– « Plus vite! Plus vite! Gardez votre équilibre! »
– « Vos jambes sont encore plus tremblantes que celles d’un bébé! »
– « Gardez votre direction! Regardez où vous allez! »
– « Hey, mais où allez-vous comme ça ? Faut-il que je mette des braseros de chaque côté de la passerelle pour que vous fassiez plus attention ? »
– « Pas ici, pas sur la planche, sans quoi je vous fais manger votre vomi! »
– « Au suivant! Good! »
– « Présent! » répondit Good en frémissant à l’appel de son nom. Il prit une profonde respiration et s’assit dans un fauteuil pivotant.
Là, il aperçut le visage sévère de Face d’Aigle, l’instructeur, avec qui il ne supportait pas d’avoir le moindre contact, ne serait-ce que visuel.
Le bruit courait que Face d’Aigle aurait été commandant de garnison dans la Région du Nord ; Dès son retour à la Cité Sans Hiver, il avait aussitôt participé à l’évaluation militaire interne et était devenu membre de réserve des Chevaliers Aériens. Non seulement cet homme avait pris part à la guerre contre l’Église, mais il avait sacrifié des vacances bien méritées pour les nouveaux stagiaires.
En d’autres termes, il était aussi strict envers lui-même qu’envers les autres.
Good se sentait très mal à l’aise sous son regard pénétrant.
Aussitôt qu’il fut assis, ses deux amis, Finkin et Hinds, se réunirent et lui jetèrent un regard affligé juste avant que le fauteuil ne se mette à tourner rapidement.
C’était la séance d’entraînement la plus pénible qu’aient connu les pilotes de réserve. Devant le fauteuil se trouvait une planche de cinq mètres de long, pas plus large que la main, que Face d’Aigle appelait une “passerelle”. Tous les stagiaires, après un séjour de trente secondes sur le siège tournant, devaient la traverser en restant le plus droits possible.
En raison de la perte d’équilibre, une fois descendus du fauteuil, le monde qui l’entourait n’était plus qu’un tourbillon de couleurs. Il pouvait à peine se tenir droit, alors franchir cette passerelle! Parmi les dix stagiaires généralement entraînés par Face d’Aigle, celui qui avait obtenu la note la plus basse était passible de sanctions telles que “nettoyer les toilettes” ou “désherber la cour”. Parfois, il choisissait un week-end et demandait au pauvre gars de rester assis dans le fauteuil tournant toute une journée pour le discipliner.
Good avait déjà eu cette malchance et pendant que les autres dînaient, lui était parti vomir dans son dortoir. Il n’avait donc aucune envie de renouveler l’expérience.
Soudain, l’instructeur prononça le mot magique : « Stop! » …et aussitôt, le siège s’arrêta de tourner. Good dût lutter pour se lever.
– « Allons, dépêchez-vous! Ne traînez pas. En avant! »
Good serra les dents, releva la tête, s’avança sur la planche en tremblant et se mit à marcher vers l’autre extrémité. Après plus de dix jours de pratique, s’étant aperçu qu’il risquait davantage de perdre l’équilibre s’il surveillait constamment ses pieds, il avait trouvé une petite astuce. Le meilleur moyen de réussir à traverser la “passerelle” était de regarder droit devant lui et d’utiliser la mémoire de son corps pour contrôler ses pas.
Avant même qu’il n’ait eu le temps de réaliser, ses pieds touchaient la terre ferme.
Un bourdonnement monta de l’assistance :
– « C’est incroyable! »
– « Il n’a même pas fait un faux pas! »
– « C’est le premier à réussir, pas vrai ? »
La foule derrière lui se mit à bourdonner.
Il se retourna et regarda Face d’Aigle : chose rare, un large sourire éclairait son visage émacié. – « Bien joué », dit-il. « Apparemment, ce n’est pas totalement sans espoir en ce qui vous concerne. Mais… » Il marqua une courte pause et son ton changea : « Jusqu’ici, un seul d’entre vous a réussi ce test. Ce groupe est le pire de tous! D’après la Princesse Tilly, il y a un Chevalier Aérien pour un million de personnes. Si vous ne voulez pas rester coursiers toute votre vie, reprenez-vous et entraînez-vous plus sérieusement. Prenez une pause de cinq minutes et nous reprendrons. »
Tous se lamentèrent à cette annonce.
– « Hey, comment avez-vous fait ? » Demanda Finkin avec un clin d’œil.
