Sur la mer à l’est de l’archipel des Fjords, une tempête se préparait.
De temps à autres, la foudre frappait les nuages bas et sombres et au loin, le tonnerre roulait, assourdi. On aurait dit que les dieux étaient en colère.
L’humeur d’Heidi Morgan aussi était à l’orage.
Depuis qu’elle avait envoyé Ivy et Plume dans la région de l’Ouest, elle n’avait encore aucune nouvelle.
Elle savait très bien qu’il n’était pas facile d’envoyer des messages à pareille distance, cependant, Honey se trouvait elle-aussi dans la Région de l’Ouest : elles auraient parfaitement pu la menacer et lui dérober un messager.
« Que se passe-t-il exactement sur les terres de ce Seigneur ? » Se demandait Heidi qui, irritée, s’empressa de refermer la fenêtre pour ne plus entendre les hurlements du vent.
Pour elle, les choses allaient de mal en pis. Depuis que Tilly avait lancé “les Sortilèges de l’Île Dormante”, toutes les sorcières auxiliaires s’étaient rangées de son côté et les faits parlaient d’eux-mêmes : les habitants des Fjords avaient de plus en plus besoin de leurs talents, contrairement à ceux des sorcières de combat. Étant donné que pour le moment, il n’y avait pas d’ennemi à affronter dans cette région, les chambres de commerce locales ne louaient les services des sorcières qu’à des fins commerciales et pour créer de nouvelles routes maritimes.
De ce fait, le statut des auxiliaires avait rapidement augmenté. Elles étaient pratiquement à égalité avec les combattantes.
Par ailleurs, il y avait également sur l’île des gens ordinaires.
« Bon sang, comment n’y ai-je pas pensé », se dit amèrement Heidi.
Elle s’imaginait qu’en tant que représentante permanente des sorcières de combat, elle ne serait jamais distancée par Tilly, étant donné qu’il n’y avait sur l’île que deux groupes de personnes. Cependant, avec le flux croissant des immigrants ordinaires, un troisième groupe avait fini par se former. Ces gens, qui n’étaient influencés que par les commerçants locaux, ne reconnaissaient que Tilly et n’avaient confiance qu’en elle. Par voie de conséquence, la Princesse s’absentait régulièrement pour visiter les autres îles où elle était reçue comme une invitée de marque, en particulier depuis qu’elle avait gagné le soutien de Tonnerre.
À cette pensée, Heidi entra dans une rage folle, persuadées que Tilly profitait de la promotion de son association pour se faire des amis et, du même coup, accroître son influence.
À ses yeux, Tilly trompait tout le monde et peu à peu, vendait le foyer des sorcières aux personnes ordinaires.
« Si les choses continuent ainsi, jamais je ne pourrai prendre sa place », pensa-t-elle.
Pour la première fois, Heidi s’aperçut qu’elle était presque démunie face à une jeune fille de vingt ans. Son intention de quitter l’Île Dormante avec les sorcières était plus forte que jamais. Elle était sur le point d’aller trouver Camilla, l’Intendante en Chef de l’île, pour lui demander quand la Jolie Dame serait en mesure de les emmener dans la Région de l’Ouest lorsque soudain, la porte s’ouvrit.
– « Madame, j’ai quelque chose d’urgent à vous dire! » Dit Céleste en entrant en coup de vent dans la pièce, l’air anxieux.
– « Que se passe-t-il ? »
Voyant l’expression de son visage, Heidi fut surprise car en plus d’être la plus compétente, Céleste la suivait depuis la création de son association.
– « Une nouvelle sorcière vient d’arriver sur l’île. Il paraîtrait qu’elle s’appelle Annie! »
– « Et alors ? » Demanda Heidi, confuse. « Il n’est pas rare que des sorcières sauvages se réfugient à l’Île Dormante après en avoir entendu parler par des marchands. »
– « Je l’ai déjà rencontrée. Elle est originaire du Royaume de Wolfheart! » répondit Céleste d’une voix étouffée.
Soudain, un éclair déchira le ciel!
Le cœur de Heidi sauta un battement. Aussitôt, elle comprit ce que Céleste entendait par “urgent”.
