Parmi les questions que Roland se devait de résoudre, l’absence de réseau de défense aérienne était un problème aussi sérieux que celui des transports.
L’importance de la suprématie aérienne lui restait dans la tête. Dans le monde duquel il venait, il avait appris de l’histoire des guerres qu’une armée qui disposait d’un avantage aérien pouvait en effet lancer une offensive à tout moment et n’importe où. Avant l’invention du radar, personne au sol ne pouvait détecter les ennemis venant du vaste ciel, encore moins les vaincre. Ceci étant, il envisageait d’améliorer au plus vite les capacités de défense aérienne de son armée, sans quoi jamais il ne serait en mesure d’installer un poste d’artillerie à proximité des ruines de Taquila.
Après que Loélia ait échappé à ses poursuivants, les Diables s’étaient sans doute approchés à plusieurs reprises de la Région de l’Ouest pour se renseigner, sans quoi comment auraient-ils pu savoir que la population de la Cité Sans Hiver était essentiellement composée de gens ordinaires ? Ceci étant, ils pensaient être en mesure de réitérer la vieille ruse utilisée lors de la première Bataille de la Divine Volonté.
Les éclaireurs ennemis ayant réussi à éviter les postes de garde de la Chaîne des Montagnes Infranchissables ainsi que les Sorcières du Châtiment Divin qui s’étaient avancées au fin fond des Terres Barbares, si Sylvie n’avait pas pris en charge la mission de surveillance, les gardes-frontières n’auraient pas été en mesure de repérer les Diables avant qu’ils ne s’approchent des remparts.
Ce qui venait de se produire avait mis en évidence les lacunes technologiques du moment et démontré que le ciel était désormais la plus grande vulnérabilité de leur ligne défensive. Comment les gens de cette époque auraient-ils pu imaginer qu’il puisse exister des forces aériennes ou des possibles contre-mesures en cas d’attaque en provenance du ciel ?
Roland, qui réfléchissait à la question depuis qu’il avait vu les Diables chevaucher des Bêtes Volantes, n’aurait jamais pensé qu’ils se manifesteraient si vite. Il n’avait donc pas encore commencé à mettre au point des armes de défense aérienne, ni même achevé la construction de la ligne de défense terrestre de la Chaîne des Montagnes Infranchissables et du réseau téléphonique.
Il n’était pas du tout surpris que lors de cet incident, les gardes-frontières n’aient pas pu abattre de Diables ni de Démons Volants. Si sa décision de faire appel aux fusils pour combler les zones mortes des mitrailleuses et des canons s’était révélée très efficaces au sol, la courte portée et la faible précision de ces armes, dues au peu de pression générée dans le canon, devenait une sérieuse lacune face à des ennemis aéroportés. De plus, son taux de réussite était faible et sa puissance de feu limitée, chaque cartouche ne pouvant contenir que cinq balles. Enfin, ces fusils n’avaient ni trépied ni instrument de visée appropriés pour des cibles en plein ciel. Ceci étant, ils n’étaient pas l’arme sol-air idéale.
Mieux valait donc commencer à les remplacer par des fusils à verrou.
Il l’envisageait depuis longtemps, mais comme Anna n’était pas en mesure de produire suffisamment de pièces nécessaires à la production à grande échelle des fusils à verrou, il n’avait pas encore pu en équiper les tireurs d’élite. Heureusement, les ouvriers, qui avaient commencé à se familiariser avec le fonctionnement de la nouvelle machine-outil récemment mise en service, étaient déjà en mesure de monter seuls des fusils. Une fois le rendement et la qualité garanties, la production de fusils à verrou serait considérablement accrue.
Bien que ceux-ci aient une portée de tir et une précision supérieures à celles des fusils à barillet, ils ne suffiraient pas en ce qui concerne la défense aérienne. En effet, leur cadence de tir était encore inférieure aux précédents et leurs balles traçantes à la structure complexe difficile à fabriquer alors que la chaîne de production de munitions fonctionnait déjà à plein régime. Même s’il s’y attelait immédiatement, il lui faudrait plusieurs mois pour pouvoir produire suffisamment de fusils à verrou et les Mois des Démons seraient terminés avant qu’il n’y parvienne.
Roland décida donc de créer une nouvelle arme à feu sol-air spécifique à la défense aérienne et de réserver les fusils à verrou pour la compléter lors des combats.
L’époque n’étant pas suffisamment évoluée pour qu’il puisse équiper son armée de systèmes de conduite de tir de haute technologie, il n’avait donc pas d’autre choix que de trouver un moyen d’arrêter l’ennemi en vol par une pluie de balles.
