Lorsque tous eurent lu la lettre, un silence gênant s’installa.
Au bout d’un long moment, Bernis, amère murmura :
– « Je savais bien qu’il ne fallait pas attendre trop de lui. Souvenez-vous de ce que tout le monde disait autrefois du Prince Roland et de ses lieux de prédilection. Je pensais qu’il avait changé après être devenu Roi, mais… »
– « Chttt », fit Emilio en la tirant par le bras. « Faites attention à ce que vous dites, car tous les nobles qui viennent encore au théâtre sont ses partisans. Quant à ceux qui ne le sont pas, ils font semblant de lui être loyaux. Heureusement que personne n’a entendu ce que vous venez de dire. »
– « Visiblement, nous ne jouerons jamais de cette vie à la Cité Sans Hiver », soupira Réjane.
– « Ce n’est pas grave », la réconforta Amelio, « Nous sommes très populaires ici, comme partout d’ailleurs, si ce n’est la Cité Sans Hiver. Nous pouvons subvenir à nos besoins. »
– « Mais les films magiques finiront bien par arriver jusqu’ici », interrompit brusquement Carmine. « J’ai lu récemment les scripts que May m’a donnés et j’ai remarqué que ces histoires avaient quelque chose en commun. Elles se situent toutes dans un monde imaginaire, un monde idéal que Sa Majesté souhaite voir devenir réalité. Il a l’intention d’utiliser ces films pour diffuser ses idées et promouvoir ses politiques nationales aussi ne se contentera-t-il pas de les présenter à la Cité Sans Hiver. Sachant cela, êtes-vous toujours aussi confiants dans le théâtre ? »
– « Nous … nous pourrions, par exemple, partir pour le Royaume de l’Aube », suggéra Amelio après avoir réfléchi. « Les théâtres, là-bas, seront plus que ravi de nous avoir. Monsieur Fels, si vous demandez… »
– « Non, je n’irai pas au Royaume de l’Aube », coupa Carmine en secouant la tête.
– « Et si nous… »
– « Je veux retourner à la Cité Sans Hiver », dit soudain le maître en relevant la tête.
– « Pardon ? »
– « En êtes-vous certain, M. Fels ? »
Tous étaient sous le choc.
– « Cela nous prendra au moins un mois pour faire l’aller et retour et pendant ce temps, nous n’aurons pas de rentrées d’argent », s’empressa de répondre Amelio. « Pour nous, pas de souci mais les nouveaux acteurs et apprentis, incapables de joindre les deux bouts, finiront par quitter la troupe. »
Carmine savait qu’il ne serait pas facile d’emmener toute la troupe à la Cité Sans Hiver. Sans un théâtre prêt à les accueillir, ils seraient obligés de préparer eux-mêmes tous les accessoires et le matériel nécessaire, ce qui n’était pas chose facile.
– « J’irai seul », lança-t-il soudain, à la grande surprise de tous.
Cette fois, le silence se prolongea.
– « Que comptez-vous faire à la Cité Sans Hiver ? »
– « Tenter de devenir acteur de film magique », répondit doucement Carmine. « Sa Majesté a dit que ces films deviendraient un jour une forme d’art populaire, mais il n’a pas précisé combien de temps il faudrait pour cela … 10 ans ? 20 ans ? Je ne puis me permettre d’attendre si longtemps. Quand bien même cela ne prendrait que 5 ans, il serait trop tard pour apprendre et la troupe Star Flower aura toujours une longueur d’avance sur nous », expliqua le maître, convaincu que le meilleur moyen de suivre une tendance était de s’y prendre dès le départ.
– « Mais Sa Majesté a déjà la troupe Star Flower… », murmura Bernis.
– « Qui se résume à May et Irène », répondit Carmine. « Si une troupe veut présenter un spectacle exceptionnel, elle doit répéter inlassablement. La troupe de May ne pouvant gérer tous les films que Sa Majesté souhaite tourner, la Cité Sans Hiver sera peut-être disposée à nous laisser rester pour réduire la charge de travail de Star Flower. Et si nous pouvions les surpasser dans un type de pièce dans lequel il n’excellent pas, comme par exemple une farce, nous aurons peut-être la chance de jouer dans un film magique. »
– « Vous seriez prêt à jouer dans une farce ? » S’enquit Amelio qui n’en croyait pas ses oreilles.
