Roland ne détourna le regard que lorsque le Goéland eut totalement disparu.
– « Parfois, je pense qu’il nous suffirait de construire un poste de commandement », murmura-t-il, « dans un endroit visible par tous, de manière à ce qu’il renforce le moral des gens et serve également à la Bataille de la Divine Volonté. Plus tard, lorsque les historiens le consigneront, ce sera quelque chose dont on pourra se vanter. »
– « Pourquoi vous soucier de cela ? » dit une légère voix venue de nulle part. « Si vous voulez que l’histoire parle de vous, vous allez devoir supporter les bavardages de Wendy et de Sophia jusqu’à ce que vous fassiez un pas pour admettre votre défaite et changer d’avis. J’en ai personnellement fait l’expérience et c’est assez intolérable pour des gens ordinaires. Il faudrait mieux que vous leurs causiez moins de souci. »
– « Je suppose que vous avez raison », répondit le Roi.
La guerre contre les Diables durerait probablement des mois, voire des années aussi allait-il devoir travailler dur pour s’adapter à cette nouvelle normalité.
Tout à ses pensées, il regarda le garde qui se tenait au loin.
– « Rappelez tout le monde! Je pars pour la Troisième Ville Frontalière. »
– « Très bien, Votre Majesté! Je préviens immédiatement les gardes! » Répondit ce dernier en s’inclinant.
Selon le rapport de Kyle Sichi, de nouveaux progrès avaient été réalisés dans l’étude des vers à caoutchouc et il était temps d’aller y jeter un coup d’œil.
– « Allons-y », dit-il avec un signe de tête avant de se diriger vers la sortie de l’aéroport.
S’étant aperçues de combien la sécrétion des vers à caoutchouc était précieuse, les sorcières de Taquila avaient non seulement ouvert une nouvelle série de cavernes, mais elles jouaient les gardiennes à leurs heures perdues.
En effet, il n’était pas facile de trouver des gens ordinaires capables d’affronter calmement des vers dévorants et de travailler dans des trous, un travail souterrain prolongé les rendant plus susceptibles de développer une instabilité psychologique. Les sorcières de Taquila avaient donc entièrement pris en charge l’élevage, les ouvriers n’étant chargés que d’acheminer et de transformer le caoutchouc.
Cela pourrait être considéré comme une nouvelle erreur de prévision de la part de Roland qui avait visiblement sous-estimé le niveau de tolérance des gens à un environnement générateur de claustrophobie.
Les vers à caoutchouc détestaient la lumière du soleil et appréciaient particulièrement les endroits humides. Par ailleurs, ils étaient bruyants lorsqu’ils se déplaçaient et même s’ils n’attaquaient pas, ces bruits continus, à eux seuls, auraient suffi à affecter le mental des personnes présentes.
Il ne pouvait fournir à chacun du matériel d’éclairage et de communication, formuler des règles détaillées sur les équipes de travail ni se procurer un guide psychologique réconfortant. Non pas qu’il n’en ait pas la capacité, mais financièrement, le jeu n’en valait pas la chandelle. Bon nombre d’usines à l’extérieur pouvaient facilement combler leurs besoins en main-d’œuvre et comme il n’était pas nécessaire de les affecter à des postes nécessitant de la sorcellerie, il avait donc simplement transféré les personnes ordinaires sur un maillon de suivi plus simple.
Prius Dessau, le “Chevalier-aux-Poulets-et-Canards”, n’était pas en reste. Il passait son temps libre à préparer des manuels d’élevage et à guider la production. La Cité Sans Hiver lui devait sans doute énormément pour avoir pu produire en aussi grande quantité toutes sortes de produits annexes.
L’expansion de la structure d’élevage avait généré davantage d’échantillons pour les tests du caoutchouc liquide et grâce à ces recherches préliminaires, Roland avait pu autoriser l’intervention du Ministère de l’Industrie Chimique et se préparer aux prochaines étapes du projet.
Arrivé dans le souterrain, Pasha s’avança :
« Bienvenue, Majesté. Votre personnel est actuellement dans le laboratoire des vers à caoutchouc. Dois-je les prévenir que vous êtes arrivé ? »
– « Ce n’est pas nécessaire. Emmenez-moi simplement là-bas », répondit Roland en riant. « À propos, j’ai entendu dire que Céline avait construit une nouvelle exploitation d’élevage, encore plus grande que les précédentes ? »
– « Oui, juste en face du laboratoire », répondit Pasha en agitant ses principaux tentacules. « Non seulement a-t-elle appliqué les dernières découvertes de la Société de Recherches, mais elle s’est également inspiré des idées du Monde des Rêves. Voulez-vous jeter un coup d’œil ? »
– « Mais bien sûr! » Répondit-il avec enthousiasme.
– « Dans ce cas, suivez-moi je vous prie. »
Ils empruntèrent une longue allée et Pasha conduisit Roland vers un grand trou fermé par une grille de fer, visiblement destinée à empêcher les insectes de s’échapper. Depuis une petite porte située au bord de la grotte, ce qu’il vit le laissa stupéfait. L’environnement de la grotte avait été conçu en conformité avec les ruines de la Montagne Enneigée. Il y avait des plantes lumineuses, des systèmes d’eau et des champignons géants facilement disponibles, tous disposés de manière réfléchie. Les plantes poussaient le long du mur de pierre et de la fontaine, formant ainsi des sortes de réverbères. Les énormes champignons en forme de parapluie, aliment de base de ces créatures, couvrait presque tout le terrain. De nombreux insectes volaient autour et sous la faible lumière fluorescente, on ne voyait que des grappes de corps blancs.
Ce qui l’étonna le plus, cependant, c’était la taille de la grotte.
