Jean Bate eut tôt fait de mettre à disposition de l’armée la moitié des chambres du manoir. Il leur proposa également les services de quelques femmes de chambre, ce que Hache-De-Fer refusa pour des raisons de confidentialité.

Devant le regard réticent de plusieurs des jeunes officiers de l’État-major, le Commandant leur fit froidement :

– « Au travail à présent. N’oubliez pas que votre performance dans cette campagne sera soumise à l’examen d’Édith Kant. Si jamais vous faites des erreurs, vous en connaissez les conséquences. »

En entendant évoquer le nom de la Perle de la Région du Nord, tous frissonnèrent et se mirent à la tâche.

– « La carte, je vais accrocher la carte! »

– « Moi, je revérifie le calendrier! »

– « Quelqu’un peut-il m’aider à contrôler les provisions ? »

Il régnait de l’animation dans la pièce.

– « Regardez ces jeunes gens, toujours pleins d’énergie… » commenta Remy en secouant la tête. « On dirait que le Baron a vu juste à leur sujet. »

– « C’est courant chez les nobles » répondit Hache-De-Fer en fronçant les sourcils. « Souhaitons qu’il sache employer ses petites astuces dans le cadre de la campagne d’immigration. »

– « Soyez tranquille, le Bureau Administratif aura l’œil sur lui », promit Remy en se tapotant la poitrine. « Notre premier obstacle est désormais levé. Les choses se passent mieux que je ne l’aurais pensé. Il est vrai que les familles Tusk et Porte de Pierre Rouge nous ont aidés mais cela risque de ne pas être simple par la suite. »

– « Cela ne changera pas », rectifia le Commandant.

– « Vous en êtes certain ? »

– « Ils ont pris du retard », répondit Hache-De-Fer en regardant, par la fenêtre, le ciel qui commençait à s’éclaircir.

C’était exactement ce qu’Édith lui avait dit avant de partir, une semaine auparavant, lors d’une réunion au bureau de l’État-major. Ils discutaient de la façon de mener à bien le plan d’immigration tandis qu’un secrétaire rédigeait le procès-verbal. « La plupart des nobles ne sont pas conscients des changements qui se produisent dans le monde. Ils continuent de se préoccuper exclusivement de leurs intérêts personnels et de se réjouir de leurs richesses. Ils ne voient, pour ainsi dire, rien d’autre. Je suppose que vous envisagez de les combattre un à un ? »

– « S’ils entravent le plan de Sa Majesté, oui. »

– « Ce sera trop lent! Cette campagne n’a rien à voir avec la guerre d’unification de Graycastle. Nous allons devoir poster des soldats en garnison dans diverses villes étrangères aussi, le temps passant, nos effectifs disponibles diminueront ce qui prolongera considérablement la campagne. Les nobles ne s’opposeront pas ouvertement à l’armée mais agiront certainement dans votre dos. Le temps que vous vous aperceviez des dégâts et preniez des mesures, cela jouera contre Sa Majesté. »

– « Alors que faire ? »

– « Fixez vos objectifs à l’avance, faites alliance et combattez les ennemis ensemble », avait répondu Edith en lui tendant un tableau sur lequel figurait une liste et une échelle de points.

Jamais Hache-De-Fer n’avait vu quelque chose d’aussi étrange.

– « Qu’est-ce que c’est ? »

– « Un formulaire d’évaluation des menaces, ou un manuel de niveau de résistance, comme vous préférez. Pour établir ce tableau, j’ai tenu compte de la mentalité des nobles, de leur sexe, leur héritage, de l’étendue de leurs terres, de l’importance de leurs troupes, de leur façon de se comporter, entre autres facteurs. Il vous suffira de le remplir pour vous faire une idée de chacun d’entre eux et plus vous obtiendrez d’informations, plus l’évaluation sera précise. Les choses ayant beaucoup changé au sein des Royaumes de Wolfheart et de l’Éternel Hiver, l’État-major ne peut pas le faire pour vous. Si une ville manque sur le formulaire, vous n’aurez qu’à entrer les informations et faire vous-même le calcul. »

– « Et ensuite ? »

– « Si le score total est inférieur à 50, cela signifie que la ville a un pouvoir limité et n’est guère ambitieuse. Vous pourrez faire alliance. Ces nobles, en effet, pourraient vous fournir beaucoup de choses, comme des cartes, des informations concernant la structure de la ville ou des données démographiques, par exemple. Par ailleurs, avec le soutien des Seigneurs locaux, la mise en œuvre de notre plan sera plus efficace », avait expliqué Edith.

« Quant à ceux dont le score est supérieur à 50… ne perdez pas de temps avec eux. Qu’ils aient l’air de vouloir céder ou non, il faudra immédiatement vous imposer. »

Un peu surpris qu’Édith puisse avoir établi un simple tableau pour décider du sort de chacun de ces aristocrates sans même les avoir rencontrés ni leur avoir jamais parlé, Hache-De-Fer avait demandé :

– « Ce formulaire… est-il absolument fiable ? »

En tant que Commandant en chef de la Première Armée, il connaissait l’importance de l’efficacité et pouvait sans peine évaluer le temps que ce document allait leur faire gagner. La plupart des navires ayant été empruntés aux Chambres de Commerce des Fjords, il allait donc falloir achever la campagne dans les meilleurs délais, et ce même si les Diables n’avaient pas l’intention d’ériger l’Obélisque dans la Chaîne des Montagnes Infranchissables.

