Le lettré Man de Changhua avait installé une école à Yuhang*. Un jour, il se rendit au marché du centre de la ville. Passant au pied d’un pavillon qui dominait la rue, il reçut sur l’épaule une écorce de litchi tombée de là-haut. Levant la tête, il regarda: c’était une toute jeune courtisane qui était accoudée au balcon. Cette fille à la beauté étrange rendit fou le lettré qui ne pouvait en détacher les yeux. La belle lui décocha un sourire en baissant la tête, et se retira à l’intérieur. Il essaya d’obtenir des renseignements sur elle et apprit qu’il s’agissait de Xihou, courtisane de la maison Jia, et sa renommée la mettait à un prix si élévé qu’il crut impossible de réaliser son espoir.
De retour à son studio, il pensa à elle toute la nuit sans pouvoir fermer l’oeil. Le lendemain, il alla la voir après avoir fait passer d’abord sa carte de visite. Au cours de cette rencontre, il fut enchanté de leur conversation, ce qui acheva de lui faire perdre la tête. Il essaya d’emprunter de l’argent à ses amis sous un prétexte quelconque. La somme réunie, il se rendit chez la fille qui lui réserva le plus chaleureux accueil. Couchés l’un près de l’autre, la tête sur l’oreiller, il imrovisa ce poème:
De cire fondue inondé
Le chandelier indique l’approche de minuit.
Sur l’oreiller parfumé d’orchidée
Nous échangerons à voix basse nos pensées.
Une parure de phénix de phénix ornera demain
Ta nouvelle coiffure d’enchanteresse.
Ce ne sera qu’un nuage qui flotte en passant;
Comment pourrais-je renouveler le rêve de Chu**
d’antan?
Xihou, profondément touchée lui dit:
-Quoique j’appartienne à un rang inférieur, j’ai toujours voulu servir un homme selon mon coeur. Vous qui n’êtes pas encore marié, pouvez-vous me prendre comme maîtresse de maison?
Fou de joie, le lettré lui fit promettre de renforcer leur alliance. Xihou, très heureuse aussi, lui confia:
-Je sens que j’ai quelques dispositions pour l’art de rimer. J’essaie quelquesfois de composer des poèmes quand je suis seule. Mais mon art est encore si malhabile que mes vers pourraient faire rire de moi. J’espère que vous me donnerez des leçons quand nous serons mariés.
Elle lui demanda alors quelles propriétés possédait sa famille.
-Nous n’avons qu’une cinquantaine de mu de terre médiocre et quelques maisons délabrées, fit-il.
-Quand je serai votre épouse, je resterai toujours auprès de vous. Vous n’aurez pas besoin d’aller faire le maître d’école. Avec quarante mu de terre nous devons nous suffire et, sur les dix autres, nous planterons des mûriers. Et moi, je tisserai cinq pièces de soie qui pourront servir à payer les impôts en temps de paix. Nous vivrons tous les deux chez nous, porte close. Pendant que cous étudierez, moi je serai auprès de mon métier à tisser. Quand nous aurons du temps de libre, nous profiterons de nos loisirs pour boire du vin et composer des poèmes; nous nous sentirons plus riches qu’un marquis possédant un fief de mille foyers!
-Quel est donc à peu près le prix de votre personne ? demanda le lettré.
-Pourra-t-on satisdaire l’avidité de la vieille? Je pense que deux cents taëls suffiront. Malheureusement j’étais trop jeune pour savoir thésauriser; j’ai tout donné à la matrone et je suis fort peu nantie. Pourtant, si vous pouvez récolter cent taëls, cela devrait faire l’affaire.
-Ma situation n’est pas brillante, comme vous le savez, dit-il. Comment obtenir cent taëls par mes propres moyens? J’ai un ami intime, préfet dans le Hunan qui m’avait invité à aller le voir; en raison de la distance, j’ai toujours hésité à entreprendre ce voyage. Maintenant, à cause de vous, j’irai lui demander son concours. Je rentrerai probablement dans trois ou quatre mois; attendez-moi avec patience.