Le moyen le plus simple d’y parvenir consisterait à convertir certaines mitrailleuses lourdes de type Mark I en mitrailleuses anti-aériennes, solution qui avait fait ses preuves dans l’histoire du monde moderne et n’alourdirait pas la charge des secteurs productifs et logistiques. Il suffirait d’équiper un Mark I d’un viseur et d’un trépied ajustable pour qu’il puisse tirer sur des ennemis volant à basse altitude.
Dans la mesure où il avait anticipé leur possible utilisation pour la défense antiaérienne, Roland, lors de la conception de ses mitrailleuses lourdes, les avait équipées de canons à refroidissement par air au lieu de bidons de refroidissement par eau.
Parfaitement adaptée pour des cibles à longue portée et présentant un taux de frappe remarquablement élevé à courte portée, elle tirait extrêmement vite et disposait d’une incroyable puissance de feu. Ceci étant, ils n’auraient aucun mal à supprimer les Diables Fous lanciers montés sur les Bêtes Volantes. Si les remparts avaient été équipés de deux mitrailleuses lourdes de type Mark I reconverties, les choses ne se seraient pas passé ainsi lors l’escarmouche qui venait de se produire.
La réunion terminée, Roland ne retourna pas à son bureau mais se dirigea immédiatement vers l’Académie d’Arithmétique, située au Sud des Quartiers du Château, non loin du laboratoire de chimie et dont la plupart des chercheurs étaient d’anciens membres de l’Association d’Astrologie. Vénérée comme étant une école de sages, elle avait reçu 20% de candidatures de plus que l’Atelier d’Alchimiste voisin, bon nombre de citoyens talentueux qui venaient de terminer leurs études primaires aspirant à y entrer.
Roland avait émis l’hypothèse que les fréquentes explosions et les accidents qui s’étaient produits au sein du laboratoire pouvaient également avoir découragé les candidats.
Arrivé dans la salle principale, il fut accueilli par l’Astrologue en Chef, Étoile Rayonnante.
Après s’être incliné devant le Roi, ce dernier entreprit de lui faire l’éloge de la profondeur et de la beauté des mathématiques.
– « Veuillez pardonner mon impolitesse, Majesté, mais le livre sur la “Géométrie Analytique” que vous m’avez remis ne peut être que l’œuvre de divinités! Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour, mon esprit puisse percevoir le monde aussi clairement que mes yeux. Si un jour je devenais aveugle et ne pouvais plus observer les étoiles, je serais toujours en mesure de décrire le monde. Je pourrais, par exemple, décrire vos cheveux ondulés, vos vêtements et même vos bottes rien qu’en ayant recours à des chiffres et symboles… »
Craignant qu’il ne s’attarde indéfiniment, Roland l’interrompit :
– « Maîtrisez-vous tout le savoir contenu dans ce livre ? »
– « Je n’oserais pas prétendre que je maîtrise tout, mais la majeure partie », répondit Étoile Rayonnante. « Ces six derniers mois, mis à part les travaux de calcul que vous nous avez confiés, nous avons travaillé sur un énorme projet consistant à consigner toutes les coordonnées des étoiles que nous avions observées par le passé en langage mathématique. Désormais, nous sommes certains que l’Étoile de la Destruction, ou, si vous préférez, la Lune Sanglante est fixe et ne bouge pas d’un iota. »
Si, par le passé, Roland accordait une attention particulière à cette Lune Sanglante supposée annoncer la Bataille de la Divine Volonté, les Diables s’étant déjà manifestés, cela ne l’intéressait plus.
– « J’ai une nouvelle mission à vous confier », dit-il, « et plus tôt j’aurai les résultats, mieux ce sera. À la différence des précédentes tâches, purement mathématiques, vous allez devoir résoudre un problème concret pour la Première Armée. »
– « Vous voulez que nous établissions une sorte de tableau de tir pour les canons ? »
– « C’est plus compliqué que cela », répondit Roland en secouant la tête. « Vous allez devoir, avec les artisans, créer un outil capable de prédire le mouvement d’une cible dans le ciel à l’aide de deux équations, l’une décrivant son déplacement horizontal et l’autre son déplacement vertical. J’ai déjà une idée globale de sa conception, mais vous devrez déterminer les paramètres spécifiques à l’aide de mesures et de calculs plus détaillés. »
Ce que Roland voulait, c’était un outil de visée destiné aux nouvelles mitrailleuses de défense antiaérienne capable de déterminer la distance d’une cible et sa direction. Le soldat pourrait ainsi ajuster l’arme de manière à obtenir le meilleur angle supérieur et l’avancée requise pour que la grêle de balles tirée sur sa trajectoire puisse intercepter l’ennemi. Cet outil de visée étant un dispositif mécanique à commande manuelle et non un équipement électronique, le tireur n’aurait besoin que d’un tableau de tir précis et de connaissances de base en mathématiques et géométrie.