Le jour suivant, Roland se leva tard comme à son habitude. À son réveil, Anna avait disparu. Il ne restait plus sur son coude que quelques fins cheveux blonds et un soupçon de parfum relaxant.
Sur la table de nuit était posé son petit-déjeuner, manifestement apporté par la jeune femme, accompagné d’un petit mot se résumant à une ligne : « Sachant que vous aimez faire la grasse matinée, je vous laisse donc déjeuner tranquille. »
« Même en pareil instant, elle se lève à l’heure et n’en oublie pas son travail! Quel sérieux! »
Roland secoua la tête et sortit de son lit. Même si le château était chauffé, il n’était pas facile, en hiver, de quitter sa couette. L’eau qu’Anna avait utilisée pour se laver le visage était encore chaude dans le bassin de bois. Roland se débarbouilla à son tour puis, emportant son petit-déjeuner, se dirigea vers son bureau au troisième étage.
En ouvrant la porte, il trouva Barov et Edith qui l’attendaient. Assise à sa place habituelle, dans sa chaise longue réservée à son usage personnel près de la cheminée, Rossignol parcourait un livre illustré sur les sorcières tout en mâchant du poisson séché. Elle avait l’air détendue, comme d’habitude.
– « Oh, mais vous êtes bien matinaux », dit Roland d’un air désinvolte. « Asseyez-vous et dites-moi ce qui vous amène. »
Le Directeur de l’Hôtel de Ville se racla la gorge. Visiblement, il était habitué aux réactions de Roland.
– « Votre Majesté », dit-il. « Les préparatifs logistiques concernant l’attaque de la Région de l’Extrême Sud sont terminés. Le recrutement des soldats de réserve se déroulant sans accroc, la Première Armée devrait atteindre les sept mille hommes au printemps prochain. C’est une première au Royaume de Graycastle. »
– « Mais uniquement au sein de Graycastle », intervint soudain Edith. « Les forces auxquelles Sa Majesté va devoir faire face n’ont rien à voir avec ces stupides nobles et leurs Chevaliers.
Roland sourit et ouvrit le rapport déposé sur son bureau :
– « En effet, si nous avons à lutter contre les Diables, il ne faut interrompre ni le recrutement de la population ni l’édification de l’armée. Dans la mesure où cela n’affecte pas la production, celle-ci doit au plus vite renforcer ses effectifs, et ce autant qu’il est possible.
Bien que ne voulant pas se soumettre, puisque le Roi avait donné son ordre, Barov était tenu d’obéir. Il regarda la Perle de la Région du Nord.
En principe, certaines tâches comme le recrutement de soldats ou encore la préparation logistique au combat auraient dû revenir à la Première Armée, mais Hache-de-Fer et ses quelques généraux étant d’origine humble, ils étaient certes de bons dirigeants militaires mais ne possédaient pas la moindre formation en matière de financement et de gestion administrative. Aussi, lorsqu’il était question d’argent de fournitures alimentaires, Barov était-il tenu de donner un coup de main pour faire avancer les choses.
Plus la Première Armée allait prendre d’ampleur, plus ces questions relatives au personnel seraient difficiles à gérer. En effet, la structure de gestion simplifiée que Roland avait mise en place dans l’urgence ne satisferait plus aux exigences du développement futur. Peut-être était-il temps de procéder à un nouveau cycle de réforme du système militaire.
Roland reporta son attention sur le rapport. Selon le plan établi par Hache-de-Fer, ils allaient avoir besoin de mille soldats pour attaquer la Région de l’Extrême Sud. Cinq cents vétérans avaient quitté la Cité Sans Hiver pour aller retrouver cinq cents nouvelles recrues en faction à la Crête du Dragon Déchu et se dirigeaient à présent vers Ironsand City en suivant l’oasis du Ruisseau d’Argent.
Étant donné qu’ils avaient emporté deux Canons de Forteresse de 152 mm, ils ne devraient pas rencontrer de problème pour prendre la ville. Cependant, pour conquérir le Peuple des Sables, il ne s’agissait pas de s’emparer du territoire mais de remporter le duel sacré, aussi le rôle de la Première Armée serait-il essentiellement d’escorter le chef et de maintenir l’ordre.
L’Hôtel de Ville était en mesure de gérer avec beaucoup de compétence la logistique pour mille soldats, malgré des détails de plus en plus complexes. Depuis longtemps, le dirigeant n’avait plus à s’en soucier personnellement, les préparatifs dépassant de loin ses attentes et résultant de l’expérience acquise au fil des combats réels.
– « Voici donc une affaire réglée », dit Roland en refermant le rapport. Puis, se tournant vers la Perle de la Région du Nord, il demanda : « Avez-vous autre chose à dire ? »
En effet, Edith n’aurait jamais accompagné Barov s’il ne s’agissait que du rapport concernant les questions logistiques.