– « Vous voulez dire qu’elle fait partie de celles qui ont été rejetées par l’Association du Croc Sanguinaire ? C’est impossible! Il doit s’agir d’un homonyme. »
– « C’est également ce que j’ai cru, mais comme elle ressemblait étrangement à celle que j’ai rencontrée il y a plusieurs années, je me suis cachée dans la foule pour l’observer tandis qu’on la conduisait au palais. »
– « En êtes-vous certaine ? »
– « Madame, je ne me souviens pas de toutes les sorcières, cependant cette Annie avait quelque chose de spécial… Lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois, elle était avec une amie : Ivy. » Céleste serra les dents et poursuivit : « Tout au long du chemin, Ivy pleurait et voulait aller retrouver Annie. Cela m’a marquée, c’est pourquoi je me suis souvenue d’elle. »
– « Comment est-ce possible ? Elles sont supposées être… »
Heidi agrippa le col de Céleste : « L’auriez-vous laissée partir ? »
– « Non, madame, j’ai agi selon vos instructions. Croyez-moi, jamais je ne vous aurais trahie! » se défendit la sorcière.
Heidi la regarda dans les yeux puis, lentement, desserra son étreinte :
– « Que lui est-il arrivé ? Vous venez de dire qu’elle a été emmenée au palais. »
Céleste reprit son souffle :
– « On aurait dit qu’elle avait attrapé la peste froide. Elle avait l’air sérieusement malade. Le palais a envoyé quérir Della. »
– « Della peut soulager un patient en supprimant la douleur et non guérir la peste froide », dit Heidi en faisant les cent pas dans la pièce. « Tilly n’est pas sur l’île actuellement, n’est-ce pas ? »
– « Non. Elle est partie voilà deux jours pour l’Île aux Deux Dragons. J’ai l’impression qu’elle est très occupée à préparer l’exploration maritime. »
Heidi s’arrêta de marcher :
– « Allez chercher Crépuscule et demandez à Sandy de se renseigner davantage. Comme elle n’a jamais vu Annie, elle ne la reconnaîtra pas. »
– « Bien Madame! »
La pluie avait commencé à tomber et les gouttes tambourinaient sur la fenêtre. Heidi était assise à son bureau, silencieuse tandis que Céleste et Crépuscule se tenaient à l’écart, attendant ses ordres. L’atmosphère était plutôt tendue.
Soudain, des pas précipités se firent entendre : la porte s’ouvrit, puis se referma aussitôt.
Sandy s’appuya contre la porte, ôta ses vêtements mouillés, son chapeau de paille et poussa un long soupir :
– « Cette sorcière appelée Annie est déjà endormie. D’après Della, elle ne va pas bien du tout. La maladie ayant déjà infecté ses poumons, elle devait être souffrante depuis un bon moment. »
– « Et que compte faire Camilla ? » Demanda Heidi d’un ton grave.
– « Elle prétend qu’il y a, dans la Région de l’Ouest du Royaume de Graycastle, une sorcière capable de guérir toutes sortes de maladies. Dès que la pluie se sera arrêtée, elle a l’intention d’y envoyer Annie. »
Heidi était si furieuse qu’elle faillit en rire. Jack le Borgne demandait près de cent Royals d’or pour un simple aller-retour dans les Fjords. Camilla avait toujours trouvé des excuses pour refuser ses demandes de voyage vers les autres îles ou le Royaume de Graycastle et voilà qu’à présent, elle était disposée à louer la Jolie Dame pour une sorcière étrange et inutile ?
Par ailleurs, Si Annie venait à rencontrait Ivy dans la Région de l’Ouest, tous ses actes seraient révélés aux grand jour, ce qu’elle ne pouvait absolument pas tolérer.
D’une manière ou d’une autre, elle devait absolument contraindre Annie à rester sur l’île ou la faire taire à jamais.
Réprimant sa colère, Heidi se tourna vers Crépuscule.
– « Vous avez le pouvoir de la faire dormir pour toujours, je me trompe ? »
La sorcière tressaillit :
– « Vous voulez parler de la Graine du Repos Éternel ? Oui, bien sûr, mais pourquoi… »
– « Parce que cette fille a trahi l’Association du Croc Sanguinaire. Vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage mais sachez seulement que ce qu’elle a fait est impardonnable », coupa Heidi, impatientée.
– « Est-elle aussi une sorcière de combat ? Pourquoi ne pas attendre Tilly avant de prendre la décision ? Si jamais quelqu’un le découvre, nous aurons des ennuis », dit Crépuscule.
Heidi plissa les yeux :
– « C’est à l’Association du Croc Sanguinaire de s’occuper de celles qui la trahissent. Si nous la remettons à Tilly, croyez-vous que cette jeune fille naïve la punira ? Mais enfin, que vous arrive-t-il ? Oseriez-vous désobéir à mes ordres ? »
– « Bien sûr que non Madame » répondit Crépuscule. « Je ferai ce que vous voulez de cette traîtresse. »