« Et vous croyez que c’est facile, de vous apprendre à faire des flèches ? », rechigna le sorcier. « C’est trop fatiguant. Je ne tiendrais jamais le coup. »
« À moins peut-être… de m’apporter de bons petits plats bien frais tous les jours… »
« Promis juré, grand-père. On cuisinera pour toi matin midi et soir. »
« Jamais de la vie ! C’est Zhu qui cuisine. Vous, vous n’êtes bon qu’à vous goinfrer comme des sangliers. »
« Alors d’accord… On laissera la jolie fille s’en charger. »
« Nan, désolée, moi je ne peux pas », dit Zhu en riant. « Je serai trop occupée à ramasser du bois. »
« Inutile de te défiler, petite maline… Du bois, en voici en voilà. Quand on aura fini les flèches, il restera toujours des tiges et des branchages. »
« Et pensez à couper du vieux bambou, vous autres », ajouta le sorcier, « vieux de trois ou quatre ans. Celui qui pousse à l’ombre, et dont la couleur est plus uniforme que les autres, vous ne pouvez pas le louper. C’est l’hiver, vous en trouverez forcément. »
« Pourquoi ça, grand-père ? », s’étonna Liang.
« Parce qu’après avoir poussé dans le noir pendant des années, son bois est plus tendre et se courbe sans se casser. Il est idéal pour fabriquer des arcs. » « Et quoi d’autre encore ? »
« De la corde bien solide ; en chanvre, si vous en trouvez. Et des vessies de poisson pour coller les tiges entre elles », répondit-il. « Comme vous le voyez, on en a des choses à préparer. »
« On en coupe combien ? »,
« Une tige par arc, un arc par personne. Pour ne pas faire de jaloux. »
« Et toi, qui t’as appris à faire des flèches, grand-père ? », demanda l’un d’eux.
« Mais c’est la Lune, bien sûr. En voilà une question. »
« Alors comment se fait-il qu’elle ne nous ait rien dit », s’étonna un autre.
« Car moi, grand-père Rivière, je suis le seul à être toujours dans la Lune », plaisanta-t-il.
« Allez, en avant ! », s’écria Liang, après avoir ri de bon cœur avec les autres. « Prenez vos couteaux, vos machettes et vos marteaux. Et n’oubliez pas vos frondes et vos javelots. On pourrait tomber sur du gibier. »
« Dis, grand-père », demanda Zhu, « et nos arcs à nous, les filles, tu pourras nous aider à les améliorer ? »
« Ne t’inquiète pas. Avec le bambou, tout est possible », répondit-il sûr de lui. « On les rendra plus légers et puissants que ceux d’avant. »
« Si c’est comme ça… », dit-elle, « j’irais bien avec eux, moi aussi… »
« Va, ma fille, va. Que ce soit pour t’instruire ou t’amuser, du moment que je te forme comme il faut ; pour que, le moment venu, je puisse t’échanger contre une flopée de jolies filles d’une autre tribu… », dit le sorcier en éclatant de rire.
… … …
Une vingtaine à s’élancer, il leur fallut une demi-journée de marche pour atteindre la forêt de bambou, qui se situait non loin des rives du Grand Lac.
En ce début d’hiver, il y régnait une ambiance paisible. Était-ce parce que, depuis qu’ils l’avaient découverte, des membres de la tribu y passaient régulièrement pour arracher des pousses, que les bêtes féroces l’avaient désertée ? De fait, elle était devenue moins sanglante que les alpages.
Ils y croisèrent des chèvres, des singes, des ours, des faisans dorés, toutes sortes d’oiseau, ainsi que des renards – et naturellement, une pléthore de lapins -, venus s’y réfugier pour échapper aux carnivores qui, malgré tout, venaient y faire un tour de temps à autre, pour s’offrir un bon repas.
« C’est bien calme par ici », dit Zhu. « Tu crois qu’on va tomber sur ce singe qui rêvait d’être roi ? »
« Il a dû s’éclipser », répondit Liang en riant, « de peur qu’on ne lui reprenne cette peau de léopard que grand-père lui a donné. »
« Je me demande bien comment il fait, grand-père, pour savoir ce qui leur passe par la tête, à ces singes. »
« Il a sans doute voulu dire que, quand les fauves sont partis, les singes sont les rois de la forêt. »
« Regarde par là », chuchota Zhu. « Un lapin. »
Liang se saisit d’un caillou et immobile, évalua d’abord la distance. « Prend- s-en de la graine », lui dit-il et, d’un geste brusque, lança le projectile qui, tel une comète, ricocha contre la tête du lièvre. Il s’effondra comme une pierre.
« Ah ! », s’exclama Zhu, très impressionnée. « Quelle précision ! »
« Tu ne croyais quand même pas être la seule à savoir viser ? », se vanta Liang en allant vers sa prise.
En chemin, ils lapidèrent aussi quelques faisans dorés, qu’ils prisaient pour leur chaire tendre et savoureuse, et pour leur plumage éclatant, dont ils aimaient à s’affubler les cheveux pour se donner un air guerrier et flamboyant ; en particulier quand, à l’approche de la grande cérémonie des offrandes, chacun cherchait à plaire par son accoutrement, dans l’espoir de se distinguer et, surtout, de s’attirer les faveurs des Esprits.
Du vieux bambou, ils n’eurent aucun mal à en trouver, et Liang leur demanda d’en abattre autant qu’ils pouvaient en transporter (car, outre les arcs, ils allaient s’en servir pour fabriquer des flèches), pendant que Zhu en profita pour arracher des pousses.
Presque personne n’osant y toucher, une myriade de champignons jonchait l’humus de la forêt. Blancs, tendres et volumineux, ils pourrissaient sur place après avoir fini de croître.
« Liang, comment se fait-il que ta mère n’ait pas peur de manger des champignons ? », Elle l’avait souvent vue en cueillir pour les lui ramener.
« Parce qu’elle sait les reconnaître », répondit-il. « Tu devrais t’y mettre toi aussi. Ça peut toujours servir, le jour où il n’y aura plus rien à se mettre sous la dent. »
« Ta mère, elle, sait communiquer avec le monde des Esprits. Moi, je n’ose pas y toucher. »
« Fais-moi confiance. J’en mange souvent et je me porte très bien. »
« Et si on faisait cuire un faisan aux champignons en rentrant », s’exclama-t- il. « On l’agrémentera de pousses de bambou, comme fait grand-père. Tu m’en diras des nouvelles ! »
« Bonne idée. Tu cuisines et moi, je m’occupe de manger », plaisanta Zhu. « Mais si c’est aussi délicieux que tu le dis, comment se fait-il que personne n’aime en manger ? »
« Parce que certains champignons sont empoisonnés, et que seuls les médiums comme grand-père et maman savent les distinguer », dit-il fièrement.
Dans un monde où manger était la grande affaire, apprendre à connaître un nouvel aliment était une source de fierté.