Deux semaines plus tard, le navire arriva en vue de la Région de l’Ouest.
Depuis qu’ils avaient passé Willow, le vent du nord s’était renforcé.
Allongée dans la cabine, N° 76 écoutait la voile qui claquait sous les rafales.
– « Il neige! » S’écria Amy, toute joyeuse, en entrant en trombe, un peu de neige dans les mains.
Mais avant même qu’elle n’ait eu le temps de la lui montrer, celle-ci avait fondu et s’était transformé en goutte d’eaux scintillantes qui coulaient entre ses doigts.
« Tout est blanc, dehors! Jamais encore je n’avais vu autant de neige. »
N ° 76 fit un effort pour s’asseoir dans son lit moelleux :
– « vraiment ? » Dit-elle. « Il est très rare qu’il neige à la Cité de Lumière. »
« Mais pas à Taquila », pensa-t-elle. « Chaque année, durant des Mois des Démons, nous ne cessions de déblayer la neige. C’était plutôt éreintant mais heureusement, durant cette période, les Diables reportaient leurs attaques ce qui rendait ce paysage blanc encore plus admirable. »
Amy eut un large sourire et, les yeux en forme de croissant de lune, répondit :
– « Je sais. À la Cité de Lumière, toute l’année, il fait aussi doux qu’au printemps. Voulez-vous que je vous porte jusqu’au pont pour admirer le paysage ? »
– « Arrêtez! » S’écria Epée Brisée qui était occupée à faire des décoctions d’herbes médicinales. « Ses blessures n’étant pas encore guéries, il ne serait pas bon de l’exposer aux vents glacés. »
– « Oh pardon. »
N° 76 secoua la tête :
– « Ce n’est rien. Que diriez-vous de profiter ensemble de la neige une fois que je serai rétablie ? La ville de Sa Majesté se trouvant plus à l’ouest, je suis certaine que nous aurons l’occasion de voir de nombreux et magnifiques paysages enneigés. »
À ces mots, les deux sorcières qui se trouvaient à son chevet parurent soudain tristes mais très vite, Amy s’écria, enthousiaste :
– « Sans faute! Je vous en fais la promesse! »
N ° 76 n’était guère surprise de les voir tristes pour elle.
Avec son corps de Guerrière du Châtiment Divin, toutes les plaies superficielles guérissaient en trois ou quatre jours. Afin de dissimuler son identité, elle s’était volontairement brisé les os de la jambe et les articulations du coude afin d’empêcher son corps de se rétablir parfaitement, faisant ainsi croire aux autres qu’elle avait eu beaucoup de chance de survivre. Toutes étaient d’avis que s’il n’y avait pas, dans la Région de l’Ouest, de sorcière capable de la guérir, elle ne pourrait plus jamais se déplacer seule et passerait le reste de sa vie handicapée physiquement et moralement affectée.
Pas un seul instant elles ne se doutaient que pour la jeune femme, ce corps n’était qu’un outil pour mener à bien sa mission. Sitôt qu’elle serait de retour dans son labyrinthe souterrain, elle en obtiendrait un autre. Les faits prouvaient que l’histoire qu’elle avait inventée était très convaincante. Le regard comme le comportement d’Annie étaient suffisamment révélateurs : elle se sentait coupable de la voir grièvement blessée. Par ailleurs, toutes les autres sorcières lui faisaient confiance, surtout Amy. Depuis qu’elles s’étaient échappée ensemble de l’antre des Marchands Noirs, la jeune fille s’était prise d’amitié pour elle et la suivait quasiment n’importe où. Chaque nuit, elle s’approchait de N°76 et, de sa voix douce, lui racontait des histoires pour l’aider à s’endormir.
Cependant, c’était toujours elle qui s’endormait la première.
N ° 76 en était ravie car la confiance des sorcières lui était indispensable si elle voulait en connaître davantage et découvrir l’Élue, selon la mission que Pacha lui avait confiée.
Epée Brisée s’approcha de son lit, un pot de terre dans les mains :
– « L’heure est venue de changer votre pansement. Il est possible que ce soit un peu douloureux, aussi est-il préférable que vous fermiez les yeux. »
– « Ne vous inquiétez pas, je suis en mesure de l’endurer. Faites donc. »
N ° 76 serra les dents et fit semblant de souffrir terriblement, mais ne ferma pas les yeux. Comme elle ne ressentait rien, si elle ne regardait pas, elle ne saurait jamais si Épée Brisée pansait ou non sa blessure.
