La nuit était tombée. Dans la salle de réception du château de la Cité Écarlate, des serviteurs portant des plateaux chargés de verres de vin se promenaient parmi la foule tandis que des musiciens pinçaient les cordes de leurs instruments en chantant doucement. Des plats couverts de mets alléchants avaient été déposés sur la table où brillaient des gobelets de cristal remplis de vin rouge.

Les nobles, répartis en petits groupes, bavardaient joyeusement, un verre à la main. Tous avaient les yeux fixés sur Edith qui évoluait dans la salle au bras du Comte Delta. De toute évidence, elle appréciait beaucoup ce genre de réception.  

Brian, de son côté, se sentait très mal l’aise au milieu de cette foule.

Le col de sa chemise l’étouffait, sa veste ajustée restreignait ses mouvements et les bottes pointues à talons hauts qu’il portait était très inconfortables. Il ne comprenait vraiment pas comment les nobles pouvaient se promener ainsi sur un sol aussi glissant.

Brian ne pouvait s’empêcher d’envier Van’er qui, de par sa position de garde des troupes de la Première Armée, n’avait pas à endurer ce calvaire. Mais se souvenant qu’Edith lui avait rappelé qu’il était là en tant que représentant de Sa Majesté, il se redressa aussitôt.

Quelqu’un lui tapota l’épaule :

– « Vous me semblez plutôt tendu. Est-ce la première fois que vous assistez à une réception comme celle-ci ? »

Il se retourna et se retrouva nez à nez avec Sir Eltek qui, pour la circonstance, portait une tenue de cérémonie aux larges épaulettes et une écharpe blanche autour du cou. Il était très différent de tous les jours.

– « Ne soyez pas si nerveux, détendez-vous. »

– « Je ne le suis pas… »

– « Ce n’est pas grave », répondit le Chevalier. « À chacun son domaine, c’est tout à fait normal. » 

Après un bref moment de silence, Brian demanda :

– « Où est le Seigneur Hache-de-Fer ? »

– « Il escorte les sorcières. J’ai l’impression que ce soir, Mes demoiselles Sylvie et Ivy sont aussi populaires que Mlle Edith », dit-il en désignant l’autre extrémité de la salle.   

Brian regarda dans la direction indiquée et aperçut en effet les sorcières. Elles-aussi avaient l’air très rigides dans les robes qu’Edith leur avait procurées à la dernière minute.  Mais cela n’enlevait rien à leur charme : elles semblaient encore plus belles que la Perle de la région du Nord.

– « Ces gens ne sachant pas qui elles sont, Hache-de-Fer n’est pas là pour les protéger », répondit Brian.  

Sir Eltek secoua légèrement sa barbe :

– « Oh, vous croyez ? »

– « En réalité, il protège les nobles. Si jamais Mlle Ivy s’énerve, ils risquent d’avoir à en pâtir. »

Tous deux se regardèrent et se mirent à rire.

– « Vous voyez ? Vous voici détendu à présent, et beaucoup plus naturel. »

Brian resta un moment figé sur place :

– « Je vous remercie! »

– « Je vous en prie », répondit-il. Il fit signe à un serviteur, prit un verre de vin et demanda à Brian : « Voulez-vous boire quelque chose ? »

– « Non… Sa Majesté a dit qu’un militaire ne devait jamais boire de vin lorsqu’il était en service. »

– « Pas du tout ? Même pas durant ses moments de repos ? »

– « Non. C’est le règlement. »

– « Dans ce cas… », répondit Sir Eltek en prenant une gorgée de vin. « C’est bien dommage. »

– « Croyez-vous que Mlle Edith ait dit la vérité ? » Demanda Brian, hésitant.

– « À quel sujet ? »

– « Elle prétend que lorsqu’un chevalier se trouve à l’extérieur, il représente Sa Majesté. Aussi ne doit-il pas refuser comme bon lui semble lorsqu’on l’invite par courtoisie. »

– « Hmm… C’est exact », acquiesça Sir Eltek.

