Au cours de ses recherches sur le canon, il avait envisagé diverses possibilités.
Selon un dicton, il n’existait pas d’arme parfaite, simplement des armes appropriées. Après avoir pris en considération ses adversaires, l’environnement du champ de bataille et les capacités de production de la Cité Sans Hiver, il avait finalement décidé de remplacer l’artillerie de campagne, devenue obsolète, par le mortier, arme dont le coût de fabrication était relativement bas et qui pouvait être utilisée aussi bien à courte qu’à longue distance.
Sa portée de tir allant de deux cent à trois mille mètres, il pourrait couvrir l’espace vide entre les mitrailleuses lourdes et les Canons de Forteresse, et renforcer la puissance de tir des attaques à courte portée.
En raison de la présence de lignes de défense, le mortier servirait essentiellement à couvrir ces espaces. Contrairement à d’autres armes similaires, il avait l’avantage d’être facilement transportable par les soldats, et ce quel que soit le terrain. En outre, ils pourraient établir un poste de bombardement chaque fois que ce serait nécessaire. Par ailleurs, comme les sommets des montagnes étaient souvent de hauteurs différentes, la courbe de tir du mortier serait particulièrement efficace.
Cependant, si Roland avait choisi cette arme, c’était surtout en raison du niveau de production de la Cité Sans Hiver.
La fabrication du mortier étant beaucoup plus simple que celle de l’obusier, les projectiles, qui ne nécessitaient pas de rayures, pouvaient être réalisés à base de fonte, ce qui n’affecterait en rien la production des canons de 152 mm. D’un autre côté, s’il venait à développer un canon de campagne plus petit, le canon rayé et l’obus risqueraient d’entraver la construction en cours des Canons de Forteresse.
Avant de pouvoir utiliser les nouvelles machines-outils et la nouvelle technologie, il allait falloir réaliser tous les tests requis. Si jamais leur tentative échouait, Anna pourrait toujours, en dernier recours, utiliser son Feu Noir pour réaliser les principaux composants du Canon de Forteresse sans que cela n’ait trop d’impact sur la production. Mais s’il y ajoutait une nouvelle artillerie de campagne, les besoins en matière de production augmenteraient inévitablement et la Première Armée risquerait de se trouver à court de canons.
Roland, qui envisageait également de produire des grenades à titre d’arme complémentaire, en avait même réalisé quelques prototypes remplis de poudre noire pour procéder à des essais, mais les performances de ceux-ci s’étaient avérées extrêmement médiocres. Ils auraient pu être utiles dans les combats urbains lors de l’unification du Royaume de Graycastle, mais contre les Diables et les bêtes démoniaques, leur puissance était bien loin de suffire.
Étant donné que les capacités de production de l’industrie chimique de la ville n’étaient pas suffisantes pour que tous les soldats puissent avoir en leur possession une grenade chargée de poudre à double base, il allait être contraint de renoncer à ce projet.
À la nuit tombée, Roland descendit au second étage et frappa doucement à la porte d’Anna.
La jeune femme ouvrit, et, à sa vue, demeura quelques instantes surprises avant de rougir.
Une fois entré, Roland la prit dans ses bras par derrière et la tira vers le lit où ils s’allongèrent côte à côte sur le dos.
– « Que me vaut le plaisir de votre visite ce soir ? » Demanda Anna dont les yeux bleus brillaient comme des pierres précieuses dans un ciel nocturne.
Deux ou trois fois par semaine, pensant qu’une telle fréquence n’affecterait pas leur routine de travail, elle venait retrouver Roland dans sa chambre. Mais bien entendu, s’il insistait, elle ne le rejetterait pas. Cependant, depuis qu’il lui avait avoué ses sentiments pour Rossignol, le jeune homme n’osait plus rien lui demander.
C’était aussi la première fois qu’il rendait visite à Anna chez elle. De toute les sorcières, elle était la seule à bénéficier d’une chambre individuelle mais comme l’isolation laissait à désirer et que Chloris et Sophia vivaient à côté, ils ne se voyaient généralement qu’à l’étage supérieur.
