« Ce n’est pas ce que vous m’avez dit quand vous m’avez remis le permis de chasse », se dit Roland, indigné.

– « Pourquoi me présentez-vous uniquement des Martialistes modernes ? Ne pensez-vous pas qu’en principe, ils devraient envoyer davantage de Martialistes de la vieille école pour éliminer les Déchus ? »

– « Il est vrai que ceux de la vieille école sont plus nombreux mais… » Garcia s’interrompit et désigna un groupe de personnes que Roland, par erreur, avait pris pour de simples curieux.  « Je n’ai aucune information détaillée à leur sujet. Ils travaillent seuls. Rares sont ceux, au sein de l’Association, qui savent où ils se rendent à l’exception de leurs agents. Je n’ai donc pas grand-chose à vous dire sur eux. »

Abasourdi, Roland essuya machinalement son front. Sans l’intervention de Garcia, il aurait continué à penser que ces hommes d’âge moyen, échevelés et ordinaires, n’étaient que les assistants ou les chauffeurs de célèbres Martialistes. Leur apparence négligée, qui formait un contraste flagrant avec les Martialistes modernes raffinés et cultivés, lui donna soudain envie de rejoindre le camp adverse. En effet, il n’avait nullement l’intention d’être le représentant d’un groupe d’hommes débraillés et endormis.

Était-il encore temps pour lui de s’inscrire aux épreuves du Concours d’Arts Martiaux ?

C’est alors qu’un bus noir entra dans le parking.

– « Voici le bus de la Cité du Prisme », dit Garcia. « Allons-y. »

– « D’accord » dit Roland en se tapotant l’épaule droite pour faire signe aux sorcières de le suivre. Tant que l’insecte de Fanny restait collé à lui, les sorcières seraient toujours en mesure de le localiser.

Tous deux se dirigèrent directement vers l’arrière du bus.

– « C’est la place que je préfère », déclara Roland en étirant ses jambes, affalé en arrières sans cérémonie. « Je m’y sens comme un roi car d’ici, je peux voir tout ce qui se passe. »

– « J’ai compris », fit sèchement Garcia. « Vous jouez les solitaires. »

– « Je ne vais pas vous supplier de venir vous asseoir près de moi », rétorqua Roland, un peu frustré de constater que Garcia et lui se chamaillaient encore.

– « Comme c’est la première fois que vous participez à une mission, en tant que senior, je me dois de garder un œil sur vous. »

Alors qu’ils se regardaient, un brouhaha attira leur attention.

– « Par ici, Mlle Fei Yuhan! »

– « Yuhan, venez vous asseoir près de moi! »

Tout le monde s’était levé et cherchait à proposer à cette jeune fille exceptionnelle un siège à côté d’eux.

– « Il semblerait que les Martialistes célèbres soient traités différemment », déplora Roland.

– « C’est vrai », approuva Garcia contre toute attente.

Cependant, à la consternation de tous, Fei Yuhan déclina ces offres et se dirigea droit vers l’arrière.

– « Cette place est-elle libre ? » Demanda-t-elle en désignant le siège à côté de Roland.

Garcia la regarda, surprise, puis déplaça son regard sur Roland, tentant de comprendre ce qui se passait entre eux.

Ne sachant pas à quoi jouait Fei Yuhan, Roland, mal à l’aise devant tous les regards rivés sur lui, se racla la gorge :

– « Bien sûr », répondit-il enfin.

– « Merci », marmonna Fei Yuhan en hochant la tête en prenant place d’un air détaché. « Ravie de vous rencontrer… En fait, nous nous sommes déjà rencontrés. Bonjour, je suis Fei Yuhan et j’ai hâte de travailler avec vous. »

– « Euh, moi de même. Je m’appelle Roland et voici… Mlle Garcia. »

S’ensuivit un silence gênant.

Garcia se mit à jouer avec son téléphone. De son côté, Fei Yuhan se tenait bien droite sur son siège, distante et glaciale comme à son habitude. Assis entre les deux jeunes filles, Roland, se trouvait soudain être le centre de tous les regards.

Peu à peu, le bus prit de la vitesse.

Il s’apprêtait à demander à Garcia de changer de place avec elle lorsque soudain, Fei Yuhan se tourna vers lui :

– « Votre Majesté ? » Murmura-t-elle timidement.

Garcia en laissa tomber son téléphone tandis que Roland, dans un état second, restait figé sur place.

– « Vous… »

Mais avant même qu’il ne puisse s’exprimer, une voix retentissante l’interrompit :

– « Bonjour à tous. Je suis l’officier de liaison C02. Sur cette mission, je serai chargé du renseignement et du soutien logistique. Vous pouvez m’appeler 02. Dans les prochaines heures, je vous parlerai en détails de cette mission, de notre objectif et de notre stratégie. Si vous avez des questions, n’hésitez pas », dit un homme en costume à l’avant, un micro à la main.

Roland retint les mots qui étaient sur le point de sortir de sa bouche et tourna les yeux vers l’officier de liaison.

– « Selon les informations dont je dispose, les Déchus, depuis quelque temps, sont de plus en plus actifs et se sont mis à agir en groupes ce qui, selon nos documents historiques, signifie que l’Érosion est proche. L’Association tient de sources fiables que certains Déchus ont l’intention de se rassembler dans une usine abandonnée de la banlieue Sud. Leurs motivations nous sont toujours inconnues mais une chose est certaine : cela ne présage rien de bon. »

– « Peut-être veulent-ils simplement se faire des amis », suggéra Luo Hua, ce qui provoqua un rire général.