La phytothérapie extraite du pot ressemblait à une boue collante. Rien qu’à regarder le visage des deux sorcières, il était évident que cela sentait mauvais. Ce ne devait pas être simple pour elles de badigeonner ainsi ses blessures dans une cabine étroite et fermée.
Une fois le traitement appliqué, N°76 poussa un soupir de soulagement et reposa sa tête sur l’oreiller, en sueur.
En effet, afin de transpirer, elle avait accéléré son rythme cardiaque, augmentant ainsi la température de son corps. Ceci ajouté aux tremblements et à ses grimaces de douleur, elle était parvenue à convaincre tout le monde qu’elle souffrait réellement. Peu lui importait que ce remède, issu du peuple ordinaire, soit ou non en mesure de guérir ses blessures.
– « Merci », murmura-t-elle après un long silence.
Amy prit une serviette et lui tamponna le front :
– « Je vous en prie, c’est nous qui vous sommes redevables. Ce serait plutôt à nous de vous remercier. »
– « Amy a raison », renchérit Épée Brisée. « Reposez-vous bien. Une fois que nous serons arrivées à la Cité Sans Hiver, tout s’arrangera. »
Après leur départ, N° 76 toucha l’anneau serti d’une Pierre Magique qu’elle portait sur sa poitrine, caché sous ses vêtements, et poussa un léger soupir, perdue dans ses pensées.
« Pour que tout s’arrange, il faudra déjà que nous trouvions l’élue car si nous ne parvenons pas à éradiquer les Diables, nous périrons toutes. Nul ne peut échapper à la Bataille de la Divine Volonté, programmée de longue date.
Mais à ce jour, nous ne savons toujours pas si l’Élue existe ou non. »
Selon les documents retrouvés dans les ruines du labyrinthe, le pouvoir magique était un don des divinités aux personnes peu communes. Mais il fallait une Clé pour déverrouiller la Source de ce pouvoir, c’est pourquoi seuls quelques-unes étaient en mesure de l’utiliser.
Plus important encore, chaque clé était différente.
Certaines sorcières, extrêmement puissantes, pouvaient invoquer de fortes tempêtes ou faire revivre les morts tandis qu’à d’autres, leur pouvoir ne servait qu’à faire cuire un bol de flocons d’avoine ou réparer des vêtements déchirés.
Pourquoi de si grandes différences parmi les Éveillées ?
Cette question avait déconcerté l’Union pendant des centaines d’années jusqu’à ce que les survivantes découvrent ces documents dans les ruines du labyrinthe. En les étudiant, elles trouvèrent une explication vague à ce phénomène.
Si les sorcières avaient des capacités et un pouvoir différent, c’était parce qu’elles ne possédaient pas les mêmes Clés.
Celles-ci n’avaient rien à voir avec le pouvoir magique mais était étroitement liée à son essence. Chaque fois qu’une sorcière faisait usage de ses capacités, elle transformait une partie du pouvoir magique en réalité. Processus extrêmement complexe que seule la sorcière pouvait accomplir et dans lequel les divinités jouaient également un rôle.
Cependant, ces dernières ayant leurs préférences, le processus pouvait tantôt s’avérer très simple, tantôt extrêmement compliqué et la quantité de pouvoir magique que chaque sorcière était en mesure d’utiliser, déterminée la complexité de la Clé.
Comme N° 76 ne comprenait pas bien cette explication, Pasha lui avait donné pour exemple les Pierres Magiques. Une sorcière pouvait en tirer divers effets magiques sans toutefois modifier son cyclone de pouvoir. Il en était de même pour les différentes capacités des sorcières. Qu’elles fussent Extraordinaires ou Seniors, elles utilisaient le même pouvoir.
Si tel était le cas, pouvait-il exister une Pierre Magique capable de leur permettre d’obtenir tous les effets souhaités et de dominer ainsi les Diables ?
C’était ainsi que fonctionnait le Noyau Magique. Il imitait le fonctionnement d’un cyclone magique, s’efforçant d’obtenir le pouvoir directement des divinités. C’était en quelque sorte une Pierre Magique fabriquée par l’homme mais bien plus puissante que les Sceaux qui, face au Noyau Magique, n’étaient que de simples jouets ayant pour seul effet d’accroître le pouvoir d’une sorcière.
Cependant, il découlait des expériences que jamais les divinités ne donneraient une clé à un objet inerte.
Seule une sorcière possédant la Clé correspondante pourrait donc activer ce dispositif.
Celle-ci était l’Élue.