Le lendemain matin, lorsque Roland ouvrit les yeux, les premiers rayons du soleil brillaient dans le salon.

Le ventilateur avait soufflé de l’air chaud toute la nuit et du dehors s’élevait déjà le chant familier des cigales.

Il avait maintenant la certitude que le fait de s’endormir dans le Monde des Rêves ne le ramènerait pas à la réalité. Il allait donc pouvoir se reposer.  

Cela pouvait sembler un peu étrange… Mais qu’importe, si cela fonctionnait.

Le jeune homme bâilla et se leva du canapé. Il était sur le point de se rendre à la cuisine pour préparer le petit déjeuner lorsqu’il entendit Cléo crier dans la chambre.

Quelques secondes plus tard, la petite fille faisait son apparition sur le seuil de la porte, le visage rouge. Elle pointa le doigt vers Roland et bégaya :

– « Hier je… Vous… »

– « J’ai dormi sur le canapé », répondit-il. « Je vous en prie! Vous êtes en sueur, même pas lavée : vous n’imaginez tout de même pas que j’aurais pu dormir avec vous! »

La petite fille a tiré sur son col, le renifla et se mit à rougir davantage. Son visage contrastait avec ses longs cheveux blancs : on aurait dit une pomme mûre. En coup de vent, elle se précipita dans sa chambre, farfouilla un moment et courut vers la salle de bain, des vêtements propres à la main.  

Presque aussitôt après, il entendit le bruit de la douche.

Lorsqu’elle revint, Roland avait préparé le petit-déjeuner.

Ce jour-là, il était beaucoup plus copieux que d’habitude : il y avait du bacon frit, des œufs au sel et au poivre, du poisson séché grillé et une assiette de raisins frais.

Bien entendu, tout cela avait été préparé avec ce qu’il avait ramené de la Cité Sainte, derrière la porte de fer.

– « Vous avez acheté de la viande ? » Demanda Cléo, surprise.

Elle avait les cheveux enveloppés dans une serviette humide et Roland pouvait voir sa gorge remuer légèrement. Apparemment, elle déglutissait.  

– « En effet, j’ai acheté beaucoup de choses que j’ai mises au réfrigérateur. » Il lui tendit une paire de baguettes : « J’ai trouvé un nouvel emploi. »

– « Vraiment ? » S’écria-t-elle, soudain tout excitée.

De toute évidence, elle avait oublié ce qui venait de se passer.

– « Oui, et je serai bientôt payé », répondit Roland en riant. « J’ai acheté tout ceci pour fêter l’évènement. »

La petite fille parut soulagée :

– « Je croyais que vous aviez franchi la limite et commis un acte irréparable. »

« Que sous-entend-elle par “un acte irréparable” ? Pensait-elle vraiment que j’étais capable de voler ? Quoique… dans ce monde, le vol ne me paraît guère poser de gros problèmes », pensa-t-il.  

– « Si je comprends bien, vous avez eu un coup de chaleur parce que vous êtes resté trop longtemps au soleil pour chercher un emploi ? »

– « Probablement… » dit-il en jetant un raisin dans sa bouche. « Bref, vous n’aurez plus à vous inquiéter au sujet de l’argent. »

– « Vous êtes si faible, mon oncle », répondit Cléo en se mordant la lèvre supérieure. « Comment pourrais-je cesser de m’inquiéter pour vous ? »

À ces mots, Roland faillit s’étrangler avec le raisin :

– « À vous entendre, vous passez votre temps à vous inquiéter pour moi », rétorqua-t-il.  

L’enfant ne sut que répondre. Elle regarda Roland et, au bout d’un moment, lui dit :

– « Vous avez vraiment gaspillé des ingrédients en préparant le petit déjeuner. Pourquoi avoir ajouté du sel au bacon, qui était déjà salé ? »

« Elle est douée pour changer de sujet », pensa Roland en mettant un morceau de bacon dans sa bouche.

– « C’est plutôt bon », répondit-il. « Ceci dit, certains morceaux ne sont pas assez frits. »  

– « À l’avenir, laissez-moi faire », dit Cléo.

Elle avala rapidement son repas et prit son sac. Sur le point de partir, elle lui dit :  

– « Laissez la vaisselle. Je la laverai lorsque je reviendrai, en même temps que celle du dîner. »  

– « Une minute! Savez-vous où je peux trouver une librairie d’occasion par ici ? » Demanda Roland.

Cette fois, il était resté trois jours dans le Monde des Rêves et lorsqu’il se réveilla à la Cité Sans Hiver, le soleil était déjà haut dans le ciel.

Apparemment, le temps passait huit fois plus vite dans le Monde des Rêves que dans le monde réel, ce qui fait que deux jours dans cet univers correspondaient en réalité à une nuit. De ce fait, s’il prolongeait son séjour d’une journée, on penserait simplement qu’il s’était levé tard.  

Sitôt levé, Roland se mit à la recherche d’un Royal d’or pour renouveler l’expérience.

Mais il eut beau serrer, la pièce ne changea pas d’un iota. Par contre, il avait mal aux doigts.  

Roland soupira : comme il s’y attendait, ce pouvoir inexplicable n’existait que dans le Monde des Rêves. Il remit la pièce d’or dans sa poche, enfila son manteau et s’assit à son bureau.

