LiangZhu | 良渚
A+ a-
Volume 3 / Chapitre 1
Volume 2 / Chapitre 19 Menu Volume 4 / Chapitre 1

Tant attendu, le grand rituel se déroula comme prévu. 

En tenue de cérémonie, tous se rassemblèrent sur la grande place, au milieu de laquelle une tribune était édifiée. Sur celle-ci, une tête de veau et une tête de cochon peintes en rouge vif étaient exposées sur une table en bois. 

Liang savait que, si la tribu consommait peu de viande habituellement, la chasse avait été si fructueuse cette année-là que, pour remercier le Ciel et la Terre de leur protection, ils décidèrent d’en sacrifier. 

Sous un soleil radieux, les offrandes faites au Ciel – des plumages et des fourrures accrochés aux bouts de piques -, dansaient au vent. 

Au son de la corne, qui résonna dans toute la plaine, tous levèrent pieusement les yeux au Ciel. Au roulement du tambour, le corps couvert de talismans, grand-père Rivière monta alors sur la tribune. 

La cérémonie avait commencé. 

Dans sa tunique blanche en peau de chèvre, avec sa coiffe de jade et son ceinturon chargé de pendentifs, il avait l’air plus que jamais de l’émissaire des Esprits. 

Une fois sur scène, il entonna un chant de louange, prenant le Ciel et la Terre à témoin. La foule reprit en cœur : 

« Ô Ciel, nous chantons ta bonté et ta justice / Nous louons ta sagesse et ta générosité / Nous vénérons ta puissance / Fils et filles du grand Patriarche se prosternent ici-bas devant Toi / Accepte nos offrandes / Ce gibier, ces fruits et ces graines / Nous prions qu’ils te réconfortent / Ô Vous, Esprits du plus haut des Cieux, accordez-nous votre protection. » 

Tout à tour, il leva les yeux au Ciel et cogna la tête au sol, tout en priant et en chantant ; puis il se redressa et, brandissant un disque en jade blanc, proféra des paroles magiques aux quatre vents. À chacun de ses pas, le cliquetis des talismans sonnait comme des Esprits s’adressant à lui. 

Le disque à la main, d’un grand geste, il commanda à la foule d’entonner la prière des offrandes célestes. 

Le concert de leur voix couvrit le roulement du tambour et le chant de la corne, et s’éleva jusqu’aux nuages. À trois reprises – chacune plus forte, plus exaltée -, il sembla qu’un fleuve sonore s’écoula du Ciel, que les Esprits illuminèrent le monde de leur bonté, touchant le cœur de toutes les créatures qui s’y baignaient. 

Sur la tribune, grand-père Rivière était agenouillé, la tête posée contre le disque qu’il brandissait ; quand, sur la place, du fond de son cœur, la foule continuait de chanter les louanges célestes de la tribu à plume : 

« Ô Ciel infini / Ô Dieu miséricordieux / Fais prospérer la vie sur Terre / Et inonde-nous de ta lumière / Que les forêts soient luxuriantes / Que fleuves et rivières jamais ne se tarissent / Que notre bétail soit fertile. » 

« Ô Ciel infini / Ô Dieu miséricordieux / Fais prospérer la vie sur Terre / Fais que nos cœurs soient touchés par ta vertu / Emplis de gratitude envers les Esprits / Et que, par les monts et par les rivières / Nos enfants abondent et se multiplient. » 

Grand-père Rivière posa le disque. 

Il se saisit d’un écrin de jade blanc – long, rectangulaire et percé en son centre, chaque face gravée de motifs variés (canevas, tête d’homme et de bête, totem du Dieu à Plume, symbolisant la transmission de la vie) et procéda au rite de la prosternation devant la Terre. 

