– « Qu’est-ce que cela signifie ? » Demanda Roland d’un ton grave tout en regardant les peaux de bête étalées sur la table.
Quoique furieux, il faisait l’impossible pour se contenir. Non seulement les Diables avaient attaqué la ville par surprise, mais ils avaient laissé un message de provocation. Or ce n’était certainement pas le moment de réagir.
Nerveux, les fonctionnaires se regardèrent, aucun n’osant répondre à la question du Roi.
En effet, le sachant en colère, ils ne voulaient pas l’irriter davantage en mettant des mots sur ces images plus qu’explicites.
Le grand loup représentait sans aucun doute Loélia tandis que sur les autres peintures, on pouvait voir des gens ordinaires agenouillés, une sorcière ligotée, des remparts en feu et une ville en ruines jonchée de cadavres.
Ce n’était visiblement que des croquis tracés à la va vite, mais leur signification était évidente, une sorte d’ultimatum en images.
Les Diables entendaient leur faire comprendre que la Cité Sans Hiver devait leur remettre la femme-loup, après quoi le peuple devrait déposer les armes et se rendre, sans quoi ils élimineraient tous les défenseurs et incendieraient la ville.
Roland poussa un profond soupir, s’efforçant de se calmer, et jeta un coup d’œil à la ronde. Les fonctionnaires avaient perdu beaucoup de leur combativité et certains semblaient même terrifiés. Mais fort heureusement, aucun n’eut l’idée de lui conseiller de remettre la sorcière à l’ennemi.
La tension était à son comble lorsque soudain, un rideau de lumière apparut sur le mur et s’élargit. La voix de Pasha résonna dans leur tête :
– « Ce n’est pas une simple lettre de menaces, Majesté, c’est un piège! », dit-elle, inquiète à l’idée que le Roi puisse prendre une décision précipitée. « Sylvie m’a raconté ce qui s’est passé. Ne croyez jamais les Diables, c’est encore un de leurs vieux tours. »
Roland comprit aussitôt.
– « Vous serait-il déjà arrivé quelque chose de similaire ? »
– « Pas précisément à nous, mais à un Seigneur ordinaire », répondit gravement Pasha. « Lors de la première Bataille de la Divine Volonté, les Diables ont eu recours à cette ruse pour créer un fossé entre le peuple et les sorcières. C’est ainsi qu’ils ont pu grignoter pas à pas le Pays de l’Aurore. »
À mesure qu’elle poursuivait son récit, Roland comprit progressivement en quoi consistait le “piège”.
« Au cours de cette guerre, les Diables non seulement se sont montrés particulièrement agressifs, mais ils ont également fomenté contre les sorcières. Ils leur arrivaient fréquemment de duper les Seigneurs en leur promettant que s’ils les leur remettaient, ils n’attaqueraient pas immédiatement leur ville. À cette époque, le peuple et les sorcières vivaient en paix et quoique minoritaires, ces dernières n’étaient pas obligées de cacher leurs capacités. Il était donc très facile de les identifier. »
« Dans l’espoir de survivre à cette bataille, les villes où les éveillées étaient en position de faiblesse acceptaient, la plupart du temps, de négocier avec les Diables. De ce fait, bon nombre de sorcières qui venaient à peine de revenir du champ de bataille furent capturées ou exécutées par leurs propres concitoyens. Ces circonstances eurent pour effet de creuser progressivement un fossé entre elles et le peuple jusqu’à ce qu’une trahison inhumaine provoque la rupture définitive entre les deux camps. »
« La guerre battait son plein lorsque deux grandes villes situées au centre du Pays de l’Aurore décidèrent de former chacune une coalition pour lutter contre les Diables, l’une dirigée par les sorcières et l’autre entièrement composée de gens ordinaires. Un jour, au cours d’une rude bataille, l’armée du peuple décida brusquement de se rendre. Celle des sorcières, qui battait en retraite, fut assiégée par son ancien allié qui alla jusqu’à les combattre à l’aide d’armes faites de Pierres du Châtiment Divin. Épuisées, les sorcières qui avaient perdu la moitié de leur effectif durant la bataille précédente, luttèrent autant qu’elles purent mais furent finalement vaincues. Leurs chefs furent décapitées en public. Les gens ordinaires en livrèrent certaines aux Diables et firent des autres leurs esclaves.