– « Il pourrait y avoir des erreurs ici et là. Par ailleurs, je ne suis pas certaine que 50 soit une note décisive exacte, mais comme le temps dont nous disposons est limité, je laisserai les détails à votre discrétion », avait répondu Edith en sirotant tranquillement son thé. « Le rôle de l’État-major se limite à conseiller. »

À la dernière page du document figurait une liste de villes que Edith avait déjà classées. Elle avait obtenu toutes les informations du Royaume de l’Aube et la ville qui avait obtenu le score le plus bas était précisément la Baie des Sédiments, première étape sur leur trajet.

– « Et si certains nobles n’avaient pas pris de retard ? » Avait demandé Hache-De-Fer avant de prendre congé, ce à quoi Edith, tout en jouant avec ses cheveux, avait répondu :

– « C’est une possibilité, en effet, mais si tel est le cas, vous n’aurez pas besoin de ce document pour vous en apercevoir, car la personne en question devrait me ressembler. »

Hache-De-Fer avait poussé un soupir et, tout à ses pensées, était retourné au campement. À en croire Edith, les nobles ne poseraient pas de problèmes. Restait à savoir comment mobiliser les civils de manière ordonnée et efficace.

Néanmoins, lui comme Rémy et même Jean Bate furent surpris de voir, deux jours plus tard, une foule de migrants rassemblés sur le quai de la Baie des Sédiments, prêts à embarquer.

La Première Armée fut même contrainte de reporter leur départ pour s’occuper de tous ces gens.

– « Que se passe-t-il ? » Demanda Hache-De-Fer. « Auriez-vous exagéré la promesse de Sa Majesté ? »

– « Non », répondit Remy en secouant la tête. « Je n’ai pas autorité pour cela. Je me suis strictement conformé à la procédure établie par le Bureau Administratif et qui dépend entièrement du nombre de personnes que le Seigneur local est en mesure de convaincre. Le Baron étant loin d’être aussi respecté par son peuple que Sa Majesté, j’ai pensé qu’il n’y aurait que 300 à 500 personnes. »

– « Et nous nous retrouvons avec vingt fois plus », souligna Hache-De-Fer.

Bien que ce fût une excellente surprise, ils n’avaient pas prévu autant de personnes d’un coup, d’autant qu’aux yeux de ces citoyens, Graycastle restait un pays lointain et inconnu.  Le Commandant en vint donc à penser que quelqu’un avait persuadé ces gens d’abandonner leur terre natale et de s’aventurer dans ce voyage.

– « Il n’y a qu’une seule explication possible », dit Rémy, pensif. « Ce sont tous des réfugiés. » 

Ceux-ci n’ayant rien à perdre, ils se jetaient sur la première lueur d’espoir.

– « Mais ces gens sont tous des hommes libres qui vivent dans les villes et villages environnants. »

– « En effet, mais mes hommes, en visitant ces endroits, ont entendu des rumeurs intéressantes. La famille Porte de Pierre Rouge, par exemple, qui nourrit une rancœur contre le Baron, envisage de prendre le contrôle de la baie et de réduire les sujets en esclavage. J’ai également entendu dire qu’il y aurait, dans la région montagneuse, du Nord, un monstre mangeur d’hommes. Ce monstre se dirige actuellement vers le sud-est. Bon nombre de rumeurs similaires et convaincantes perturbent la communauté, ce qui pourrait expliquer qu’ils soient si nombreux à vouloir partir car s’ils ne le font pas maintenant, d’une manière ou d’une autre, ils deviendront des réfugiés. »

– « Quand cela s’est-il produit ? » Demanda Hache-De-Fer, étonné.

– « Il y a au moins un mois et demi, peu de temps après notre départ de la Cité Sans Hiver », répondit Remy en se caressant le menton. « N’est-ce pas une chance pour nous ? »

« Au contraire », se dit le Commandant, l’air sombre, convaincu que quelqu’un connaissait l’objectif de la Première Armée et était en train de semer la panique parmi le peuple.

Qui cela pouvait-il bien être ? Pourquoi venait-il en aide à Graycastle ? Était-ce un ami ou un ennemi ? Une multitude de questions le submergèrent.

Soudain, un soldat fit son entrée.

– « On m’a demandé de vous remettre cette lettre, Monsieur. »

– « Qui donc ? » S’enquit Hache-De-Fer en s’emparant de l’enveloppe.

– « Il n’a pas donné son nom, mais c’est quelqu’un de tout petit », répondit le soldat. « Il m’a dit que quelqu’un lui avait remis cette lettre. Visiblement, l’auteur prend des précautions pour ne pas qu’on sache qui il est. J’ai vérifié : il n’y a rien d’autre qu’une lettre dans l’enveloppe. »

C’était une enveloppe de toile de jute ordinaire, beaucoup moins chère que le parchemin ou le cuir, en vente dans de nombreuses échoppes. Par ailleurs, elle n’était pas scellée à la cire et semblait avoir été fermée négligemment. Hache-De-Fer prit la lettre et constata, à sa grande surprise, qu’elle était rédigée sur du papier noir, raffiné et qui, en principe, n’était pas à la portée des gens du peuple.

Au dos de la missive était écrit en lettres d’or :

« Ceci est un présent de votre plus fidèle serviteur. J’ose espérer qu’il vous plaira. »