Et à nouveau, brandissant l’écrin des deux mains, il se mit à danser sur la tribune, en chantant, en récitant ; et à nouveau, la foule reprit en cœur ses paroles, le concert de leur voix résonnant puissamment, par delà la forêt, par delà les montagnes : 

« Ô Terre, vénérable et tragique / Nous chantons ta bonté et ta fertilité / Toi qui enfantes et nourris les hommes et les animaux / Qui supporte les montagnes, les fleuves et les ruisseaux / Les forêts luxuriantes et les prairies fleuries / Fils et filles du grand Patriarche se prosternent devant Toi / Accepte nos offrandes / Ce gibier, ces fruits et ces graines / Nous prions qu’ils te réconfortent / Ô Vous, Esprits de la Terre, accordez-nous votre protection. » 

Sur la tribune, grand-père Rivière s’agenouilla longuement et, soulevant l’écrin des deux mains, cogna sa tête contre le jade. Sur la place, du fond de son cœur, la foule continua de chanter les louanges de la Terre – célébrant ses gorges, ses fleuves et ses montagnes. 

« Vaste Terre / Dont les Esprits bienveillants / Nourrissent la vie inextinguible / Des hommes et des animaux / Que célèbre la symphonie des oiseaux. 

De Toi jaillit la source qui s’écoule des sommets / Fleurissent les fleurs au printemps / Mûrissent les fruits des arbres de la forêt / De Toi émanent les parfums de la prairie jusqu’à l’horizon. 

Vaste Terre / Dont les Esprits bienveillants / Nourrissent la vie inextinguible / Des hommes et des animaux / Dont les troupeaux de vaches et de moutons / Les canards sauvages sur les eaux du Grand Lac / Et les faisans dorés dans les alpages. 

Le cœur empli de piété / Nous te louons ô Terre / Vaste, profonde et féconde. » 

Ainsi chantaient-ils, le visage illuminé, galvanisés par la vitalité de la Terre, dont ils se sentaient traversés. 

Grand-père Rivière, lui, restait agenouillé. Quand il se redressa enfin, plutôt que de finir le rite aux quatre vents, il leur fit face et, d’une voix tragique, chanta d’un seul souffle : 

« Vaste Terre / Terre féconde / Célèbre la naissance du nouveau sorcier. » 

À ces mots, la foule se fit silencieuse. 

« S’est-il trompé de paroles », se demandèrent-ils. 

Il continua : « La voici qui approche à pas lents, sous les auspices des Esprits », et, par delà la foule, son regard se fixa au loin. 

Tous se retournèrent d’un seul homme et, suivant son regard, ils aperçurent, subjugués, une figure vêtue de blanc marcher lentement vers eux, au milieu d’une nuée de papillons blancs (un mystère en hiver) et flanqué d’un paon blanc (un oiseau rare et sacré). 

« Par les Esprits du Ciel ! », murmura-t-on dans la foule. 

« Voici venu notre nouveau sorcier », s’exclama grand-père Rivière. 

« Une femme… ?! », marmonnèrent plusieurs. 

« Maman ! », s’écria Liang, saisi d’effroi, les yeux écarquillés. 

D’un pas lent, elle fendit la foule – déconcertée par la vision d’une femme en tenue de sorcier, et qui n’était plus simplement la mère de Liang, mais le médium inviolable de la force des Esprits. Elle avança, sûr d’elle-même, ignorant les regards incrédules, enveloppée par une aura mystique. 

Vêtue d’une tunique et d’une peau de chevreuil, coiffée d’un pendentif en jade blanc – une pierre chaude et cristalline – se balançant sur son front, elle marcha calmement vers la tribune, indifférente au commun des mortels, et oublieuse de son propre fils. 

À la demande de grand-père Rivière, le chef produisit l’Instrument – un demi- disque en jade blanc superbement ciselé, attaché à un bâtonnet et un collier, et sur lequel étaient gravés les motifs cryptiques d’une chimère, d’un côté, du Patriarche de la tribu, de l’autre (qui, d’une paire d’ailes déployées, s’apprêtait à s’envoler), ainsi que de canevas et de nuages en filigrane. 

Solennellement, grand-père Rivière l’enfila autour du coup du nouveau sorcier. 

Une brise souffla sur la tribune. Au cliquetis des jades, le temps d’un instant, on crut entendre : 

Le sorcier est mort, vive le sorcier

Tout à coup, grand-père Rivière leur apparut comme un vieil homme émacié, pâle, et tremblotant, si frêle qu’à tout moment, il pouvait être balayé au moindre coup vent, et ne tenant debout qu’avec l’aide du chef. 