« Cet incident, qualifié par l’Union de “Grande Trahison”, fut une bonne leçon pour nous autres et depuis ce jour, les sorcières et le peuple se séparèrent.
« Mais le répit fut de courte durée pour les villes qui s’étaient rendues, la trahison des sorcières par les gens ordinaires n’étant que la première étape du plan de l’ennemi. Les Diables n’hésitèrent pas à conquérir les villes les plus proches de leurs avant-postes, y compris celle du Seigneur qui était à l’origine de la Grande Trahison. Après avoir suivi tous les ordres des Diables, les avoir aidés à construire des avant-postes et des tours-réservoirs de Brume Rouge et leur avoir fourni des renseignements, le bruit court qu’il termina ses jours emprisonné dans son propre château et mourut de faim. Il n’avait pas même pu passer ses vieux jours en paix. La Première Bataille de la Divine Volonté terminée, l’humanité avait perdu le Pays de l’Aurore et la plupart de nos domaines étaient devenus inhabitables. Depuis lors, la seule vue de la Brume Rouge à l’horizon est devenue un cauchemar persistant pour tous ceux qui ont réussi à fuir.
« De cette défaite est née l’Union qui, rapidement devenue une importante entité politique, a régné sur les Terres Fertiles durant des siècles. »
Cependant, Pasha conclût son récit par une rumeur troublante :
– « Le bruit courait parmi les sorcières occupant les plus hauts postes de l’Union que les Diables auraient appris cette ruse d’êtres humains. »
– « Qu’avez-vous dit ? » S’exclama Roland avant de réaliser que Pasha n’avait confié cette rumeur qu’à lui seul. En effet, tous les fonctionnaires présents dans la salle semblaient se demander pourquoi le Roi avait posé cette question.
– « Bien avant que ne commence la première Bataille de la Divine Volonté, à une époque où les Diables n’étaient pas différents des bêtes, quelqu’un serait entré en contact avec eux et leur aurait enseigné le savoir », dit Pasha en baissant la voix. « Pour certaines, cela expliquait l’étrange ressemblance des Diables Supérieurs avec les êtres humains mais les Trois Chefs, persuadées que tout ceci n’avait aucun sens, leur interdirent formellement d’en parler. C’est pourquoi seules les sorcières ayant occupé une position supérieure au sein de l’Union s’en souviennent encore. »
Roland retint son souffle et tenta de communiquer télépathiquement avec l’antique sorcière. – « Vous le croyez, vous ? »
À sa grande surprise, celle-ci répondit :
– « Je n’ai aucune certitude à ce sujet, mais si jamais c’était vrai, cela voudrait dire qu’il faudra nous montrer extrêmement prudent si nous avons à communiquer avec l’ennemi. »
– « La personne en question était-elle une sorcière ? » Demanda le Roi après réflexion.
– « Certaines prétendaient que oui, d’autres qu’il s’agissait d’une personne ordinaire. »
« Voilà une rumeur bien peu fiable », pensa Roland, comprenant pourquoi les Trois Chefs avaient décidé d’y mettre fin.
En effet, quelle que fût la façon dont les Diables étaient devenus les ennemis de l’humanité, elles devaient avant tout guider leurs partisans en vue de les combattre. Aussi changea-t-il de sujet.
– « Et si un seigneur refusait de réagir à leurs provocations, que feraient-ils ? »
– « Ils continueraient à l’intimider, peut-être même enverraient-ils une armée pour l’assiéger jusqu’à ce qu’il se rende, cette vieille ruse s’étant avérée très utile pour conquérir les petites villes et bourgades », répondit Pasha.
– « Vous voulez dire que les Diables vont revenir ? » Roland eut un petit rire : « Barov! »
Le Directeur de l’Hôtel de Ville se leva aussitôt :
– « Oui Votre Majesté ? »
– « Tout d’abord, il est indispensable d’apaiser le peuple, après quoi nous organiserons une cérémonie à la mémoire des soldats morts au combat. C’est en effet le meilleur moyen de réconforter les familles en deuil et de leur redonner courage », dit le Roi en appuyant sur chaque mot. « Pour ce qui est des Diables, je compte bien leur faire comprendre que les choses ont bien changé depuis la première Bataille de la Divine Volonté. »