Xihou accepta sa proposition, et le lettre, abandonnant son école, entreprit le voyage vers le sud. Quand il fut arrivé sur les lieux, il apprit que son ami, impliqué dans une affaire, avait été révoqué et habitait dans une humble maison. Ruiné, il ne pouvait plus lui offrir l’hospitalité. Dépourvu de tout, et dans l’impossibilité de retourner dans son pays, le lettré accepta la place de maître d’école dans la localité. Trois ans s’écoulèrent sans qu’il pût avoir l’espoir de rentrer chez lui. Or, il arriva qu’ayant donné quelques coups de bâton à un élève en guise de punition, celui-ci se suicida en allant se jeter à l’eau. Le père, affigé de la mort de son fils, intenta un procès au maître qui fut jeté en prison. Heureusement d’autres élèves lui témoignèrent de la compassion et, trouvant qu’il n’était pas responsable du suicide, lui apportèrent souvent des provisions de bouche, si bien qu’il ne souffrait pas trop de sa détention.
Depuis sa séparation avec le lettré, Xihou, ayant fermé sa porte, ne recevait plus aucun visiteur. Sachant qu’il n’y avait rien à faire, la vieille la laissait tranquille provisoirement.
Mais, un riche marchand, grand admirateur de Xihou, envoya une entremetteuse auprès de la matrone pour obtenir la main de la belle à n’importe quel prix. Xihou refusa.
Ce marchand, étant allé au Hunan pour affaire, prit des renseignements sur le lettré. Juste au moment où celui-ci allait être élargi, le marchand offrit de l’argent au fonctionnaire en exercice pour que son emprisonnement soit prolongé. Au retour, il alla chez la vieille pour lui annoncer que le lettré était décédé en prison. Comme Xihou mettait sa parole en doute, la veille dit:
-Que le lettré Man soit mort ou vivant, pourquoi donc t’obstines-tu à vouloir passer ta vie habillée de grosse toile et coiffée comme une servante? N’as-tu pas envie de faire bonne chère et de porter de jolies robes?
-Si Man est pauvre, son âme est pure. Je ne désire pas vivre avec un méprisable marchand. D’ailleurs des rumeurs glanées en chemin ne sons pas convaincantes!
Pour faire perdre tout espoir à Xihou, le marchand demanda à un de ses confrères de fabriquer une lettre que le lettré serait censé avoir écrite avant sa mort et de l’envoyer à Xihou. La lettre reçue, la jeune femme pleura amèrement nuit et jour.
-Je t’ai élevée depuis ta plus tendre enfance avec beaucoup de peine, lui reprocha la matrone. TU n’es femme que depuis deux ou trois ans, tu m’as donc rapporté relativement très peu. Maintenant tu ne veux plus rester dans ton milieu ni te marier; comment vais-je faire pour assurer notre existence?
Prisonnière de toutes ces circonstances, Xihou se vit obligée d’épouser le marchand. Chez lui, elle vivait dans le luxe, comblée de robes et de bijoux. Un an après, elle lui donna un fils.
Bientôt, avec l’aide de ses élèves, le lettré fut relâché, son innocence enfin reconnue, et il finit par savoir qu’il devait au marchand la prolongation de sa détention; il se creusait la tête pour découvrir le mobile de son action. Ses élèves lui ayant donné généreusement ses frais de voyage, il put enfin retourner chez lui.
Quand le lettré apprit le mariage de Xihou, il tomba dans une profonde affliction. Il pria une vieille marchande des rues de faire part à Xihou de son désespoir. A cette nouvelle, Xihou éprouva à son tour un vif chagrin, et se rendit compte de toutes les intrigues montées par le marchand.
Profitant d’une absence de ce dernier, elle tua le nourrisson et s’enfuit chez Man en emportant ses propres biens et laissant tout ce qu’elle tenait du marchand, y compris ses parures.
A son retour, fou de colère, le marchand porta plainte devant le tribunal. Le magistrat, après enquête, ayant admis les circonstances atténuantes, classa l’affaire. Hélas! cette histoire ne diffère guère de celle du retour aux Han du prince de Shouting***. Cependant, partir après avoir tué son enfant est vraiment par trop inhumain!
*Actuellement Hangzhou dans la province du Zhejiang.
**Allusion à un poème de Song Yu de l’époque des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.) qui rapporte qu’un jour le roi de Chu rencontra une fée dans un rêve; celle-ci l’invita à partager son oreiller. Quand ils se séparèrent, elle lui dit: ” Ce sera comme le passage d’un nuage au matin et celui d’une pluie le soir”, d’où l’expression ” Le nuage et la pluie” pour symboliser l’union amoureuse de dexu êtres.
*** Il s’agit de Guan Yu, général du Royaume de Shu Han(221-263), rendu célèbre par sa droiture et sa loyauté envers Liu Bei, roi de ce pays.