De mémoire d’homme, on n’avait jamais vu ça. Pour la première fois, sous les regards incrédules, une femme exécuta le rite des quatre vents. 

Brandissant tour à tour chaque Instrument – l’écrin, la tablette, le sceptre de jade et le talisman d’ambre -, elle apaisa les quatre directions. Majestueusement, sa tunique blanche flottant au vent, elle entonna la litanie. Au son de son chant, le paon se mit à danser, les papillons blancs à vibrionner, tandis qu’une brise parfumée traversa la grande place. 

De sa voix mélodieuse, tel un cours d’eau serpentant par les nuages, tel une symphonie des Esprits chantant aux cimes de la forêt : 

« Aux Dieux des quatre vents, je m’introduis / Nouvelle sorcière je suis / Émissaire ancestrale de la volonté du Ciel et de la Terre / J’écoute les Esprits / Et leur fait part des souffrances de la tribu / Guérisseuse des cinq Qi / Praticienne des cinq Arts / Je console les âmes / Et j’apaise les quatre 

directions / Pour que prospère nos récoltes / Que soit fécond notre bétail / Que le vent et la pluie nous soient favorables. 

Ô membres de la tribu à plume / Vénérez les Esprits / Livrer vos jades, vos têtes de bétails, vos graines et vos fruits en offrandes / Pour montrer votre dévotion / Nous prions qu’ils vous réconfortent / Ô Esprits du Ciel et de la Terre. 

Accordez-nous votre protection. » 

Au son de sa voix claire et mélodieuse, à la danse du paon et des papillons, à la caresse des quatre vents, au cliquetis des talismans, on eut dit que les Esprits descendaient parmi eux. 

À cet instant, la corne et le tambour retentirent à nouveau ; et tous se mirent à chanter. 

Puis vint la danse des offrandes, exécutée par quarante-neuf danseurs sur la grande place. 

Elle était composée de plusieurs scènes, illustrant la chasse, la pêche et la cueillette, au rythme tour à tour frénétique et langoureux. Pendant qu’ils dansaient, Liang regardait Zhu, qui se livrait entièrement, comme si elle priait avec son corps. 

Zhu mena la chorégraphie, imitant le taureau puissant, le noble éléphant et le chevreuil bondissant, dansant avec la vitalité d’un jeune fauve, au rythme endiablé du tambour. 

Derrière elle, les autres danseurs se donnaient avec la même ferveur, bondissant, tournoyant, s’inclinant et bondissant à nouveau. 

De son corps svelte, elle imitait les gestes de la cueillette et de la pêche, jetant son filet dans les eaux du Grand Lac, envoûtant la tribu de son élégance et de son énergie, jusqu’au bouquet final. 

Dans le public, certains battaient le rythme avec des branches, d’autres se mettaient à hurler, enfiévrés par l’atmosphère de liesse. Parées de pardessus à plume et de ceinturons en peau de bête, les femmes qui ne dansaient pas entonnaient la chanson des quatre vents, ou percutaient les ustensiles qu’elles avaient sous la main. 

… … … 

Le soir, après la cérémonie, ils allumèrent des feux sur la grande place. Dans une ambiance paisible et chaleureuse, certains dansèrent en couple au vacillement des flammes, d’autres y firent cuire du gibier, d’autres encore des pots de soupe, après avoir installé des grilles en bois au-dessus du bûcher. 

« Ta mère est une sorcière et tu ne savais pas ? », demanda Zhu, sur un ton humble et respectueux. « Comment est-ce possible ? » 

« Maman sort très peu. Elle aime le calme et mène une vie simple. Comment pouvais-je deviner que les Esprits célestes la choisiraient », dit Liang en observant le Ciel. Au crépuscule, les premières étoiles commençaient à scintiller, par delà les nuages qui défilaient. « C’est sa destinée. » 

« Regarde comme elle s’éloigne, accompagnée de son paon blanc. C’est vraiment beau », dit Zhu. 

Elle allait en silence, le visage calme et serein, prenant congé de la foule. Dans son sillage, plusieurs personnes marchaient derrière elle en portant un plateau de fruits, à la suite de grand-père Rivière qui, lui aussi, était silencieux – et semblait plus vieux que jamais. 