Brian, qui se sentait abattu, lui dit soudain :

– « Je ne suis pas qualifié pour être chevalier. Jamais je ne pourrai être aussi naturel et détendu qu’elle en de pareilles occasions. »

– « C’est normal », répondit Sir Eltek en écartant les mains. « Certaines personnes sont naturellement douées pour cela, d’autres non.  En effet, lorsqu’un chevalier participe à une réception, il peut apporter à son Seigneur la gloire, les louanges et même des avantages diplomatiques. Cependant, cela n’a rien à voir avec la chevalerie. Regardez mon fils! Il n’est pas doué du tout pour ce qui est de se comporter en société. »

– « Vous voulez parler de Lumière du Matin ? »

– « Oui, il fréquente rarement l’aristocratie et lors des réceptions données par le Seigneur, il est souvent absent. Cependant, personne ne peut nier que c’est un excellent chevalier. »

– « Je ne connaissais pas ce côté de M. Ferlin », dit Brian, très surpris.

– « Il y a beaucoup de choses que vous ignorez à son sujet », répondit Sir Eltek en riant. « Mon fils a la tête plus dure qu’une pierre. Il m’a rendu fou de rage en épousant une femme du peuple. Sur le moment, j’ai coupé les ponts avec lui mais je me suis aperçu que j’avais tort. Quoique son épouse n’ait aucun titre de noblesse, elle a autant de qualités qu’une aristocrate. À l’époque, cela a dû être très dur pour tous les deux. » Sur ce, le chevalier coupa court et changea de sujet : « J’ai entendu dire que vous aviez mené une rude bataille pour protéger les réserves de grain de La Cité Sans Hivers ? »

– « Hmm… En réalité, c’est Dame Rossignol qui les a arrêtés. Sans elle, je crois bien que je serais mort dans les soubassements », répondit Brian, légèrement embarrassé.

– « Vous avez au moins eu le courage d’essayer. La plupart des nobles n’en ont que le titre, mais lorsqu’il s’agit d’affronter un ennemi, ils se défilent. Ce n’est certainement pas pour vos compétences sociales que Sa Majesté vous a fait chevalier. Vous mériterez votre titre aussi longtemps que vous resterez qui vous êtes. »

– « Je vois », dit Brian, sincèrement touché. « Merci pour vos encouragements. »

– « Simple conversation amicale entre nous. Vous me rappelez tellement Ferlin que je n’ai pas pu tenir ma langue », répondit Sir Eltek en caressant sa barbe.

Il y eut un moment de silence, puis Brian demanda d’une voix étouffée :

– « Est-il vrai, comme l’a également souligné Mlle Edith, que les nobles ont des activités sociales monotones et ennuyeuses ? »

Le Chevalier le regarda, intrigué :

– « On dirait que cette jeune femme vous intéresse, je me trompe ? »

– « Non, non, je suis simplement curieux », répondit Brian en agitant la main. « À la voir, on ne dirait pas qu’il y a un moment encore, elle désapprouvait ce genre d’activités. »  

– « Que dire, sinon qu’il y a des gens capables de gérer les choses à la perfection, même lorsque cela leur déplaît. Mlle Edith est sans doute l’une des meilleures dans ce domaine. »  

– « Comment peut-on exceller dans quelque chose que l’on n’aime pas ? »

– « C’est plutôt courant », répondit Sir Eltek en haussant les épaules. « Ces personnes sont douées dans de nombreux domaines, mais cela ne signifie pas qu’elles font les choses par plaisir. Cette demoiselle étant la fille d’un Duc, briller en société est une qualité innée chez elle. »

– « Sa Majesté aurait grand besoin de quelqu’un comme elle », soupira Brian.

– « Peut-être », répondit Sir Eltek d’un air évasif, « mais cela ne veut pas dire que Sa Majesté n’a besoin que de personnes comme elle. Je vous l’ai dit, nul ne peut exceller en tout. L’énergie humaine ayant ses limites, il vaut mieux vous focaliser sur ce pour quoi vous êtes doué plutôt que de chercher à savoir tout faire. C’est précisément pourquoi vous êtes bien considéré par Sa Majesté et… » Le chevalier s’interrompit un instant avant d’ajouter : « D’après les changements que j’ai pu voir à la Cité Sans Hiver, je pense qu’il sait parfaitement ce qu’il fait. »