– « Marchez comme d’habitude, imaginez que vous n’avez pas le vertige. »
– « Vraiment ? Mais comment ? » S’enquit Hinds qui venait de les rejoindre. « Vous voulez dire que vous mentez à votre cerveau ? »
Tous trois avaient passé les tests de sélection et rejoint la réserve en même temps. Comme ils faisaient partie du même groupe d’entraînement, ils étaient rapidement devenus de bons amis.
– « Faites simplement ce que je vous ai dit, l’essentiel étant d’y arriver », répondit Good en tapotant la tête de Hinds. « Cette méthode ne fonctionne probablement pas pour les gens intelligents, mais pour vous les gars, ça devrait aller. »
– « Reprenez-vous », rétorqua Finkin quelque peu agacé. « Il n’y a pas de quoi vous vanter. Vous n’avez réussi qu’une fois. »
– « Voulez-vous parier ? Je vous fais le pari que je suis capable de traverser cette passerelle trois fois… non, cinq! »
– « Si vous réussissez, je vous lave tout votre linge cette semaine! »
– « Y compris mes caleçons ? »
– « Euh… »
– « Hey, cessez donc de discuter », intervint Hinds. « L’important est de savoir si, une fois ce programme d’entraînement terminé, nous deviendrons vraiment des Chevaliers Aériens. »
Good et Finkin se turent instantanément. En fait, ce problème préoccupait tous les stagiaires car la formation qu’ils avaient reçue jusqu’à présent, marcher sur la passerelle, franchir une roue en rotation et apprendre à reconnaître la direction du vent, s’apparentait davantage à un spectacle acrobatique qu’à un véritable entraînement militaire. De plus, la princesse Tilly, qui était supposé leur enseigner personnellement, avait finalement formé des officiers supérieurs de la Première Armée à qui elle avait demandé de devenir leurs instructeurs.
De plus, la formation était assez intense. Le jour, ils suivaient un entraînement physique et le soir, ils apprenaient à lire et à écrire. Mais ils doutaient encore de la promesse, fût-elle de la Princesse.
Cependant, personne n’osait poser la question à l’instructeur, maussade et peu abordable.
– « Qui sait ? » Dit Finkin après un court silence. « Au moins, la nourriture est bonne. Nous mangeons de la viande tous les jours, et bénéficions d’un repas supplémentaire en fin de semaine. »
– « Je ne pense pas que Son Altesse nous aurait menti », dit Good, songeur. « N’avons-nous pas reçu ce paquet de livres ? Ma sœur m’a dit que l’un d’entre eux avait pour titre : « Manuel d’utilisation de l’avion », rédigé par la Princesse elle-même. Une fois que nous aurions appris à lire et à écrire, nous comprendrons sans doute le pourquoi de cette formation. »
– « Vous êtes plutôt optimiste, n’est-ce pas ? » Sourit Finkin.
– « Si je pensais négativement, je n’aurais probablement pas survécu au voyage jusqu’ici. »
– « Bon, le temps de repos est terminé! » Dit la voix de Face d’Aigle par-dessus les murmures de l’assistance. « Mettez-vous en rang. Nous reprenons, et dans le même ordre que précédemment! »
– « Compris », répondirent faiblement les stagiaires.
Mais contre toute attente, la porte de la salle d’entraînement s’ouvrit sur un homme en uniforme. Celui-ci murmura quelque chose à l’oreille de l’instructeur, qui hocha la tête et salua.
Puis il balaya les recrues d’un regard froid :
– « Bonne nouvelle pour vous, la formation est terminée pour aujourd’hui. Vous pouvez donc vous reposer. »
Si Finkin et Hinds poussèrent un soupir de soulagement, ce n’était pas le cas de Good qui avait clairement perçu sur le visage de Face d’Aigle un sourire à la fois sarcastique, amusé… on aurait même dit qu’il jubilait.
– « Pas ici cependant », poursuivit l’instructeur, comme Good s’y attendait. « Je sais très bien de quoi vous vous plaignez lorsque vous êtes entre vous. Si je ne me suis pas donné la peine de vous donner des explications, c’est parce que j’étais certains que vous aviez la tête trop dure pour comprendre. Mais vous avez de la chance, car vous allez pouvoir voir de vos propres yeux ce qu’est vraiment un Chevalier Aérien. »
Le cœur de Good battait à tout rompre.
– « Suivez-moi », reprit Face d’Aigle. « Et j’espère que vous ne mouillerez pas vos pantalons! »