À en juger par le fait qu’il ne voyait pas la fin des alignements de plantes lumineuses, cet endroit semblait plus grand que la résidence principale de la Troisième Ville Frontalière. Lui qui avait supposé que cette nouvelle exploitation d’élevage n’était qu’une combinaison de plusieurs vieilles grottes dût se rendre à l’évidence qu’il s’était trompé : les points bleus bien ordonnés et le système d’alimentation en eau soigneusement étudié lui donnaient plutôt l’impression qu’il s’agissait d’une grande usine.
« Nous nous trouvons exactement au bord de la Chaîne des Montagnes Infranchissables, dont la hauteur est presque équivalente à la surface de la Cité Sans Hiver », intervint Pasha. « Si vous creusiez un trou côté Sud, il ne se trouverait qu’à un kilomètre de la Route Principale du Royaume. »
Entre l’exploitation d’élevage et la Cité Sans Hiver, il n’y avait donc qu’une paroi. Si ses souvenirs étaient exacts, en estimant la distance qu’il venait de parcourir, elle ne devait pas se trouver à plus de deux kilomètres de la ville, ce qui signifiait que la zone de résidence temporaire des migrants se trouvait juste de l’autre côté de la paroi rocheuse.
– « Est-ce pour faciliter le transport des sécrétions liquides ? » Demanda Roland pour la forme.
– « Tout à fait », répondit Pasha en levant ses principaux tentacules. « Je vous en prie, regardez vers l’extrémité Sud. »
Il jeta un coup d’œil dans la direction indiquée et vit une profonde tranchée sous le mur. On aurait dit une issue de secours délibérément conçue pour les vers à caoutchouc.
– « Qu’est-ce que c’est ? » S’enquit le Roi.
– « Une zone d’extraction », expliqua la sorcière. « Céline a utilisé les caractéristiques du son produit par les insectes pour créer un passage qui devient de plus en plus étroit. Il suffit qu’ils entendent un bourdonnement à l’autre extrémité pour qu’ils se dirigent vers la source de ce son mais en raison de l’étroitesse du passage, ils sont coincés à mi-chemin et seule leur tête dépasse. »
– « Et après ? » Demanda Rossignol qui écoutait sur le côté.
– « Ensuite, nous activons le noyau magique à l’extrémité du passage », poursuivit Pasha. « Il a été ajusté en mode lame de rasoir et nous utilisons généralement le cyclone pour nous défendre contre nos ennemis dans des passages étroits. Le noyau émet une lumière magique qui remplit le passage et déchire tout sur son passage. L’allée horizontale que vous voyez est le chemin qu’emprunte cette lumière magique.
« Les insectes sont alors coupés en deux et le mucus contenu dans leur abdomen est récupéré dans le bac de drainage du sillon latéral. Cette méthode permet de ne plus avoir à les tuer un à un et de récupérer beaucoup de mucus. » Elle marqua une pause et reprit : « La distance d’un kilomètre est réservée aux collecteurs. En effet, Céline a eu l’idée de faire en sorte que les ouvriers puissent pénétrer dans la zone de récupération sans passer par la zone d’extraction. De l’extérieur, on ne voit rien d’autre que les tranchées et les mares où s’accumule le mucus. C’est à la fois très pratique pour la collecte et cela évite la panique. »
Roland demeura un moment silencieux.
Il n’y avait rien à redire. Étant donné les techniques disponible, ce programme, qui prenait en compte l’ensemble du processus allant de l’élevage à la récolte. Pour peu que l’on construise une usine de caoutchouc à l’extérieur de la montagne permettant de traiter et transformer le matériau, le procédé serait complet.
Ce type de chaîne d’abattage profilée et moderne était un concept directement issu du Monde des Rêves.
L’utilisation du précieux noyau magique et des recherches de toute une vie de Céline pour obtenir un simple couteau de boucher ne revenait-elle pas à déployer de grands moyens pour un petit usage ?
Elles n’avaient pas à se désespérer de ne pas encore avoir trouvé l’Élue pour activer l’Instrument de la Rétribution Divine.
Soudain, un problème traversa l’esprit de Roland :
– « Combien de vers cette exploitation peut-elle accueillir ? »
– « Environ 100 000. Cependant, compte tenu de leur vitesse de reproduction, il faudra environ un an pour remplir cette nouvelle exploitation d’élevage. »
– « Que faites-vous des cadavres une fois les sécrétions extraites ? » Demanda le Roi.
Ce n’était pas un petit problème. Un jour, dans un documentaire, Roland avait appris qu’un élevage moderne de poulets générait des centaines de tonnes de fumier par jour qui, manipulé sans précaution, pourrait entraîner une grave pollution des sols et de l’eau. Sitôt que la production augmente, le moindre détail peut avoir de lourdes conséquences.
Certes les Sorcières du Châtiment Divin pouvaient se charger de transporter les cadavres mais s’il était facile de les tuer, une fois que ces vers atteindraient le 10 000, il ne serait pas évident de nettoyer l’endroit. Si les corps n’étaient pas éliminés en temps et en heure, l’accumulation aurait certainement un effet désastreux.
– « Ne vous inquiétez pas, Majesté », dit Pasha avec un petit rire. « Fran et les autres n’hésiteront pas. Pour tout vous dire, c’est incroyable ce que ces vers porteurs peuvent consommer lorsqu’ils creusent à pleine puissance. »
À ces mots, l’estomac de Rossignol émit un gargouillis.
– « Euh… très bien », répondit Roland qui venait de comprendre pourquoi on entrait par une petite porte alors qu’il fallait installer une grande clôture.
C’était un passage réservé aux trois sorcières lorsqu’elles viendraient dîner.