– « Puissiez-vous dire vrai », répondit 02 avec bonhomie. « Malheureusement, les Déchus sont nos principaux ennemis, aussi préférerais-je les voir tous morts. Il existe une route souterraine menant directement à l’usine mais qui a été abandonnée après sa fermeture. Il y a deux jours, l’Association a ouvert un passage secret qui pourrait nous mener directement au siège de nos ennemis. Afin d’être certains de ne pas réveiller le chien endormi, nous passerons à l’action à 21h00 et vous remettrons le matériel nécessaire sitôt votre descente du bus. 

« De plus, l’armée sera là pour empêcher les Déchus de s’échapper. Sachez cependant que seules les personnes dotées de la Force de la Nature sont en mesure d’infliger des blessures à ces monstres. Nous devrons donc former deux équipes, l’une pour attaquer les Déchus et l’autre pour leur couper toute retraite. Vous trouverez, sous votre siège, une liste vous indiquant dans quelle équipe vous êtes. Si vous n’avez plus de questions, l’opération se déroulera comme prévu… »

Fei Yuhan regarda la liste, l’air absent. Elle semblait à mille lieues de l’opération qui se préparait, ses pensées étant restées sur l’intéressante réaction de Roland lorsqu’elle l’avait appelé “Votre Majesté”.

En principe, n’importe qui se serait montré décontenancé, furieux et humilié en s’apercevant que quelqu’un avait percé ses plans à jour. Même s’il ne le montrait pas, Fei Yuhan était convaincue qu’elle pouvait discerner chaque changement dans ses émotions et son attitude de façade, à moins qu’il n’ait prévu le coup.

Néanmoins, le regard qu’elle venait de percevoir révélait une multitude de sentiments allant de la surprise à une lueur de joie en passant par la confusion, la méfiance…

Durant une seconde, les lèvres de Roland avaient semblé former un “oui” silencieux, qu’il avait aussitôt ravalé.

Fei Yuhan ne parvenait pas à trouver d’explication satisfaisante à cette réaction. Apparemment, c’était la première fois que Roland la rencontrait et il n’avait aucune raison de se justifier.

Par ailleurs, elle n’avait pas noté chez lui le moindre embarras. Était-il habitué à s’entendre appeler ainsi ?

Soudain, elle se souvint de la conversation qu’elle avait surprise entre Roland et les trois jeunes filles lors de la réception. Elle avait d’abord pensé que ce n’était qu’un jeu juvénile, mais elle n’en était plus aussi sûre à présent.

Était-il vraiment… le Roi de deux mondes ?

Si, au départ, elle rêvait d’entrer en compétition contre Roland, elle était désormais submergée de curiosité pour le personnage lui-même.

Fei Yuhan se dit alors qu’elle avait pris la bonne décision en acceptant de participer à cette opération. Son maître lui avait dit un jour que l’Association martialiste avait une longue histoire, plus longue encore qu’elle ne pouvait l’imaginer, et détenait de nombreux secrets connus de quelques personnes seulement, dont certains liés à l’origine même de ce monde.

Est-ce la vraie raison pour laquelle Roland avait obtenu le permis de chasse ?

Voyant que Roland semblait anxieux, Fei Yuhan réprima ses questions. Elle ne voulait pas générer d’hostilité avec Roland avant d’avoir obtenu la réponse. Elle aurait tout le loisir de faire connaissance avec lui par la suite.

Deux heures et demie plus tard, le bus s’arrêta au bout de la route souterraine.

Les Martialistes se divisèrent en deux groupes et prirent leurs positions respectives selon les instructions données sur leur carte.

Roland et Fei Yuhan faisaient tous deux partie de l’équipe en charge d’attaquer les Déchus. Comme Garcia avait été affectée à l’autre groupe, elle disparut bientôt dans la nuit, non sans avoir rappelé au jeune homme de se montrer prudent.

Comme elle l’avait pressenti, M. Youlong, dont la rumeur disait qu’il était presque aussi puissant qu’un “garde”, avait été nommé capitaine de l’équipe d’assaut.

– « Suivez-moi », dit-il en lançant à l’équipe un regard encourageant avant de se mettre à ramper dans un conduit de ventilation.

L’opération semblait plus organisée que ne l’avait imaginé Roland. À leur descente du bus, tous s’étaient vu remettre une paire de lunettes à vision nocturne panoramique, une montre qui permettait de les localiser en temps réel sur la carte, un gilet équipé de dispositifs d’identification et de reconnaissance de l’ennemi et un casque pour pouvoir communiquer. Roland se dit que si la Première Armée disposait d’un équipement aussi avancé, les soldats verraient leurs combats nocturnes grandement facilités.

Il fit un rapide calcul mental et constata que l’équipe d’assaut comprenait quinze personnes. Mis à part M. Youlong, Luo Hua et Fei Yuhan, tous les autres étaient des Martialistes de la vieille école. Visiblement, l’Association avait davantage confiance aux Martialistes traditionnels qu’aux modernes pour ce type de mission. Ceci dit, s’il s’avérait que ces derniers aient de meilleurs résultats lors de l’opération, leur confiance pourrait en être ébranlée.

Roland n’avait aucunement l’intention de prendre part au différend opposant ces deux factions. Il était simplement curieux de savoir comment ces célèbres Martialistes allaient faire face aux implacables Déchus et se demandait s’ils les vaincraient aussi facilement que s’il s’agissait de l’un de leurs adversaires durant un match.

Grâce aux lunettes à vision nocturne, Roland distinguait tout clairement. Sans bruit, tels des fantômes, ils s’avancèrent dans la nuit et atteignirent bientôt leur destination.