir Hermès et d’informer le Roi situé au pied du plateau de cet incident. Cependant, le père du garde envoya des soldats à leur trousses, visiblement déterminé à tuer le jeune homme et la femme.
Le film atteignit son point culminant lorsqu’une bataille éclata à la Crête du Vent Glacé , à Graycastle.
Une unité de Guerriers de l’Armée des Juges eut tôt fait de rattraper la sorcière et le garde. De toute évidence, les malheureux amants étaient condamnés.
Mais alors que la tension entre les deux camps était presque insupportable, quelque chose d’incroyable se produisit.
“S’il vous plaît, aidez-nous ! S’il vous plaît !” cria le garde, haletant, puis il se retourna et agrippa Victor.
Celui-ci sentit un courant froid le traverser, frissonna de façon incontrôlable et dut se dominer pour ne pas crier.
“Ils sont là ! Attrapez-les !”
“Ceux qui nous résistent seront considérés comme leurs complices. Nous allons tous vous tuer !” crièrent les soldats, les bras en l’air.
“Je, je ne suis pas…” protesta Victor avec beaucoup de difficultés, la gorge sèche. Les mots lui manquaient et les guerriers de l’Armée des Juges avaient déjà appuyé sur la gâchette.
Une flèche lui frôla la joue !
Au même moment, Victor sentit une piqûre.
Il passa sa main tremblante sur sa joue et regarda ses doigts: ils avaient de légères traces de cramoisi.