Solitaire, énigmatique, la vie d’un sorcier était très différente de celle du commun des mortels, lequel jamais n’avait accès à son cœur mystérieux. 

« Raccompagnons maman à la maison », s’exclama Liang en se levant. Sorcière ou pas, sa mère serait toujours sa mère, et il savait qu’elle n’aimait pas manger du gibier au milieu d’une foule, mais préférait sa soupe de champignons, au calme, dans sa chaumière. 

« Allons-y », dit Zhu, se levant à son tour. 

À l’entrée de chez elle, la sorcière accepta le plateau de fruits, puis, s’adressant à son entourage : « Vous pouvez rentrer chez vous. Liang et Zhu, vous aussi. » Et, sur ces mots, elle disparue à l’intérieur, accompagnée de son paon blanc. 

« Elle a l’air d’une déesse », s’extasia Zhu, « son cœur pur est inaccessible. » 

« Zhu ! », dit Liang, pris soudainement d’un grand trouble. 

« Quoi ? » 

« C’est toi ma déesse », et il lui prit la main. Après le départ de sa mère et de son sillage, il n’était plus que tous les deux, sous un rosier. 

À la regarder danser, un peu plus tôt, imitant un jeune fauve, puis une nymphette, il lui sembla que son corps était alors animé d’une force inextinguible. Sous le rosier, il ne put résister à l’envie de l’embrasser. 

Pressée contre lui, il sentit sa poitrine ferme et généreuse, au rythme haletant de sa respiration. Quand il enfouit sa tête entre ses seins, il l’entendit soupirer langoureusement. 

Longtemps frustré, leur désir sembla jaillir comme un geyser nocturne. Son amulette – une dent de léopard – dans sa bouche, il embrassa ses seins, brûlants comme Mercure. Échaudé par le souffle ardent des brasiers, une irrépressible envie se saisit de son corps tout entier. 

« Zhu… », soupira Liang. 

« Liang… » 

Ses lèvres, telles un jeune fauve affamé, couvrirent sa peau vaste et inconnue, à la recherche de ce mystérieux objet que, en son cœur il pressentait. Tendres, calleuses, tremblantes, ses mains de chasseur palpèrent à l’envie ce nouveau continent. Foudroyés par des spasmes de joie, il soupira de plaisir – au nirvana. 

« Zhu… », soupira-t-il à nouveau, à l’orée de ses lèvres, au creux de ses oreilles. 

« Liang… », au nectar de leurs bouches où leurs langues s’entremêlaient. 

De ses bras sveltes et à la peau de lait, elle enserra son corps puissant, et se donna toute entière à son désir ardent. Quand l’infini roula blanc, de sa nuque à ses reins, elle pensa aux offrandes – sur la tribune, au milieu de la grande place – qu’elle livrait à son Dieu de la guerre, au rythme saccadé du tambour, au chant lancinant de la corne, tandis qu’incessant, il avançait et reculait, encore et encore. 

Sous le rosier, au scintillement pudique des étoiles lointaines, Liang découvrit enfin – à travers le corps de Zhu -, la véritable joie de la chasse. Libérée du sang et de la mort, la joie pure qui succède au triomphe. 

Cette joie était pour lui une expérience nouvelle et, tandis qu’il sentait Zhu frémir dans ses bras, la vie lui sembla prendre une nouvelle dimension. Il méritait enfin le titre de chasseur – dont l’ultime mission était de défendre un territoire : le corps de Zhu. 

« À quoi penses-tu », chuchota Zhu à son oreille. 

« Tu es le léopard de mon cœur », dit-il, en lui mordillant l’oreille. 

« Non Liang » 

« Pourquoi non ? » 

« Tu es mon Dieu de la guerre. Moi, je suis les offrandes posées sur la tribune », dit-elle gravement. 

À ces mots, elle sentit son cœur traversé d’un sentiment sacré. Prête à se livrer corps et âme à son amour, elle crut pressentir sa destinée. 



Rejoignez-nous et devenez correcteur de Chireads Discord []~( ̄▽ ̄)~*
Volume 2 / Chapitre 19 Menu Volume 4 / Chapitre 1