– « La vie n’est que compromis. La plupart du temps, il faut renoncer à quelque chose pour obtenir autre chose », répondit Carmine. « Alors même s’il ne s’agit que d’une farce, nous ferons de notre mieux. » Il marqua une pause avant d’ajouter : « Bien entendu, il se peut que Sa Majesté nous rejette à nouveau. Si cela se produit, je rejoindre la Troupe Star Flower. L’un d’entre vous souhaite-t-il m’accompagner ? »
Personne ne répondant, Carmine supposa qu’ils étaient encore trop surpris pour dire quoi que ce soit, ou peut-être réticents à quitter l’ancienne Cité du Roi.
Il comprenait leurs sentiments et avait anticipé leur réaction. Pour tout dire, il était lui-même surpris d’avoir eu cette idée car comme Amelio le suggérait, en sa qualité de dramaturge le plus adulé au monde, il aurait très bien pu poursuivre sa carrière au Royaume de l’Aube. Abandonner le théâtre pour les films magiques n’était pas une décision facile.
En raison de son âge, il n’avait plus la même aisance dans ses déplacements sur scène et sa mémoire n’était plus aussi bonne qu’auparavant. En tant qu’acteur, ce maître de théâtre, quelles que puissent être ses qualités professionnelles, ne pourrait jouer qu’un rôle de figuration ce qui serait risible aux yeux des gens.
De nombreuses années auparavant, ce célèbre acteur avait renoncé à sa carrière pour écrire des pièces et n’aurait jamais pensé remonter un jour sur scène. Mais il n’avait pas le choix, le Roi ayant rejeté sa troupe et ne semblant guère apprécier ses récits. Ceci dit, jamais il n’aurait pu écrire des pièces comme « Une Nouvelle Cité » ou encore « L’aube » aussi, s’il avait une chance de rejoindre la Troupe Star Flower, ce ne serait qu’en tant qu’acteur afin de participer à la production d’un film magique. »
Chose incroyable, ses élèves étaient toujours bouche bée au point qu’en un coup d’œil, il pouvait voir leur surprise.
Certes, cette décision était audacieuse mais depuis qu’il l’avait prise, il se sentait soulagé.
S’il était âgé, il restait jeune de cœur.
Ce sentiment lui rappelait à quel point il était heureux et inspiré lors de sa première visite au théâtre. Trente ans s’étaient écoulés depuis et plus jamais il n’avait ressenti la même impulsion avant de voir le film magique.
Rien ne l’empêcherait de poursuivre son rêve.
– « Amelio, qui travaille avec moi depuis très longtemps, sait comment gérer une troupe aussi me remplacera-t-il durant mon absence », déclara calmement Carmine. « Et donnez une chance aux nouveaux venus talentueux de faire leur apparition. Tant qu’il y aura un public pour venir voir nos pièces, vous pourrez subvenir à vos besoins. »
– « Mr Fels… » Commencèrent les élèves, mais aussitôt, ce dernier les interrompit.
Il avait décidé d’écouter son cœur et de réaliser son rêve : jouer dans un film magique.
Comme Roland l’avait prévu, les alchimistes de la Cité Sans Hiver n’avaient pas mis longtemps à produire leur première bombe au napalm. Une semaine après la découverte de l’agent épaississant idéal, la bombe était prête.
Elle se composait d’une douzaine de cylindres de fer identiques d’un mètre de haut et de 30 centimètres de diamètre dans lesquels étaient contenus les explosifs et équipés de fusibles tous reliés entre eux.
– « Voici la bombe que j’ai conçue, Votre Majesté. Je l’ai appelée le Tonnerre Brûle-Ville », annonça Retnin avec enthousiasme. « Les cylindres que vous voyez contiennent trois substances différentes. De la poudre de neige au fond, une couche destinée à entretenir la combustion et enfin, une autre de carburant gélifié. Lorsque l’on enflamme la poudre, les flammes montent et atteignent successivement les deux autres couches. C’est un peu le principe d’une éruption volcanique et… »
L’ancien Alchimiste en Chef de l’atelier de la vieille capitale, convaincu qu’il avait une chance de prendre la place de Kyle Sichi, parlait sans interruption. Apparemment, il était très fier de son travail et Roland fut impressionné par de nombreux détails de sa conception. Outre la disposition claire des trois couches à l’intérieur des cylindres, il avait également utilisé un détonateur électrique et adopté la technologie d’allumage différé pour renforcer encore la puissance de la bombe. Lors de l’allumage, les cylindres exploseraient un par un et ne s’affecteraient pas mutuellement. Roland dut admettre que Retnin était très doué et particulièrement intéressé par les bombes et les explosifs.
Il doutait seulement de sa capacité à nommer ses œuvres, mais ce n’était pas grave car lorsque ces armes seraient opérationnelles, lui seul se réservait le droit de les nommer.
– « Dans ce cas, allons de ce pas tester votre Tonnerre Brûle-Ville », dit-il en souriant.