Cette fraction de seconde sembla durer une éternité.
Joanna vit son corps s’allonger indéfiniment dans les profondeurs sombres de l’océan. Soudain, une petite lueur blanche apparut et éclata en une aveuglante lumière. L’instant suivant, le souvenir de son corps étiré au-delà des limites humaines lui revint à l’esprit et un rugissement assourdissant brisa le silence des profondeurs.
Elle eut le sentiment d’être prise dans un tourbillon mais réfuta aussitôt cette pensée. Un tourbillon tourne autour de son centre alors que là, les torrents d’eau se brisaient les uns contre les autres, ce qui produisait ce vacarme.
Bien que sirène, Joanna avait du mal de garder son équilibre. Tout était hors de contrôle. Elle était ballottée çà et là par les courants violents, telle une plume sur une mer orageuse.
« Où suis-je ? » Se demanda-t-elle.
Si elle était convaincue d’une chose, c’est qu’elle n’avait pas atteint le fond de la mer. La pression n’était pas assez forte. Elle ne devait pas se trouver à plus de cent mètres de profondeur. Il ne lui serait donc pas difficile de rejoindre la surface mais en dépit de tous ses efforts pour rétablir le contact avec Camilla, celle-ci ne répondait plus.
Elle n’eut donc pas d’autre choix que de nager vers le haut pour se tirer de cette situation périlleuse. Heureusement, c’était beaucoup plus facile que de changer de direction.
Elle fit de son mieux pour relever la tête et remonter à contre-courant. Quand enfin elle émergea de l’eau, elle écarquilla les yeux de stupéfaction.
Les Îles aux Ombres avaient disparu! Il n’y avait plus que quelques roches autour d’elle et au-dessus.
La mer était devenue une étroite rivière qui s’étendait sur quelques centaines de mètres où l’eau s’écoulait, tumultueuse. Le vent qui soufflait à la surface, aussi puissant que celui qu’elle avait entendu dans les profondeurs, lui faisait presque fermer les yeux.
Interpelée par la lumière aveuglante qui brillait derrière elle, Joanna se retourna et vit que les eaux se précipitaient vers la source lumineuse.
« Cela va-t-il recommencer ? » Se demanda-t-elle.
Avant même qu’elle ne puisse réagir, elle se sentit poussée vers la lumière par les violents courants. Soudain, tout se calma. On aurait dit que le tumulte était loin. Durant un instant, elle eut l’impression que son corps était devenu si léger qu’elle ne le sentait plus et réalisa soudain qu’elle flottait dans les airs à mille mètres au-dessus de la mer. La lumière qu’elle avait vue n’était autre que le soleil filtrant à travers les nuages et l’eau qui jaillissait de la grotte était devenue une gigantesque cascade.
– « Mais… je ne suis ni Maggie ni Foudre », pensa-t-elle. « Je ne sais pas voler! »
Au même moment, elle sentit qu’elle tombait et se mit à crier. Après une chute interminable et effrayante, elle plongea dans l’eau. Si elle avait vu une scène pareille dans le Film Magique, elle serait certainement morte de peur.
Elle sortit la tête de l’eau et poussa un profond soupir de soulagement.
« Comment ai-je pu me retrouver dans le ciel alors qu’un instant auparavant, j’étais au fond de l’océan ? » Se demanda Joanna.
Elle leva les yeux et demeura figée sur place.
– « Dieu tout puissant, qu’est-ce que c’est ? »
Un énorme rocher était suspendu dans les airs, si grand qu’elle ne pouvait voir que le côté qui lui faisait face, projetait sur la mer une ombre immense. Les quelques nuages qui l’auréolaient lui donnaient l’impression qu’elle observait un pic montagneux plutôt qu’un rocher.
Ceci dit, cette « montagne », qui devait bien faire cent mètres d’épaisseur, était bien plus majestueuse que la Chaîne des Montagnes Infranchissables.
Ce rocher semblable à une île était parcouru de crevasses, la plus courte s’étendant sur quelques centaines de mètres et la plus longue sur quelques kilomètres, desquelles jaillissait de l’eau et qui formaient une immense cascade reliant le ciel à la mer. Là où les eaux convergeaient se formaient des vagues bouillonnantes.
Tonnerre lui-même n’avait sans doute jamais rien vu de tel!
Si Joanna ne savait absolument pas où elle se trouvait, une chose était certaine : cet endroit devait être très éloigné des Fjords et de Graycastle sans quoi les gens auraient remarqué depuis longtemps cet énorme rocher qui flottait dans le ciel.
« Vais-je pouvoir rentrer ? » Se demanda la Sirène.
Elle enfonça la moitié de sa tête dans l’eau et souffla une série de bulles.