Le jeune Roi avait l’intention de recopier les connaissances essentielles qu’il avait passées en revue dans le Monde des Rêves pendant qu’il les avait encore bien à l’esprit.  Ces données comprenaient les pièces manquantes de chaque sujet de base ainsi que les dessins détaillés de quelques gros équipements industriels.

Au cours des trois derniers jours passés dans le Monde des Rêves, il n’avait pas chômé. La vente des produits dérobés dans le camp derrière la porte s’était plutôt bien passée. Il avait trouvé un forum local sur les marchandises d’occasion sur lequel il avait posté des photos d’armures, annonçant qu’il était en possession de quelques pièces d’imitations d’artisanat médiéval qu’il mettait en vente à un prix défiant toute concurrence.

Attirés par le prix ridiculement bas autant que par la qualité du travail artisanal, de nombreuses personnes n’avaient pas tardé à le contacter.

Finalement, il avait réussi à vendre les armures pour 500 yuans pièce et chaque arbalète et poignard pour 100 yuans chacun. Tout était vendu.

Aux yeux des acheteurs, les prix étaient incroyablement bas mais dans la mesure où Roland n’avait pas payé ces marchandises, cela lui était bien égal.

Cependant, il ne s’attendait pas à ce que les Royals d’Or soient si difficiles à vendre. Même s’il les pétrissait pour en faire une galette ronde, la banque n’accepterait jamais l’or commercialisé de manière irrégulière, qu’il s’agisse de lingots  ou de bijoux.

Roland ne pouvait pas non plus les vendre à un magasin d’or à proximité, dans la mesure où ils n’acceptaient que les accessoires qu’ils avaient eux-mêmes vendus. Par ailleurs, les clients devaient payer des frais. Un vendeur avait eu la gentillesse de lui donner l’adresse d’un ancien prêteur sur gages qui reprenait l’or non identifié à la moitié du prix du marché. Mais ayant réalisé qu’il n’avait en sa possession qu’une douzaine de Royals d’or dont la texture était loin de celle de l’or massif, Roland les avait tout bonnement jetés au fond de la penderie.

Il lui suffirait de ramener davantage d’armures des entrepôts plutôt que de perdre son temps à tenter de revendre de l’or.

Comme, par ailleurs, il ne savait pas où s’adresser pour revendre trois pierres précieuses scintillantes, le jeune homme avait fini par renoncer.

Une fois qu’il eut l’argent en main, il se rendit aussitôt à la librairie d’occasion la plus proche et acheta tous les manuels qu’il avait lus. Quant à ceux qu’il n’avait jamais ouvert, ils étaient totalement vierges, à l’exception des couvertures. De toute évidence, le Monde des Rêves n’excédait pas son champ de conscience. Ceci ne serait donc d’aucune utilité à Anna dans l’immédiat.

Cependant, grâce à son large éventail de passe-temps, il avait collecté une grande quantité d’informations sur internet, obtenant ainsi des explications détaillées sur tous les schémas qu’il avait parcourus ou simplement survolés.  

Outre l’essentiel destiné à accroître le niveau technologique de la Cité Sans Hiver, dépensant ainsi tout l’argent qu’il venait de gagner, Roland avait également acheté deux nouvelles tenues pour Cléo ainsi qu’un équipement de camping d’hiver destiné à son propre usage.  

Le jeune homme revoyait encore la surprise de Cléo lorsqu’il lui avait offert ces nouveaux vêtements. Contrairement aux autres filles de son âge qui ne s’inquiétaient guère de ces choses, elle avait d’abord tenté de refuser à plusieurs reprises avant d’accepter. L’ayant interrogée à ce sujet, Roland avait appris que, curieusement, c’était la première fois que l’enfant recevait un cadeau. Jamais elle n’aurait osé en demander un car ses parents l’auraient battue.  

En tant que créateur du Monde des Rêves, le jeune homme se sentit étrangement coupable.

Il était déjà midi lorsque Rossignol fit tranquillement son entrée dans la pièce.

– « Vous n’êtes pas descendu prendre votre petit déjeuner ? »

– « non », répondit-il sans lever les yeux.  « Auriez-vous la gentillesse d’aller me chercher mon repas ? Je le prendrai dans ma chambre. »

– « Voici donc ce à quoi vous avez passé la matinée ? » Demanda la sorcière, surprise, en soupesant la pile de documents posée sur le bureau. « Comment avez-vous pu trouver autant d’idées en si peu de temps ? »

– « Elles ont toujours été dans mon esprit, cependant, je les avais momentanément oubliées. » Roland fit tourner son poignet : « Regardez, et dites-moi ce que vous en pensez. »

– « Décrivez le champ électromagnétique dans… un certain volume… modèle mathématique utilisant la forme de… intégrale ? »

Rossignol porta la main à son front : « Je suis désolée Votre Majesté, je me sens un peu étourdie. Je vais d’abord aller chercher votre déjeuner. »

Roland ne put s’empêcher de sourire :

– « Dans ce cas, allez-y. »

Arrivée devant la porte, la jeune femme se retourna :

– « Au fait, ne devez-vous pas aller à votre bureau aujourd’hui ? »

– « Pourquoi cette question ? »

– « Barov a des choses à voir avec vous. Vous avez, paraît-il, reçu deux lettres personnelles. »