– « Compte tenu de son immensité, il est parfaitement normal que la Mer Tourbillonnante présente d’étranges caractéristiques géographiques », dit Tonnerre après un moment de silence. « Au Royaume de Wolfheart, j’ai déjà vu des montagnes rocheuses érodées qui sont assez similaires à ces piliers de pierre, si ce n’est qu’elles ne sont pas si hautes. »

« Mais il n’y a pas de vent sous l’eau… » Pensa Camilla qui s’abstint de le dire.

Soudain, la voix de Joanna résonna dans sa tête :

– « Du vent ? Il y a du vent ici! »

– « Que dites-vous ? » S’exclama-t-elle vivement.

– « Me serais-je mal exprimé ? » Demanda Tonnerre en s’éclaircissant la voix. « Je vais donc répéter. Je disais qu’au Royaume de Wolfheart, j’ai vu… »

– « Pas vous », coupa Camilla, consciente de se montrer impolie, mais elle n’avait pas le choix. « Je parlais à Joanna! Elle vient de me dire qu’il y avait du vent au fond de la mer. »

Sur le pont, tous furent légèrement surpris.

– « Je ne le sens pas, mais je l’entends… Écoutez. Vous entendez ? »

Camilla se concentra, sachant qu’elle devait pouvoir entendre tout ce que Joanna percevait. Aussitôt, elle entendit le vent souffler dans l’eau. On aurait dit de l’air s’infiltrant dans une fente.

– « Je continue à descendre », dit Joanna. « Mais je dois d’abord me changer. »

Sur ce, elle dégrafa sa robe de manière à ce que ses jambes soient en contact avec l’eau. Des écailles bleues apparurent alors sur ses chevilles et formèrent peu à peu une queue de sirène.

Aussitôt, Camilla sentit toute la pression qui pesait sur elle disparaître et s’émerveilla de la distance parcourue et de la rapidité avec lesquelles la queue la propulsait. Elle nageait encore plus vite qu’un poisson.

C’était là la véritable apparence de Joanna.

– « 200 mètres de profondeur. Le vent paraît plus fort mais rien n’a changé sous l’eau. »

« 400 mètres. Il fait vraiment noir. Heureusement que Joanna peut voir sans lumière. Les piliers de pierre… continuent de s’enfoncer et j’en aperçois de nouveaux. »

– « Pourriez-vous me donner un peu plus de lest ? »

– « Bon sang, mais à quelle profondeur sommes-nous ? 600 mètres ? 800 ? Joanna ne sait pas exactement. Mais ces piliers de pierre… » Il y eut un silence puis : « Non, c’est… impossible… »

– « Un problème ? » S’enquit Tonnerre.

Camilla sentit un frisson ineffable lui parcourir le dos.

– « Les piliers… ils ont disparu! »

– « Disparu ? Comment ça disparu ? » S’exclama Tonnerre, les sourcils froncés, en se tournant vers la mer. Les récifs étaient toujours là.

Camilla prit dans son autre main sa main tremblante :

– « Il n’y a pas de fond marin… rien… Ils sont suspendus dans l’eau! »

Tout le monde en eut le souffle coupé.

À travers les yeux de Joanna, Camilla ne voyait que la partie supérieure des piliers, suspendus au milieu de la mer comme si une puissance invisible en avait coupé l’extrémité.

Cela dépassait son entendement.

– « Suspendus ? Voulez-vous dire que ces îles flottent sur l’eau ? »

– « Par les Trois Dieux, ce sont tous de solides rochers! »

– « Êtes-vous certaine de ce que vous voyez, femme ? »

– « C’est impossible! En admettant qu’ils flottent, ils ne resteraient pas au même endroit sans être ancrés. Les courants les entraîneraient vers les Fjords! »

Les débats s’élevèrent.

– « Silence! » Hurla Tonnerre. « Tous les récifs flottent-ils de la sorte ? »

– « Je l’ignore », marmonna Camilla. « Ils ne sont pas tous de même hauteur et nous n’avons pas encore atteint le bas. »

C’est alors que Joanna ralentit. Elle avait beau être une sirène capable de supporter la pression sous-marine, elle avait ses limites.

Camilla remarqua alors un phénomène étrange : non loin de Joanna, quelques piliers semblaient s’être allongés.

Ces piliers, qui plongeaient droit au fond de la mer, ressemblaient à des troncs d’arbres. En raison de l’obscurité, la sorcière canalisatrice ne pouvait pas voir jusqu’où ils allaient mais son attention fut attirée par les motifs gravés sur les piliers et les bernacles qui y étaient accrochés. Elle vit les lignes s’allonger et les bernacles, dont la forme et généralement ronde, devenir ovales. Ils semblaient particulièrement étranges comparés à ceux qui se trouvaient quelques mètres plus loin et qui eux, étaient normaux.

– « Voulez-vous voir cela de plus près ? » Demanda Joanna qui avait perçu la perplexité de Camilla. « Ils ont vraiment l’air curieux. »

– « D’accord », répondit cette dernière. « Mais soyez prudente. »

La sirène s’approcha donc doucement d’un pilier et tendit la main pour toucher les étranges bernacles. Soudain, Camilla vit avec horreur ses doigts couverts d’écailles s’allonger.

« Que se passe-t-il ? » Demanda Joanna, confuse, en étendant la main. « Serait-ce une hallucination ? »

Camilla avait un mauvais pressentiment. Elle était sur le point d’en faire part à Tonnerre lorsque soudain, elle vit Joanna, immobile, qui regardait un poisson passer sous son nez.

Ce n’était qu’une anguille argentée de la longueur d’un bras. Cependant, au moment où elle passait devant la sirène, elle s’allongea d’environ cinq mètres et prit la forme d’une sorte de “serpent de mer” qui s’enfonça aussitôt dans les profondeurs. Sa tête avait déjà disparu dans l’obscurité que Joanna voyait toujours sa queue. En quelques secondes, elle avait atteint les cent mètres de long! Soudain, elle disparut dans un éclair argenté, comme aspirée par quelque chose.

Camilla sentit le duvet se dresser sur sa nuque.

– « Sortez de là! » Cria-t-elle. « L’exploration est terminée! Revenez immédiatement! »

Mais il était trop tard.

Joanna se débattit. Alors que le haut de son corps n’avait pas changé, sa queue de poisson s’était allongée de plus de dix mètres. On aurait dit qu’on la tirait vers le bas.

Paniquée, la sorcière s’écria :

– « Que dois-je faire ? Camilla, que dois-je faire ? »

– « Bougez plus vite… Surtout n’arrêtez pas! Donnez de grands coups! Vous allez y arriver! » Cria Camilla, hystérique.

Mais Joanna ne cessait de s’enfoncer. Elle avait beau remuer la queue, elle coulait aussi vite que si elle s’enlisait dans un marais. Par ailleurs, son torse et ses mains commençaient à s’allonger eux aussi.

Réalisant ce qui se passait, Joanna, désespérée, tendit les mains :

– « Aidez-moi… »

– « Non!!!! » Cria Camilla avant de s’évanouir.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle sentit la sueur de son nez tomber sur le dos de sa main tandis qu’elle prenait appui sur le sol et réalisa qu’elle était en nage.

– « Que s’est-il passé ? Joanna est-elle en danger ? » Demanda Tonnerre en l’aidant à se relever.

Camilla mit un long moment à reprendre ses esprits :

– « Je l’ignore », murmura-t-elle. « La communication… a été interrompue. »