Soudain, elle entendit une grande éclaboussure, comme si quelque chose était tombé à la mer.
« Y a-t-il quelqu’un d’autre dans mon cas ? »
Joanna évalua rapidement la distance la séparant de l’impact, plongea et nagea dans la direction d’où venait le bruit.
Au bout d’environ sept minutes, elle aperçut l’objet : c’était un étrange navire de la taille des trois mâts qu’elle avait pu voir et dont la partie inférieure était une sorte de combinaison entre un poisson et un calmar. La partie supérieure, semblable à une cage thoracique, abritait ce qui semblait être des organes. Devant ce qui ressemblait à un cadavre d’animal à moitié mangé, Joanna fut prise de nausée.
Cependant, le monstre n’était pas mort. Une fois dans l’eau, il se mit à nager dans la direction des vagues aidé de ses quatre nageoires. La sirène le suivit des yeux et ce qu’elle vit la laissa stupéfaite.
Un peu plus loin glissait toute une troupe de monstres similaires, bien alignés, et qui disparaissaient et réapparaissaient au rythme de la houle. Le monstre qui venait de tomber à l’eau les rejoignit et le groupe s’éloigna en direction de l’Est jusqu’à disparaître à l’horizon.
Soulagée, Joanna se demanda alors ce qu’elle devait faire, la chute du monstre en forme de bateau lui laissant supposer la présence d’un inquiétant ennemi.
Certes, jamais encore elle n’avait vu de tels monstres mais son instinct lui disait de ne pas les approcher et depuis qu’elle était devenue sorcière, il ne l’avait jamais trompé.
C’est alors qu’elle se souvint des paroles de Camilla : « Ne bravez pas. Vos amis attendent votre retour », et revit les visages souriants de Foudre, Maggie et Loélia.
Il fallait qu’elle rentre! Jamais elle n’avait ressenti pareille aspiration! Elle voulait de toutes ses forces revoir la Cité Sans Hiver où elle n’avait passé qu’un hiver mais où elle s’était fait tant d’amies!
– « Ya! » Cria-t-elle pour se donner du courage et, ayant identifié la direction qu’elle devait prendre, se mit à nager vers l’Ouest.
Aussi vaste que puisse être la mer, elle n’était pas illimitée. Par ailleurs, Foudre lui avait expliqué que la terre était une sphère. À force de nager, elle finirait bien par retrouver ses amies du Groupe d’Exploration! Elle n’avait aucun doute à ce sujet.
– « Nous devons partir », dit Tonnerre à Camilla qui était penchée par-dessus le bastingage. « Nous ne sommes pas arrivés à destination et cela fait déjà trois jours que nous sommes là. Nos réserves diminuent et je doute que la flotte n’accepte d’attendre davantage. »
– « Mais… Joanna n’est pas revenue… »
– « Vous n’y êtes pour rien », répondit le navigateur en lui tapotant l’épaule. « L’attendre ici ne va pas arranger les choses. Vous souvenez-vous de ce que vous avez dit plus tôt ? Si la communication est rompue, c’est que soit la personne est morte, soit elle est trop loin. Si vous refusez de croire au premier cas de figure, raison de plus pour ne pas nous attarder. »
– « Voulez-vous dire… que nous avons des chances de la retrouver à l’Est de la Crête de Mer ? »
– « Très peu, pour être tout à fait honnête, mais c’est beaucoup mieux que d’attendre là à ne rien faire », répondit gentiment Tonnerre. « N’oubliez pas que Joanna n’est pas une personne ordinaire. Elle vit sous l’eau depuis plus d’une décennie et n’a pas besoin de nous. »
– « Je… je vois », dit Camilla en se mordant la lèvre. « Dans ce cas, je viens avec vous jusqu’à la Crête de Mer. »
– « Non », coupa le marin. « Étant donné les circonstances, je ne puis vous laisser poursuivre l’aventure avec nous. J’ai promis au Roi de vous ramener à la Cité Sans Hiver une fois l’exploration des Îles aux Ombres terminée. Ils ont besoin de vous là-bas pour combattre les Diables. Par ailleurs, il est sans doute le seul à pouvoir découvrir ce qui est arrivé à Joanna. Toutes les informations que vous pourrez lui communiquer sont donc capitales », il marqua une pause et reprit, l’air solennel : « Chacun de nous a ses propres responsabilités et doit remplir son devoir. »
Camilla ferma les yeux, à la fois triste et angoissée.
Deux heures plus tard, le “Vent des Neiges” émit un sifflement. Les navires qui l’accompagnaient hissèrent les voiles et prirent, à sa suite, la direction de l’Est tandis que l’un d’entre eux faisait demi-tour.
Bientôt, ils se perdirent de vue.