Elle n’était pas le genre de personne à s’accaparer les mérites du travail d’autrui.
– « Oui, Votre Majesté », acquiesça la jeune femme. « J’ai appris par Hache-de-Fer que vous prépariez un exercice de tir au canon ? »
– « C’est exact. »
– « Je me demandais si nous ne pourrions pas y impliquer la population de la Cité Sans Hiver en tant que spectateurs », suggéra-t-elle, suscitant aussitôt l’intérêt de Roland. « Si vous permettiez à vos sujets d’assister à un spectacle aussi spectaculaire, cela pourrait contribuer à leur donner envie de rejoindre l’armée et renforcerait leur foi dans la future lutte contre les Diables. »
– « Comment pourriez-vous impliquer les civils dans ce genre de démonstration ? » Dit Barov en fronçant les sourcils : « N’avez-vous jamais assisté à des explosions ? Ils pourraient prendre peur et penser qu’il s’agit d’un châtiment divin! »
– « Ce châtiment serait alors sous le contrôle de Sa Majesté. Si la propagande est bien exécutée, la frayeur pourrait être minimisée », répondit Edith. « Il arrive occasionnellement que les Seigneurs de fiefs organisent des compétitions d’arts martiaux traditionnels pour déterminer lequel parmi leurs chevaliers est le plus courageux et le plus ingénieux au combat. Cela offre non seulement des activités divertissantes aux nobles, mais permet de démontrer leur pouvoir militaire aux sujets. »
– « Mais les canons n’ont rien à voir avec des fusils de bois dans les mains de chevalier. » Dit Barov.
– « Nous pourrions délimiter les lieux d’observation sur les remparts et mobiliser la police pour maintenir l’ordre. Étant donné l’espace limité, il serait peut-être judicieux d’envisager la vente de billets d’entrée à deux Royals d’argent la place, ce qui éviterait le désordre et rapporterait du même coup un revenu supplémentaire », expliqua Edith avec aisance et confiance. De toute évidence, elle avait bien réfléchi avant de proposer cette idée. « En outre, il serait bon de faire un tri parmi les spectateurs habilités à acheter les billets : nous pourrions fixer l’âge requis entre quinze et trente ans, qui concerne la population représentant la future force principale de la Cité Sans Hiver. Le fait de renforcer leur confiance nous sera très utile dans la Bataille de la Divine Volonté. Quant au personnel occupant des postes clé, comme les fonctionnaires de l’Hôtel de Ville, je serais d’avis de les obliger à assister à la démonstration. »
« Ne s’agit-il pas d’une parade ? » Pensa Roland, très surpris. « Sa proposition permettrait de conjuguer démonstration de tir réel et spectacle, tout en rapportant de l’argent et en sensibilisant politiquement le public. Il se pourrait bien que j’aie exactement devant moi la personne compétente que je recherche pour opérer la réforme militaire. »
À cette pensée, Roland hocha la tête :
– « Excellente idée, en effet. Il ne vous reste plus qu’à la mettre en application. »
« Il est vrai », pensait-il, « que la Cité Sans Hiver a besoin d’informations inspirantes. »
May traversa la place, son panier rempli de champignons “bec d’oiseau” à la main. Celle-ci était bondée et la légère chute de neige n’affectait en rien l’enthousiasme des gens rassemblés devant le tableau d’affichage.
Curieuse, la jeune femme s’approcha. Un intervenant publicitaire criait haut :
« Dans trois jours, Sa Majesté le Roi organisera une démonstration de tir au canon à l’ouest des remparts, première ligne de défense contre les bêtes démoniaques. Voulez-vous voir de vos propres yeux comment les armes les plus récentes et les plus avancées sont en mesure de les mettre en pièces ? Voulez-vous avoir l’impression de vivre une colère céleste ? Courez-vite vous inscrire à l’Hôtel de Ville! Si vous remplissez les conditions requises et possédez une carte d’identité, deux Royals d’argent vous permettrons d’apprécier les combats héroïques des soldats de la Région de l’Ouest. Les places sont limitées et l’occasion est unique. Ne manquez pas cet évènement, car vous n’auriez plus l’occasion de le voir avant le prochain hiver! »
« Serait-ce une nouvelle idée de Sa Majesté ? Je n’ai jamais entendu un tel discours publicitaire », pensa-t-elle en souriant. « Cela va sans doute beaucoup intéresser Carter. Par ailleurs, il n’aura pas à acheter de billet car en sa qualité de Chevalier en Chef, il accompagnera certainement Sa Majesté à cette démonstration. »
Pour sa part, elle n’avait jamais aimé ce qui était lié au combat et à la mort.