– « Je voudrais vous parler du Monde des Rêves », lui murmura doucement Roland à l’oreille. « Cet après-midi, je n’ai pas eu le temps d’entrer dans les détails mais vous êtes sans doute désireuse d’en savoir davantage au sujet de mes expériences passées. »
– « Vous avez rêvé d’un autre monde ? » Demanda Anna, perspicace.
– « En effet. Un monde créé conformément à mes souvenirs, mais dans lequel se retrouvent des éléments particuliers, comme la Force de la Nature qui s’apparente certainement au pouvoir magique. »
La nuit où il avait tout avoué à Anna, Roland s’était aperçu qu’elle connaissait déjà ses sentiments pour Rossignol mais attendait simplement qu’il lui en parle. Depuis ce jour, il avait enfin compris comment la jeune femme fonctionnait : si en temps normal elle ne lui cachait rien de ses émotions ou de ses pensées, concernant certains sujets, elle savait se montrer patiente, ne voulant pas l’embarrasser.
De ce fait, Roland était un peu inquiet, ne connaissant pas ses limites. Si une ou deux choses s’accumulaient, il était possible qu’elle reste bouche-cousue et attende de savoir. Honnêtement, plutôt qu’éviter de la blesser, il préférait voir Anna exprimer le fond de sa pensée et croire en lui de tout son cœur.
C’est pourquoi il avait décidé de ne plus rien lui cacher. Il lui confierait tout, et ce même si elle ne posait pas de questions.
Anna, qui avait apparemment compris, lui sourit :
– « Je sais. Commençons donc par votre logement. Dans le rêve, vivez-vous aussi dans un château ? »
– « Non, dans un immeuble où chacun possède un petit appartement de même taille. Et devinez qui habite chez moi! »
– « Hmm… ne me dites pas que c’est Cléo ? »
– « Heu… Pourquoi elle? »
– « C’est très simple. Vous venez de me dire que vous aviez commencé à faire ce rêve après l’avoir vaincue sur le Champ de Bataille des Âmes. Il doit donc vous appartenir en partie, mais à elle également, et comme vous l’avez créé tous les deux, il n’est pas surprenant que vous y apparaissiez au même endroit. Mais… elle ne vous attaque plus, n’est-ce pas ? »
– « Non, en effet. Elle a perdu tous ses souvenirs et apparait sous les traits d’une enfant de dix ans, qui, même si elle est ignorante, se comporte comme une “mademoiselle je-sais-tout”.
– « Une enfant de dix ans et qui vit avec vous…. Serait-elle devenue un membre de votre famille ? »
– « Euh…Ce sont ses parents qui me l’ont confiée. Cléo serait plutôt une sorte de locataire. »
– « Vraiment ? Dans ce cas, prenez bien soin d’elle. »
– « Pourquoi ? Ce n’est qu’un rêve. »
– « Mais n’avez-vous pas dit que ce monde ressemblait en tout au monde réel ? Si tel est le cas, pourquoi vous comporteriez-vous différemment ? »
Une fois de plus, Roland fut surpris par le raisonnement exceptionnel d’Anna. La discussion semblait prendre une toute autre direction, mais cela ne le dérangeait pas dans la mesure où à voir l’air radieux de la jeune femme, il était évident que tout cela l’intéressait beaucoup.
Ils évoquèrent tous les détails, de l’immeuble des âmes aux fragments de mémoire et de la Force de la Nature à l’Association Martialiste. La conversation tirait à sa fin lorsque la voix d’Anna devint un murmure tandis qu’elle s’appuyait sur le bras de Roland. Sa poitrine se soulevait légèrement et sa respiration était calme. Dans son sommeil, elle l’agrippait fermement par la taille, comme si elle ne souhaitait pas qu’il s’en aille. Cela étant, il lui était impossible de retourner dans sa chambre sans risquer de la réveiller.
Cela n’avait pas d’importance : Il passerait la nuit là, espérant que personne ne le verrait quitter la chambre d’Anna le lendemain matin.
Roland embrassa la jeune femme sur le front, ferma les yeux et s’endormit en la serrant dans ses bras.